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Théâtre Montansier : Le Tartuffe

      La Compagnie Yves Beaunesne (>) propose une nouvelle création de l’immortel Tartuffe de Molière dans une mise en scène brillante qui fait un délicieux froid dans le dos. Présenté au Théâtre de Liège début janvier 2022 (>), ce Tartuffe est parti en tournée à travers la France : le Théâtre Montansier à Versailles (>) l’a accueilli en premier dans sa belle salle dès fin janvier.

      Depuis sa première création versaillaise en trois actes à l’occasion des festivités de L’Île enchantée (1664), Le Tartuffe n’a jamais cessé d’intriguer par sa dimension hautement polémique ainsi que par des ambiguïtés morales qu’il engendre pour se couler dans les codes dramatiques en vigueur à l’âge classique. Les metteurs en scène ne se retrouvent jamais à court d’idées pour interroger ce texte impossible à renfermer dans une interprétation définitive qui balaie les précédentes, sans établir avec elles un rapport dialectique. Le 400e anniversaire de la naissance de Molière voit même une curieuse éclosion de plusieurs versions du Tartuffe inscrites toutes dans des projets dramaturgiques aussi différentes quant à leurs choix esthétiques qu’originales dans leurs réalisations scéniques pensées pour relancer son inépuisable renouvellement. Après celle de Macha Makeïeff créée au Théâtre de la Criée à Marseille et celle d’Ivo van Hove donnée à la Comédie-Française, Yves Beaunesne trace adroitement son propre chemin tout en se distinguant de ses confrères tant par une vision très sombre de la famille bourgeoise que par certaines solutions saillantes qui infléchissent radicalement la signification du texte.

Le Tartuffe, mise en scène par Yves Beaunesne, 2022 ©Guy Delahaye

      Il n’est plus dans l’usage de jouer Le Tartuffe dans des tonalités comiques, même si certains propos ne manquent jamais de provoquer quelques rires, aussi légers soient-ils. La dramaturgie contemporaine a amplement retourné la comédie traditionnelle en prenant le contre-pied des procédés farcesques et comiques triomphant à l’époque de Molière. Pour actualiser le texte du Tartuffe, les metteurs en scène dotent en effet ses personnages d’une plénitude psychologique au détriment des caractères ou en révèlent des non-dits et l’implicite en dépassant la logique des passions cartésiennes et ce, pour remettre en cause les convenances sociales qui les font agir selon les bienséances classiques. Yves Beaunesne fait partie de ces metteurs en scène perspicaces qui s’emparent du Tartuffe pour en proposer une relecture troublante. Il déconstruit les scènes plus célèbres pour leur conférer une nouvelle dynamique. Il enferme les personnages dans une solitude collective tout en soulignant leur incompréhension mutuelle et leurs divergences. Ces personnages semblent vivre dans un quasi huis-clos qui les plonge chacun dans une souffrance latente, si ce n’est, pour Orgon, dans une autosatisfaction sourde aux cris de détresse émis par les membres de sa famille. S’il y a peu de place pour le comique, des tensions souterraines entre les personnages qui ne parviennent plus à s’entendre, à commencer par le couple Mariane-Valère, instaurent ainsi une ambiance pesante aux confins de tragique.

Le Tartuffe, mise en scène par Yves Beaunesne, 2022 ©Guy Delahaye

      La scénographie situe l’action dans plusieurs pièces attenantes d’un appartement des années 1960. Elle évoque en demi-teinte ces films à scandale qui représentent le milieu bourgeois fracturé de l’intérieur par des conflits générationnels et des interdits sexuels. Quelque chose de lourd se dégage vite de l’aménagement de la salle à manger qui domine la scène au lever du rideau et qui se transforme, dès le troisième acte, en salon de billard. Une grande table rectangulaire fait un clin d’œil aux repas de famille obligés : si les personnages s’y trouvent réunis avant le début de l’action dans une ambiance bon enfant, ils n’y souperont jamais parce que leurs désaccords les désunissent rapidement en les isolant les uns des autres. La scène de dispute entre Mariane et Dorine se déroule ainsi dans l’intimité d’une chambre située à cour, en apparence séparée de la pièce principale par un grand canapé en cuir marron foncé, symbole d’une certaine idée de luxe pesant propre au monde d’affaires ultra fermé. Le salon de billard plongé dans la semi-obscurité renforce par la suite l’impression qu’une opulence rigide retient les personnages dans un entre-soi autodestructeur. Déroulées sur une estrade installée au fond du plateau, les scènes de messe, qui représentent par ailleurs de sublimes intermèdes musicaux empreints de mysticisme d’ordre catholique, ponctuent les premiers actes. Elles transcendent en même temps l’action pour faire ressortir les scandales de cet entre-soi néfaste avec une déconcertante efficacité, tant au regard de la duplicité de Tartuffe que celle d’Elmire, femme d’Orgon.

      Dans cette ambiance troublante, les comédiens créent des personnages étonnants au regard de configurations interpersonnelles inédites. Ces personnages ne se ressemblent pas : leurs caractères et leurs aspirations secrètes n’ont en fin de compte que peu de choses en commun quand on les considère à travers les yeux d’Yves Beaunesne. Le spectateur se demande souvent avec stupéfaction ce qui les fait vivre ensemble sous un même toit, si ce n’est cette unité fondamentale qu’est la famille bourgeoise âprement attachée aux apparences stéréotypées des représentations sociales. Maria-Leena Junker, dans le rôle de Mme Pernelle, détonne d’emblée avec son parler lent et ses gestes soignés qui lui confèrent un aspect maternaliste en décalage avec l’attitude de la famille, à l’exception notable de son fils Orgon entiché de la fausse bien-pensance de Tartuffe. Cette fois-ci, ce n’est pas elle qui se fâche, c’est elle qui énerve délicatement les autres avec son ton doucereux préoccupé. Ce parti pris, tout à fait convaincant, laisse sourdre la tension tenue à fleur de peau pour la faire éclater à d’autres moments choisis avec précision

Le Tartuffe, mise en scène par Yves Beaunesne, 2022 ©Guy Delahaye

      Jean-Michel Balthazar marche dans les pas de Mme Pernelle : son Orgon semble le plus souvent se contenter d’agacer les autres et de provoquer chez eux des réactions tant soit peu frustrées et ce, d’autant plus qu’il semble ne pas écouter ce qu’ils lui disent. Si Damis, incarné par Léonard Berthet-Rivière, ne manque pas de s’échauffer, Dorine, Mariane et Elmire se trouvent toutes piégées par leur position de femmes soumises à l’autosuffisance désarmante d’un Orgon sourd à leurs propos. Johanna Bonnet crée une servante très agile, débordante d’énergie, mais sans un réel effet sur Orgon malgré sa posture imposante et son ton virulent. La Mariane de Victoria Lewuillon, quant à elle, se laisse aller à une souffrance haletante que la comédienne rend avec une sensibilité feutrée. Noémie Gantier, dans le rôle d’Elmire, donne enfin à la femme d’Orgon cette élégance alerte et énigmatique qui cache sous une apparence distinguée des sentiments autres que ceux qu’elle laisse transparaître à travers une posture maîtrisée : c’est lors de la sublime scène de la table qu’elle finit par profiter du long silence d’Orgon pour céder voluptueusement à la pression de Tartuffe. Dans ce florilège d’individualités finement prononcées, Tartuffe incarné par Nicolas Avinée paraît comme un élément fatal qui fait éclater l’unité de la famille d’Orgon : il s’impose par une présence raffinée en demi-teinte, comme s’il cherchait à s’effacer pour mener ses manipulations à l’abri des regards de ceux qui le soupçonnent d’imposture. La posture très élégante qu’adopte Nicolas Avinée le rend même paradoxalement presque sympathique au sein de cette famille agonisante, en manque de vigueur et d’émancipation.

      Le Tartuffe d’Yves Beaunesne repense l’espace et les relations entre les personnages pour instaurer efficacement une atmosphère crépusculaire. Cette création souligne par-là l’essoufflement étouffant des contraintes sociales qui règlent la vie de la famille d’Orgon manipulée par un Tartuffe séducteur. Si celui-ci représente sans doute une force maléfique, son introduction dans cette famille libère paradoxalement les pulsions feutrées de ses membres et les aide in extremis à se reconstruire sur de nouvelles bases. C’est certes une création singulière, mais remarquable par ce qu’elle révèle sur des rapports négatifs implicites entre les personnages.

Théâtre Lucernaire : Fantasio

      Présentée dans une mise en scène décalée d’Emmanuel Besnault au théâtre Lucernaire (>), Fantasio est une pièce d’Alfred de Musset qui se distingue dans son œuvre dramatique par un fond délicatement subversif. La compagnie L’Éternel Été (>) s’en empare avec un parti pris esthétique bien prononcé en la situant dans un univers explicitement théâtral aussi bien pour jongler avec les codes dramatiques que pour déjouer le mariage loufoque de la princesse Elsbeth, fille du roi de Bavière, avec le prince de Mantoue.

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Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      Avec Fantasio (1833), Alfred de Musset a créé une pièce intemporelle qui détourne la tradition sclérosée de la tragédie classique : il bafoue la rationalité surfaite de l’industrie matrimoniale qui ordonne les mariages princiers dans ce genre de pièces. Si la tragédie classique intègre habituellement une intrigue amoureuse secondaire fondée sur un mariage d’intérêt politique en présentant ses personnages comme doués d’une intelligence supérieure et de sentiments nobles, la propension à la provocation conduit Alfred de Musset à retourner le caractère arbitraire de telles représentations sociales devenues rigides. Dans Fantasio, le prince de Mantoue se laisse en effet aller à un déguisement typiquement marivaudien pour connaître les sentiments d’Elsbeth avec laquelle il souhaite se marier, sauf que la princesse le traite comme n’importe quel homme sans condition, ce qui provoque en lui une violente colère. De plus, quand elle apprend son déguisement, elle se trompe benoîtement en prenant pour le prince de Mantoue le nouveau bouffon Fantasio. Ne serait-ce qu’au regard de ces deux procédés burlesques, Fantasio invite à une ingénieuse remise en question de stéréotypes grinçants et de codes dramatiques. 

      La mise en scène d’Emmanuel Besnault exploite amplement le caractère subversif de Fantasio en accentuant l’aspect théâtral de l’action et en forçant certains traits des personnages. Elle ne ménage que peu de place à la rêverie romantique de Fantasio criblé de dettes et désillusionné par le cours du monde. La fracture métaphysique qui le pousse à prendre la place du bouffon Saint-Jean pour échapper en apparence à ses créanciers ne verse dans aucun sentimentalisme larmoyant : de même, la princesse ne verse dans aucun épanchement pathétique à cause de son mariage conclu selon les intérêts de son père. Ce n’est pas que les propos des deux personnages n’y invitent les comédiens. Entouré de ses amis, puis apparu dans le rôle du bouffon, Fantasio clame fort sa déception du monde et sa lassitude morale tout en allant jusqu’à déclarer solennellement qu’il ne croit pas à l’amour. Elsbeth, quant à elle, ne manque pas de déplorer sa condition qui l’oblige à épouser un homme réputé « horrible et idiot » et de voir ses rêves de jeune fille se briser. C’est qu’Emmanuel Besnault amène les comédiens à adopter des postures tout opposées aux effusions sentimentales connues de la poésie romantique. Comme Musset précipite ses personnages dans des situations burlesques, le jeune metteur en scène les reprend en remodelant pour faire de ces personnages des caricatures fantasques de leur propre état d’âme : le déchirement romantique cède ainsi la place à la dérision qui le résorbe avec finesse pour donner à l’action grotesque une dimension irrésistiblement mordante.

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Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      La scénographie reproduit un décor de cirque dans une mise en abîme énigmatique de la scène transformée en scène de théâtre. En arc brisé, le fond est scindé en deux parties en représentant, à jardin, une entrée en pente, bordée de poteaux blanc rouge, à cour, une estrade fermée par un rideau rouge, qui cache un second espace réservé à un piano et d’autres instruments manipulés par les comédiens eux-mêmes. Le plateau revêtu d’un faux carrelage en noir et blanc contraste avec les deux parties du fond tout en constituant l’espace de jeu principal. Si le jeu subtilement affecté des comédiens transcende cette théâtralité apparente, les costumes nous rappellent à leur tour plus certaines figures classiques de la commedia dell’arte que les rois et les reines conventionnels : le costume bariolé de Fantasio fait un clin d’œil discret à Arlequin, la robe blanche d’Elsbeth, retroussée, évoque tant soit peu celle de Colombine, et l’ensemble pantalon veste noir du prince de Mantoue est une reprise modernisée de l’habit de Lélio. L’efficacité de ces clins d’œil théâtraux omniprésents est relevée par des personnages mystérieux qui apparaissent à certains moments chorégraphiés tout en portant des masques en forme de bec d’oiseau en référence aux médecins de peste. La scénographie ainsi pensée par Emmanuel Besnault invite d’elle-même les comédiens à parodier les personnages tirés par Musset de plusieurs stéréotypes dramatiques usés.

      À travers des attitudes excessives campées dans un univers théâtralisé, les comédiens parviennent à imprimer à leurs personnages une certaine profondeur qui renferme quelque chose d’amer. Lionel Fournier, dans le rôle de l’aide de camp Marinoni, et Manuel Le Velly, dans celui du prince de Mantoue, forment un duo fantasque au regard de la perspicacité timorée du serviteur et de l’infantilité débordante du maître. Leur jeu montre drôlement qu’aucun des deux n’est à sa place : les mouvements et les gestes gracieux de Marinoni et sa délicatesse séduisent autant la princesse Elsbeth dupe de l’échange des rôles que les postures trop enthousiastes du prince de Mantoue imbu de sa valeur personnelle la rebutent rapidement. Si de telles attitudes correspondent à l’idée que l’on peut se faire des deux personnages, la mise en vie d’Elsbeth et de Fantasio surprend par le côté excessivement capricieux de la première et l’assurance froidement provocatrice du second. Elisa Oriol ne crée pas une princesse transie d’impatience et d’angoisse à l’annonce du mariage : elle se laisse aller à des enfantillages dérisoires contraires au maintien altier attendu d’une fille de roi. Benoît Gruel, dans le rôle de Fantasio, déconstruit son personnage représenté habituellement en proie à une rêverie nonchalante en adoptant une posture très agile qui confère à ses propos acerbes et à ses vérités désabusées une force satirique palpitante. L’interprétation des deux comédiens ne laisse pas pour autant de nous persuader que leurs personnages surjouent explicitement leur rôle pour cacher un trouble plus profond qui émeut les spectateurs en sourdine.

      

      Une fois ouverte avec une danse de plusieurs personnages habillés de capes blanches, relevées par des masques de théâtre, l’action prend un rythme endiablé pour se poursuivre sans aucun temps mort jusqu’au dénouement. Les scènes s’enchaînent rapidement tout en étant reliées par des chansons de registres variés et des numéros chorégraphiés qui se superposent efficacement à l’action dramatique pour la prolonger et rehausser son côté théâtral. C’est ainsi que Marinoni et la princesse Elsbeth se laissent aller à une danse sensuelle qui traduit « scandaleusement » leur attirance mutuelle au grand dam du prince de Mantoue. Si la scène de beuverie entre Fantasio et ses amis représente un cliché sans basculer pour autant dans une caricature déplaisante, elle donne clairement le ton : maintenir l’action dramatique à un haut niveau bouffon qui impose à ses personnages une élégance mordante. Tout paraît ainsi tourné de manière à verser dans une dérision à la fois leste et délicate, mais les gestes symboliques détournés ne suscitent en fin de compte que rarement le rire des spectateurs : les postures adoptées par les comédiens et leur jeu entraînant les tiennent davantage en haleine tout en les subjuguant par une prestance éclatante empreinte d’émotions restées en demi-teinte. L’invention de l’action scénique allie ainsi remarquablement la dérision à un burlesque fleuri très élégant.

      Au théâtre Lucernaire, Fantasio dans la mise en scène d’Emmanuel Besnault se distingue par une dramaturgie audacieuse, haute en couleur, qui saisit les spectateurs tout en les emportant dans l’univers déjanté d’une élégance affolante. Ici, la caricature, la dérision et l’ironie les enchantent littéralement. Rien n’est gratuit, rien n’est laissé au hasard, tout fusionne impeccablement dans un ensemble parfaitement homogène. C’est un curieux plaisir pour les yeux et les oreilles ! Il faut absolument aller voir ce spectacle.

Comédie-Française : Le Tartuffe ou l’Hypocrite

      Pour inaugurer la saison Molière mise en œuvre à l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de cette incontournable figure de théâtre français, l’administrateur de la Comédie-Française Éric Ruf a fait appel à Ivo van Hove pour l’inviter à créer Le Tartuffe dans sa version de 1664 en trois actes (>). Le metteur en scène belge, pour lequel c’est la troisième création présentée à la Comédie-Française, après Les Damnés et Electre/Oreste, séduit à nouveau les spectateurs par la précision et la finesse avec lesquelles il remodèle les personnages bien connus de la grande comédie en cinq actes. Grâce à une distribution brillantissime, il retourne l’histoire de la famille d’Orgon tout en explorant les non-dits passionnels et pulsionnels d’un texte comique tempéré à cet égard suivant les bienséances classiques.

      Le texte de la prétendue version de 1664 est en réalité le fruit des travaux de recherche menés par Georges Forestier, qui a tenté de la reconstituer en s’appuyant à la fois sur des témoignages d’époque et sur la méthode de la génétique théâtrale, exposée autrefois dans son ouvrage Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre (1996). Il s’agit en effet d’isoler les étapes dans l’invention de l’action dramatique à partir d’un dénouement souhaité, ce que représente, dans le cas de la tragédie, le sujet de la pièce, le plus souvent exprimé par le biais d’une phrase extraite d’un ouvrage antique (« Titus renvoya Bérénice », Suétone). Cette démarche permet de comprendre ce qui relève de l’amplification ou de l’enrichissement de l’action dramatique pour une pièce déroulée en cinq actes. Il paraît, suivant cette démarche et les témoignages d’époque, que Molière aurait repris Le Tartuffe ou l’Hypocrite en trois actes, interdit en 1664 après seulement trois représentations données à l’occasion des festivités de L’Île enchantée, pour le transformer, vers 1667, en une grande comédie en cinq actes : pour ce faire, il aurait introduit, dans l’intrigue initiale d’une farce type de « trompeur trompé », une intrigue amoureuse fondée sur le procédé traditionnel d’un amour contrarié par les intérêts d’un père. De la version reconstituée de 1664, présentée à la Comédie-Française, l’intrigue amoureuse entre Marianne et Valère ainsi que les deux personnages qui la portent ont précisément été retirés : au lieu de s’achever sur une promesse de mariage, ce Tartuffe débouche sur la seule révélation de l’hypocrisie du personnage faussement dévot.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      Quoi qu’il en soit de la méthode génétique et de l’exactitude du texte de 1664, Ivo van Hove ne fait pas partie de ces metteurs en scène dont les recherches consistent en des reconstitutions historiques ou historicisées : sans surprise, il situe l’action de sa version du Tartuffe à une époque contemporaine qui nous rappelle insidieusement le cadre temporel de ces pièces où Yasmina Reza expose la violence des conflits interpersonnels, comme elle le fait par exemple dans Le Dieu du carnage. Les comédiens sont ainsi habillés d’élégants costumes bourgeois d’aujourd’hui en fonction de leur âge et de leur statut social tenu dans la maison d’Orgon. Si les personnages masculins portent des costumes cravates classiques, la confection de l’habillement des personnages féminins est plus nuancée, amplement révélatrice du rôle de leur féminité dans l’action, comme si le costumier An d’Huys voulait faire un clin d’œil aux propos subversifs de Dorine sur la fausse prude évoquée lors de la joute verbale avec Mme Pernelle : un tailleur sombre pour Dominique Blanc dans le rôle de la servante, un ensemble pantalon et haut pour Claude Mathieu dans celui de Mme Pernelle, et une robe courte, fermée par un simple ruban-ceinture, pour Marina Hands qui incarne une séduisante Elmire. Ivo van Hove entame par-là un précieux travail d’interprétation dramaturgique tout en rompant clairement avec la tradition de ces Tartuffes pensés à cheval entre deux époques : le sien s’inscrit résolument dans une intemporalité moderne qui dépoussière l’historicité du texte pour en révéler des tensions passionnelles à valeur universelle.

      La scénographie ne prétend à aucune reconstitution mimétique du salon de la maison d’Orgon : l’espace scénique reste éminemment théâtral pour camper les personnages dans une sorte d’arène passionnelle. Au lever du rideau, des figurants aménagent sans ambages le plateau dont on voit le fond noir et des constructions métalliques rangées en file, pendant qu’Orgon et Dorine lavent un Tartuffe barbouillé et mal vêtu, tout juste récupéré sous un tas de couvertures par son protecteur inconditionnel. Le temps de ce bain salutaire, éclairé par une série de torches qui réactivent sans détour des fantasmes scabreux, amplement stimulés par la nudité de Christophe Montenez entièrement déshabillé, les figurants disposent ainsi plusieurs praticables au fond de la scène pour construire une plate-forme métallique, dont on descend sur le devant de la scène par un large escalier. De façon symbolique, ils collent sur le plateau un grand carré de papier blanc, entouré peu après par six lustres suspendus qui changent à chacun des trois actes : c’est au milieu de ce carré que Mme Pernelle grondera avec une aigreur prononcée sa bru, son petit-fils, Cléante et Dorine, c’est à ce même endroit qu’on verra çà et là deux chaises ou une table ronde. Sans aucune recherche d’illusion théâtrale, cette scénographie décalée se plaît ainsi à circonscrire un espace de jeu pour mettre en évidence sa théâtralité fondamentale propice à un effervescent combat de passions. Celle-ci se trouve par ailleurs relevée par un éclairage tamisé qui souligne que l’action déroulée nous laisse entrer dans un sous-texte méconnu de lectures scolaires.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      L’action scénique mise en œuvre par Ivo van Hove redynamise le texte fondé avant tout sur des échanges verbaux, sur ces joutes oratoires qui opposent le plus souvent les personnages à travers des tirades ciselées selon les règles de la rhétorique classique. Il y parvient brillamment en maniant adroitement toute une palette de tonalités qui infléchit la teneur des propos et la posture des personnages, en mêlant en sourdine une certaine forme de bestialité pulsionnelle à une sensualité parfois débridée. Tout l’art d’Ivo van Hove et des comédiens qu’il dirige tient à cet équilibre frappant qui maintient les deux extrêmes dans une tension permanente qui explose à des moments bien choisis, à la suite de ces passages empreints d’une sérénité troublante. Le spectateur n’est pas dupe de certaines postures quasi angéliques, celles de Tartuffe ou d’Orgon, pour sentir sourdre en eux une passion refoulée qui ne manque pas de s’exprimer avec une intensité saisissante dans un accès de violence étrangement maîtrisé, aux confins d’une sourde cruauté. Il le perçoit par exemple dans l’interprétation du personnage de Cléante réputé pour sa nature conciliante : si Loïc Corbery l’incarne avec un sang-froid suspect, il sait placer avec justesse ces moments de colère où Cléante s’emporte brusquement pour dénoncer avec éclat les absurdités les plus patentes, que ce soit face à Orgon à la fin du premier acte ou face à Tartuffe au début du troisième. Les deux scènes qui réunissent Tartuffe et Elmire sont d’autre part marquées par un jeu de séduction délirant dont les à-coups traduisent superbement les pulsions des deux personnages attirés instinctivement l’un vers l’autre.

      Chaque comédien crée un personnage contrasté en proie à une volonté de puissance plus ou moins prononcée qui trahit ses désirs ou aspirations frustrés : le but semble ici de mettre en évidence cet inconscient bouillonnant, inconnu de l’âge classique, pensé ainsi en terme de passions. Claude Mathieu crée une Madame Pernelle infernale qui terrorise d’emblée la famille sans aucun sentiment de pitié. Denis Podalydès, dans le rôle d’Orgon, paraît en revanche animé par des émotions plus douces, notamment dans les scènes avec Tartuffe qu’il chérit avec un angélisme parfois déconcertant, même s’il ne manque pas, lui aussi, de montrer sa colère contre son fils Damis, incarné par Julien Frison avec une impulsivité éclatante qui le conduit à une rixe ouverte avec le faux dévot. Si Cléante de Loïc Corbery frappe par une certaine froideur qui confère à ses convictions mondaines mesurées une résonance étonnante, Dominique Blanc donne à sa Dorine une attitude assurée et un ton mordant qui attestent de sa lucidité narquoise, mais aussi de sa position privilégiée occupée dans la maison d’Orgon. Marina Hands, dans le rôle d’Elmire, paraît submergée par une passion dévorante qui la pousse, malgré quelques protestations de façade, dans les bras de Tartuffe : elle crée un personnage amplement sensuel en soulignant brillamment son instabilité sentimentale qui la conduit des pleurs à un abandon à peine voilé. Christophe Montenez, enfin, dans le rôle de Tartuffe, s’empare de son personnage en mêlant subtilement des moments de maîtrise de soi à une certaine forme de folie palpable autant dans ses regards détournés que dans sa voix volontairement dérangée : son Tartuffe semble tourmenté par une passion refoulée au point de trahir par moments sa bestialité mal dissimulée, dès lors que cette passion se trouve tant soit peu stimulée par des frissons charnels d’une Elmire sensible à son charme.

      Le travail d’Ivo van Hove sur Le Tartuffe ou l’Hypocrite est absolument remarquable par ses partis pris dramaturgiques qui dévoilent des passions latentes des personnages dont le paraître est d’ordinaire soumis au respect des bienséances classiques. Sa mise en scène ne bascule cependant pas dans une perversité gratuite ni dans un sadisme déplaisant : Ivo van Hove a su la concevoir avec une retenue aussi raffinée que fragile à tout instant, tout en poussant les limites de la violence passionnelle à une élégance déroutante qui bouleverse les lectures et représentations traditionnelles de cette pièce de Molière.

Théâtre des Bouffes du Nord : Tartuffe théorème

      A l’affiche au Théâtre des Bouffes du Nord (>), Tartuffe théorème est une création de Macha Makeïeff présentée en septembre 2021 à la Criée Théâtre national de Marseille (>), partie en tournée à travers la France. La metteuse en scène revisite la pièce de Molière en proposant un spectacle truculent qui impressionne par l’audace du parti pris dramaturgique.

      La création des pièces de Molière pose d’emblée la question de leur résonance avec notre présent historique, ce qui conduit les metteurs en scène à les actualiser pour interroger notre imaginaire et notre manière de penser le monde. La dévotion telle que pratiquée et détournée dans les années 1660 peut paraître largement dépassée, parce que liée aux réalités historiques de l’époque de Molière. Cette posture religieuse au sens large ne manque pas pour autant de trouver des échos dans nos conduites sociales. C’est d’autant plus apparent que Le Tartuffe s’en prend non pas tant à la bigoterie qu’à la fausse dévotion et à l’imposture appréhendées comme des contenances mondaines fondées sur un rapport intéressé à la foi.

      Macha Makeïeff a pris le parti de situer l’action dans les années 1960 pour la rapprocher de notre époque sans en chercher un parallèle étroit forcé : se coulant dans la pensée originale de Pasolini exposée dans le roman Théorème (1968), adapté la même année au cinéma, la mise en scène tente de mettre en évidence le fonctionnement des pratiques religieuses qui n’auraient pas fondamentalement évolué depuis le règne de Louis XIV : les mêmes manipulations des croyances et la même résistance à l’orthodoxie ne cesseraient de faire leur retour dans certains milieux sociaux. Si la teneur du Tartuffe de Molière vise explicitement la bourgeoise catholique et les gens de la cour, celui de Macha Makeïeff s’en détache subrepticement pour infléchir cette visée univoque : les références au catholicisme finissent en effet par se confondre avec une sorte de magie noire établie sur des mécanismes de séduction similaires.

Macha Makeïeff, Tartuffe Théorème, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gely

      La scénographie et les costumes transportent les spectateurs dans le salon cosy d’une maison bourgeoise qui frappe par la variété des couleurs saturées sans pour autant donner l’impression de trop-plein. La scène comprend deux espaces séparés par un rideau blanc, mais qui communiquent ensemble : un second plateau surélevé situé au fond de la scène accueille en effet une action de second plan qui dévoile malicieusement certains sous-entendus du texte de Molière laissés généralement à l’appréciation des lecteurs. Ce second plateau, lorsqu’il est caché derrière le rideau transparent, permet de montrer ce qui n’est pas censé être vu, comme la cérémonie de la prière conduite par Tartuffe devant une assemblée de personnes habillées de coules noires ; ou il introduit un second regard, celui des personnages, sur l’action de premier plan déroulée dans le salon. Il comprend, entre autres, un portait de la première femme d’Orgon évoquée dans les propos de Mme Pernelle. Les hommes de Tartuffe y installent, au début du quatrième acte, des corneilles empaillées pour conférer à l’attitude dévote de leur maître une dimension démoniaque. Si Damis, Valère, Marianne, Dorine, Elmire et Cléante y dansent lascivement au lever du rideau, l’installation de ces oiseaux noirs traduit spectaculairement la prise de la maison par Tartuffe : le salon au premier plan semble dès lors laissé à l’ultime résolution des manigances de l’imposteur. Une dialectique subtile se met ainsi en place entre ce qui est apparent et des non-dits indiscrètement dévoilés.

      Le salon en lui-même donne l’impression de bien-être : tout s’organise autour d’un canapé jaune placé au centre : une table basse en forme d’œuf aplati, un autre canapé et un fauteuil bleu gris, des tables à cour et à jardin, un meuble bar à droite. Une bibliothèque du même côté est en réalité une porte secrète qui s’ouvre à des moments précis, alors qu’un grand miroir accroché en face introduit un nouveau regard qui permet de voir de dos ce qui se passe sur scène. Plusieurs accessoires, comme des vinyles, des magazines, un téléphone à cadran rotatif ou des boissons, complètent cette scénographie colorée tant pour souligner l’aspect pittoresque de l’espace que pour occuper les personnages. Les costumes, quant à eux, traduisent avec ostentation non seulement cette aisance dans laquelle vit la famille d’Orgon, mais aussi la propension de ses membres à une gaieté désenchantée mêlée de persiflage et de nonchalance. Le sentiment de confort est pourtant perturbé par plusieurs entrées et le plateau du fond dans la mesure où ces ouvertures mettent à mal l’intimité : à tout moment, n’importe qui peut entrer, comme ce drôle de femme de ménage ou ces personnages fantômes, ombres de Tartuffe. La scénographie du salon bourgeois détonne de plus avec la salle délabrée du théâtre des Bouffes du Nord, comme si ce contraste cherchait à son tour à dénoncer la fausseté des apparences : certes, la dévotion et l’imposture, mais aussi ce train de vie bourgeois replié sur lui-même malgré son ouverture néfaste vers le monde.

Macha Makeïeff, Tartuffe Théorème, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gely

      Macha Makeïeff met en place une action scénique qui confère à la pièce de Molière une tonalité plutôt sombre, mais régulièrement subvertie par les apparitions de la femme de ménage qui, sans jamais prendre la parole, divertit par ses mouvements légers et ses gestes comiques, qu’elle passe pour apporter un objet ou pour ranger. C’est sans doute un clin d’œil de la metteuse en scène à la dimension farcesque de plusieurs scènes du Tartuffe qui, malgré tout, relève d’une écriture comique. Le ton grinçant est pourtant donné dès la première scène, détournée par les personnages remontés contre Mme Pernelle incapable de les convaincre par ses réprimandes : la vielle dame vêtue d’une robe élégante et d’un paletot orange est ouvertement moquée par l’insolent Damis qui pouffe de rire en entraînant rapidement les autres. Après le retrait fracassant de Mme Pernelle, on se sert à boire ou on se pose nonchalamment sur un canapé pour se relever de telle sorte qu’il n’y ait jamais de temps mort où les personnages ne soient en train de parler en mouvement. Tout en dialoguant avec Cléante, Orgon range par exemple ses vinyles, quand Laurent passe soudain chercher un livre dans la bibliothèque en les écoutant avec indiscrétion pour se retirer lors de la tirade sur l’hypocrisie : la posture affectée de Cléante finit par faire rire Orgon outré qui cesse de l’écouter. La timide Marianne, lors de l’entretien avec son père au sujet du mariage avec Tartuffe, promène voluptueusement une paire de ciseaux sur son bras gauche, comme si elle voulait attirer l’attention sur ses pulsions suicidaires. L’action scénique pleinement dynamique se double ainsi d’une seconde signification qui plonge Tartuffe théorème dans une ambiance troublante empreinte de sarcasme et d’amertume.

       Ce qui surprend sans doute le plus, c’est le changement de statut de Dorine, suivante de Marianne, élevée au rang d’amie : c’est Irina Solano qui s’empare de la création de ce personnage truculent dans la comédie de Molière pour lui donner un air sérieux et distingué. Si la Dorine de Macha Makeïeff paraît sûre d’elle-même, c’est alors avec assurance et sans aucune marque de déférence qu’elle gronde Orgon et qu’elle réconcilie Marianne et Valère. Orgon, quant à lui, joué en alternance par Arthur Igual et Vincent Winterhalter, s’impose, par un aspect autoritaire et colérique, comme un véritable chef de famille, malgré ses défaillances et malgré les bravades essuyées de la part de Damis qu’il maîtrise par des gestes secs et des regards assurés. Elmire, dans le couple avec Orgon, paraît comme une épouse respectueuse qui domine ses émotions : Hélène Bressiant lui donne une contenance hautement noble et élégante, si bien que son goût de coquetterie ne transparaît qu’à travers des costumes et des accessoires. Tartuffe, brillamment incarné par Xavier Gallais, s’inscrit dans cette configuration d’allures contrastées par une apparence jeune que lui impriment des longs cheveux brun foncé et ce, contrairement aux représentations traditionnelles de ce personnage maléfique associé à la vieillesse : sans être repoussant, le Tartuffe de Xavier Gallais n’est pas séduisant, il effraie par une attitude dévote imposante teintée d’une fourberie lisible dans ses grimaces et ses gestes. Les « jeunes » qui complètent la maison d’Orgon se distinguent avec conviction par des caractères individualisés : Loïc Mobihan est un Damis effronté, Nacima Bekhtaoui une Marianne rêveuse, douée d’une allure infantile, Jean-Baptiste Le Vaillant un Valère indolent.

      Macha Makeïeff crée ainsi un Tartuffe décalé en mettant l’accent sur l’enfermement des personnages dans un espace ouvert et en exacerbant certains rapports : son Tartuffe théorème bouleverse par des tensions mises en lumière tout en tenant en haleine les spectateurs curieux de savoir comment vont être jouées les scènes à venir. C’est un spectacle entraînant et saisissant qui étonne par ses choix audacieux.

Théâtre de l’Odéon : La Seconde Surprise de l’amour

      Alain Françon revient à l’Odéon, aux Ateliers Berthier (>), avec une mise en scène éblouissante de La Seconde Surprise de l’amour, une délicieuse comédie de Marivaux brodée avec une justesse toujours saisissante. Il réserve le rôle de la Marquise à Giorgia Scalliet, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, qui l’illumine d’un jeu à la fois sensible et brillant, parfaitement synchronisé avec les autres comédiens, tous excellents.

      Destinée à la Comédie-Française, La Seconde Surprise de l’amour (1727) est la troisième comédie de Marivaux historiquement inscrite au répertoire de la maison de Molière qui consacre ainsi son talent de grand auteur. Elle fait pendant à La Surprise de l’amour donnée en 1722 à la Comédie-Italienne sans en être une simple réécriture améliorée. La situation sentimentale des deux comédies est loin d’être la même. Si les personnages de la première Surprise se refusent à l’amour, c’est par dépit, c’est parce qu’ils ont été violemment trahis et qu’ils veulent se murer avec fracas dans une solitude tant soit peu grotesque. Ceux de la Seconde Surprise sont davantage endeuillés à cause de la disparition de leur partenaire qu’ils ne cessent d’idolâtrer : la Marquise a perdu un mari bien-aimé, alors que le Chevalier regrette une « amante » retirée dans un couvent. Eux aussi prennent la résolution de ne plus aimer pour ne pas souffrir à l’avenir, mais aussi pour rester fidèles à la mémoire de ceux qu’ils ont chéris. La tonalité de cette Seconde Surprise de l’amour est ainsi différente : elle est empreinte d’une dimension mélancolique et d’une certaine douceur chagrine, sans pour autant basculer dans un sentimentalisme éploré. Son action est en effet innervée de propos et attitudes qui montrent les personnages dans des situations embarrassantes propices au rire. Alain Françon a réussi dans sa mise en scène à allier l’émotion et l’humour en douant les personnages d’une profondeur humaine qui va droit au cœur des spectateurs.

      En situant l’action à la campagne, selon l’indication de Marivaux, la scène représente un grand jardin imaginaire qui relie la maison de la Marquise côté cour à celle du Chevalier côté jardin. Les façades arrière, réalisées de manière schématique, avec une ou deux ouvertures en relief, et précédées chacune d’un perron, se font face pour converger symboliquement vers un bassin placé au milieu de la scène, substitut de fontaine, haut lieu topique des rencontres amoureuses de la littérature érotico-galante. À une parfaite symétrie se substitue dans le même temps une légère variation d’éléments géométriques employés, comme pour faire un discret clin d’œil à l’esthétique rococo amenée à déconstruire une austérité classique.

La Seconde Surprise de l'amour
La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      C’est en fin de compte une magnifique toile de fond végétale, peinte par le scénographe Jacques Gabel, qui transporte les spectateurs dans l’univers pittoresque d’un locus amoenus : une forêt touffue, dont l’exubérance, mise en valeur par un dessin en pastel à contours flous, semble renvoyer aux méandres obscures et impénétrables des sentiments dont sont animés les personnages de Marivaux. Même si leurs trajectoires sentimentales sont soumises sans ambages à la logique des passions, l’amour qui les pousse l’un vers l’autre reste un mystère gracieux, ce je ne sais quoi qui introduit la surprise ou le hasard dans le rationalisme classique. Une scénographie bucolique mêle subtilement, comme en miroir, les lignes droites des décors à la profusion d’un fond forestier sauvage, dont se dégage une mélancolie rêveuse tout en invitant à un pèlerinage galant à l’île de Cythère.

      Alain Françon invente une action scénique minutieuse fondée sur la précision du geste placé chaque fois avec goût, même dans des scènes au cours desquelles la Marquise se laisse aller à une certaine négligence sensuelle ponctuée par de petits rires plaisants. Son entrée au son d’une musique énigmatique donne d’emblée le ton à son aventure galante qui la met aux prises avec sa propre sensibilité : elle traverse le jardin en disparaissant pour le retraverser un instant après, comme en quête d’une sérénité perdue qu’elle ne retrouvera qu’au dénouement dans les bras du Chevalier, dont elle cherche désespérément une amitié rassurante. Les comédiens introduisent ainsi dans l’action scénique des mouvements et des gestes qui lui confèrent une dynamique subtile pour stimuler l’attention des spectateurs. Ils entrent en scène avec une lettre, un grand sac sur le dos, des chaises pliantes apportées pour une lecture, une pile de livres entassés jusqu’au menton, des cartons de livres qui glissent entre les mains, ou avec une grande fleur pour chasser les insectes. Ces quelques accessoires occupent innocemment les personnages en train de se chercher, de se faire la cour, de se disputer ou de s’expliquer sur ce qu’ils ressentent. Tout en créant ce mouvement scénique en sourdine, les comédiens mettent l’accent sur une analyse sentimentale par une diction soignée qui introduit dans le déroulement de l’action dramatique une nouvelle variation au regard des dispositions émotionnelles changeantes de leurs personnages.

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La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      L’action dramatique s’ouvre sur un échange vif entre Lisette et la Marquise que sa suivante taquine pour l’inciter à prendre soin d’elle. Suzanne de Baecque donne à Lisette un air détendu et innocent en soulignant plaisamment son franc-parler à travers des regards ébahis, des gestes spontanés, parfois légèrement saccadés, et un parler fort et lent, marqué par l’accentuation prononcée de certains mots bien choisis. Tous les actes de Lisette semblent ainsi motivés par une bonté profonde qui échappe à la ruse et au raffinement galant du beau monde : elle offre par exemple la main de la Marquise au Chevalier avec un air de naïveté dévoué, comme si une telle démarche allait de soi ou comme si cela devait être son devoir. Lubin, valet du Chevalier, représente son double qui répond bien drôlement à cette naïveté truculente : Thomas Blanchard qui l’incarne avec finesse adopte lui aussi une posture détendue, libre dans ses gestes et ses regards expressifs, mis en valeur par une diction fondée sur l’ouverture et l’allongement de certaines voyelles. Les deux comédiens forment ainsi un duo complice qui contraste gaiement avec les préoccupations sentimentales et mondaines des maîtres.

La Seconde Surprise de l'amour
La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      Rodolphe Congé, dans le rôle d’Hortensius, crée un personnage de pédant, non sans un certain charme parce que pédant sans excès, à l’exception notable de la brouille sur Sénèque, quand il s’emporte spectaculairement contre les propos cavaliers du Chevalier. Alexandre Ruby, dans le rôle du Comte, se distingue  par un air mondain modéré, obtenu grâce à la sérénité de son paraître plein de chic. Le Chevalier de Pierre-François Garel paraît grave et sombre, avec une tendance manifeste à se laisser aller à des accès d’une jalousie inquiète feutrée : son jeu subtilement nerveux traduit amplement un amour naissant, en ébullition, stimulé par des malentendus piquants cautionnés maladroitement par les valets alertes.

      Giorgia Scalliet, enfin, attire les regards de tous sur la création sensible d’une Marquise en proie aux contradictions de son cœur : elle séduit les spectateurs par une aisance badine, par une noblesse décontractée, par la finesse avec laquelle elle fait vivre le moindre geste de son personnage, qu’il s’agisse de sa diction nuancée ou de son maintien raffiné. La mélancolie nonchalante de sa Marquise est empreinte d’une certaine douceur éveillée et coquette qui en fait une amoureuse pétillante, lucide sur ses sentiments mais inquiète pour sa réputation. C’est sans doute le plus beau rôle de Giorgia Scalliet par l’émotion qu’elle parvient à susciter chez les spectateurs, mais aussi par la perfection avec laquelle elle donne vie à la Marquise : c’est d’une élégance exaltante, à couper le souffle !

      Avec cette magnifique création de La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux, Alain Françon s’impose comme le maître incontesté de la scène contemporaine : on voit rarement les comédiens dirigés avec une excellence aussi émouvante, pour sortir du théâtre avec le sentiment d’avoir assisté à quelque d’aussi beau.