Archives de catégorie : 03- Saison 2020-21

Odéon : Le Grand Inquisiteur

      Le Grand Inquisiteur, actuellement joué à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, est une libre adaptation, par Sylvain Creuzevault, d’un chapitre de la deuxième partie des Frères Karamazov de Dostoïevski (>).

      Ce n’est pas la première fois que Sylvain Creuzevault s’attaque à l’œuvre de Dostoïevski dont il propose une relecture personnelle qui ne convainc pas. Après Les Démons, il débarque, cette fois-ci, avec Le Grand Inquisiteur qui doit être une sorte de préambule aux Frères Karamazov à l’affiche de l’Odéon après les vacances d’automne. Il veut faire du théâtre politique et satirique à la lumière des idées du grand auteur russe, mais ses adaptations passent mal à l’épreuve de la scène et indignent certains spectateurs. Ce n’est pas qu’il soit interdit de « choquer » au théâtre en montrant des scènes violentes et farcesques. Au début du XXIe siècle, on a déjà tout eu et on est habitué à ce que l’art se saisisse de tout type de sujet et qu’il aborde tout type de problème. La question ne se pose pas en termes de décence et d’indécence, comme c’était par exemple le cas au XIXe siècle où l’exposition de la pauvreté ou du milieu défavorisé était considérée par la bourgeoisie bien-pensante comme moralement inconvenante. Vouloir ébranler les consciences ne tient pas au choix d’un sujet polémique et à sa représentation déjantée : vouloir ébranler les consciences relève de l’art et d’une manière très subtiles qui ne sont pas donnés à tout un chacun. C’est une démarche délicate qui doit être maniée avec intelligence pour ne pas agacer par une platitude formelle. On a récemment pu le voir dans les mises en scène d’Ivo van Hove (Les Damnés et Électre/Oreste créées à la Comédie-Française) qui produisent un effet de sidération parce que la violence y est sublimée au travers d’une élégance supérieure de l’action scénique. C’est qu’Ivo van Hove soumet un sujet heurtant les sensibilités au travail de la mise en scène qui en dévoile les aspects les plus terribles sans basculer dans la caricature ou le ridicule. Comme la teneur du mal est structurelle au sujet et à sa transposition scénique, la violence surgit simultanément sur les deux plans. C’est cet équilibre qui semble la clé de la réussite des metteurs en scène les plus audacieux. Il est maintes fois brisé dans Le Grand Inquisiteur de Sylvain Creuzevault qui ne réussit ni à faire rire les spectateurs ― si c’était son but ? ― ni à les tenir en haleine. Mais ce n’est pas la seule représentation éhontée d’un sujet polémique qui est déplaisante : l’ensemble de la mise en scène manque de cohérence, de profondeur et d’intérêt, ne permettant pas de laisser apprécier le questionnement existentiel posé par le poème d’Ivan Karamazov « Le Grand Inquisiteur ».

      Le Grand Inquisiteur a beau être tiré des Frères Karamazov pour interroger le rapport à la mort, la liberté et le bonheur des hommes, ce chapitre éponyme du roman de Dostoïevski ne sert en réalité que de point de départ pour une action fondée sur des raccourcis qui condensent opportunément quelques pans de l’Histoire moderne. Certains faits et certains personnages historiques doivent ainsi éprouver la prophétie d’un inquisiteur espagnol du XVIe siècle sur les excès de certaines idéologies à venir, telles que le communisme ou le nazisme, qui ont durablement marqué le XXe et le XXIe siècle. Pour ce faire, il fallait d’abord éliminer Jésus-Christ (et Dieu avec lui) comme l’annonce le Grand Inquisiteur qui contribue à instaurer un ordre contraignant mais rassurant pour les hommes angoissés devant la liberté prêchée par le messie chrétien. Le Grand Inquisiteur, vêtu d’une coule claire, prononce, mot à mot, le long réquisitoire récité par Ivan à son frère Aliocha, réquisitoire qui vaut la condamnation au bûcher de Jésus redescendu sur Terre, libéré in extremis par son accusateur qui le laisse partir. Cette longue scène quasi statique a lieu dans une pièce de monastère romanesque aux murs blancs et à de petites fenêtres à arc brisé, ce qui évoque d’emblée l’Espagne du XVIe siècle. Ce même espace scénique embrasse toute l’action qui s’ensuit, comme si l’Histoire moderne devait s’aligner sur le discours du Grand Inquisiteur : seuls quelques pièces mobiles et accessoires et les costumes d’époque des personnages historiques viendront le compléter symboliquement selon les périodes introduites. À commencer par l’apparition extravagante de Donald Trump accompagné de Margaret Thatcher, habillée dans un tailleur rose foncé kitch. Cette scène caricaturale tourne d’abord gratuitement en ridicule les deux politiques à l’aide de clichés bas de gamme. Elle prend un nouvel envol lors de la mise à mort de Jésus à travers un interminable festin « anthropophage ». Donald Trump et Margaret Thatcher s’amusent en effet à enfoncer des bâtons dans les fesses de Jésus pour en retirer des tripes et s’en nourrir. Ils semblent ensuite l’émasculer tout en continuant à festoyer aux regards ébahis d’un pape et d’un Joseph Staline qui ne manquent pas de mettre la main à l’ouvrage. Cette scène, dégoûtante, s’achève lorsque le corps massacré de Jésus disparaît du plateau dans une sorte de trappe. N’en déplaise à l’imagination débordante de Sylvain Creuzevault, ce choix dramaturgique se solde par un effet farcesque pitoyable qui plombe sa mise en scène tout en la dégradant à une sotte provocation. On n’a franchement pas envie de voir la suite de l’action placée sous le signe d’une gratuité dérisoire et abjecte. Comment, dans ces conditions, prendre au sérieux l’interrogation politico-métaphysique soulevée par le poème d’Ivan et menée jusqu’à l’émergence de Donald Trump ?

      Plusieurs aspects de l’histoire de la pensée occidentale se superposent en se mêlant les uns aux autres sous les yeux d’un pape fêlé présent sur scène tout au long de l’action. Si ses interventions restent restreintes, on ne comprend pas très bien si ce pape est tenu de cautionner formellement les propos scandaleux du Grand Inquisiteur ou si sa démence doit ridiculiser les abus et la vacuité de l’église catholique. Les trois thèmes évoqués ― le rapport à la mort, la liberté donnée aux hommes par Jésus et la question du bonheur ― traversent tous les propos réunis avec maladresse, que ce soit lors d’un interrogatoire farfelu de Marx ou lors des discours d’Heiner Müller, d’Hitler ou de Trump. Si on décèle un certain fil conducteur qui fait chaotiquement parler des personnages hétérogènes plus pour les rabaisser, quoi qu’on en pense, que pour aller au cœur de leur pensée, c’est au prix des simplifications plates qui noient les spectateurs dans une farce mal ficelée. D’une prétendue réflexion politico-métaphysique, il ne reste, en fin de compte, que des actes qui dégoûtent, des mots qui sonnent creux et des idées mal organisées qui ressemblent à une dissertation potache.

      Toutes les questions posées dans Le Grand Inquisiteur de Sylvain Creuzevault semblent soulever des enjeux mille fois abordés et dépassés à notre époque. Il en va ainsi, par exemple, pour ceux du communisme qui renvoient aux débats menés il y a quelques décennies et qui n’intéressent plus que quelques radicaux. L’étoile rouge et le visage de Staline taillé dans la pierre sont des survivances d’une époque reléguée désormais dans des manuels d’histoire. Quel intérêt de ressortir de telles idées surannées dans une mise en scène ridicule qui ne parvient pas à instaurer une réflexion politico-métaphysique avec sérieux ? Si un tel patchwork doit représenter la satire de la pensée occidentale sur la place de l’homme en proie aux régimes totalitaires et à la mondialisation uniformisante, Le Grandeur Inquisiteur imaginé par Sylvain Creuzevault ne fait que sourire à la vue des parades ubuesques qui détonnent avec les idées et les personnages convoqués. Ça se réduit à un pot-pourri qui mélange, avec anarchie, autant d’époques et personnages historiques que d’idées et idéologies dans une mise en scène laide. Il choque le spectateur comme Ivan choque Aliocha qui conteste aussitôt le bon sens du poème de son frère et la vraisemblance des propos du Grand Inquisiteur.

      Le Grand Inquisiteur de Sylvain Creuzevault présentée à l’Odéon est une création ratée. Si on a vu quelques spectateurs applaudir par politesse, d’autres ont attendu la fin, les bras croisés, pour oublier cette mauvaise soirée passée à l’Odéon. On se demande lesquels reviendront en novembre pour voir Les Frères Karamazov…

Le Grand Inquisiteur, mis en scène par Sylvain Creuzevault, Odéon, 2020 – un entretien avec le metteur en scène.

Odéon (Berthier) : Iphigénie

      Pour ouvrir la nouvelle saison à Odéon-Théâtre de l’Europe, Stéphane Braunschweig opte pour le théâtre de Jean Racine : il crée Iphigénie dans une mise en scène palpitante, jouée aux Ateliers Berthier, dans une double distribution (>).

La distribution de notre représentation fut la suivante : Claude Duparfait (Agamemnon), Pierric Plathier (Achille), Sharif Andoura (Ulysse), Anne Cantineau (Clytemnestre), Cécile Coustillac (Iphigénie), Chloé Réjon (Eriphile), Thierry Paret (Arcas), Glenn Marausse (Eurybate), Clémentine Vignais (Ægine), Astrid Bayiha (Doris).

      Cette création d’Iphigénie a d’emblée le mérite d’avoir réussi à transposer l’histoire antique d’une pièce écrite à l’époque de Louis XIV dans un cadre spatio-temporel contemporain. Comme il l’a fait avec Britannicus brillamment monté à la Comédie-Française (2016), Stéphane Braunschweig imagine l’action légendaire du sacrifice d’Iphigénie située à une époque semblable à la nôtre. La question de la manière de jouer les classiques se pose avec récurrence depuis qu’on se refuse à habiller les personnages tragiques dans des costumes romains ou grecs selon la tradition qui remonte au milieu du XVIIIe siècle et à des innovations promues par Voltaire. Le choix entre un ancrage tant soit peu historique et une transposition à l’époque contemporaine représente un enjeu esthétique majeur. L’avantage de la seconde solution tient à la mise en avant de la portée universelle des mythes fondateurs et de l’interrogation anthropologique qu’ils renferment, alors que la première risque toujours de produire un effet d’éloignement et d’amener le spectateur à considérer l’action comme définitivement datée. Si les auteurs classiques sont régulièrement repris, c’est qu’en plus de la qualité de l’écriture dramatique, leurs œuvres mettent à l’épreuve nos sensibilités et notre manière de penser le monde. La transposition à l’époque contemporaine favorise cette mise à l’épreuve quand elle est réussie comme dans la mise en scène d’Iphigénie de Stéphane Braunschweig.

      L’avantage qu’a tout metteur en scène aux ateliers Berthier repose avant tout sur la possibilité de manipuler un immense espace théâtral selon ses vœux, ce qui n’est pas le cas d’une scène à l’italienne. Stéphane Braunschweig fait, pour son Iphigénie, le choix du dispositif bi-frontal. L’aire de jeu est située au milieu du grand hall sur un plateau rectangulaire surélevé à hauteur d’épaules, alors que les spectateurs sont assis sur les chaises blanches disposées en plusieurs rangs sur le sol qui monte certes légèrement en gradins mais qui donne l’impression d’être plat. On ressent d’emblée, quand on pénètre à l’intérieur, quelque chose de cérémoniel qui évoque les grands rites religieux ayant autrefois eu lieu en plein air. En plus de la hauteur du plafond et de la longueur de la salle, deux grands écrans blancs sont tendus, face à face, au fond de chacune des deux rangées des spectateurs, ce qui permet de prolonger le champ de vision vers un hors-scène lointain. On y voit projeté un immense paysage marin : un littoral sans rivages, une mer ondulée sans vent, coupée à l’horizon. Assis, les yeux levés sur le plateau, on regarde les silhouettes des comédiens se détacher de cet arrière-plan paisible qui contraste fortement avec la violence des émotions exprimées. Si on a la vue sur le même paysage tout au long de l’action, celui-ci change néanmoins imperceptiblement suivant le cours linéaire d’une journée en passant symboliquement de l’aube teintée de jaune au crépuscule qui tire vers le rouge. L’aménagement de l’espace théâtral exploite ainsi au maximum les dimensions considérables du hall des ateliers Berthier en pariant sur l’ouverture illusoire de l’espace dramatique.

Iphigénie, mise en scène par Stéphane Braunschweig, Odéon, 2020.

      Cette ouverture est cependant paradoxale parce que l’action resserrée en vingt-quatre heures est censée se dérouler dans la tente d’Agamemnon entre les principaux intéressés du sacrifice d’Iphigénie. Le plateau surélevé au milieu d’un grand espace ouvert expose alors aux yeux des spectateurs une histoire intime. La mise en scène de Stéphane Braunschweig entraîne ainsi une tension particulière entre cette intimité des personnages perturbés par des décisions difficiles à prendre et la connaissance partagée de leur histoire. Si le plateau nu sur lequel sont installées deux chaises blanches face à face n’a rien d’un défilé ordinaire où les personnages se donnent en spectacle, il laisse voir une action légendaire qui relève du patrimoine culturel commun de la société occidentale. Cette action paraît ici suspendue aussi bien dans un espace indéterminé que dans une temporalité anhistorique parce qu’à cheval entre une origine lointaine transcendée par des récits d’époques variées et notre propre contemporanéité. L’ouverture spatio-temporelle obtenue par les choix de la scénographie est donc maximale. Ce qui permet une telle manipulation du cadre spatio-temporel, c’est le caractère universel des passions humaines éprouvées à l’aune des mythes fondateurs qui opposent des personnages proches, en l’occurrence ceux d’une même famille, à travers des conflits interrogeant nos rapports aux autres. L’ouverture de l’espace et l’ancrage temporel non historique sont ainsi symboliques, offrant une Iphigénie de Racine à tous les spectateurs.

      Dans ces conditions, les comédiens peuvent sans difficulté être habillés de costumes contemporains dans la mesure où ce n’est pas le sacrifice rituel antique qui est en jeu : c’est le rapport à ce sacrifice cautionné par les dieux et qu’il faut décider d’accomplir ou non sur le plan humain. Les personnages masculins portent des costumes classiques de couleurs variées : le gris cendre pour Agamemnon sur lequel repose la décision finale, le bleu marin pour un Ulysse aventurier et le noir pour un Achille colérique condamné à mourir sur le champ de bataille troyen. Les personnages féminins, quant à eux, sont tous vêtus d’un pantalon et d’un chemisier aux couleurs tout aussi symboliques : le blanc pour une Iphigénie innocente, le noir pour une Eriphile coupable d’envie, le blanc (chemisier) et le gris cendre (pantalon) pour une Clytemnestre qui cherche noblement à sauver sa fille mais dont on sait qu’elle tuera un jour son mari. Si les costumes historiques ont été remplacés par ces habits contemporains, ce n’est en réalité qu’une question de revêtement d’époque dans la mesure où leur confection révèle au premier regard des personnages issus de couches sociales supérieures. On le voit en particulier dans les habits féminins qui sont d’une élégance raffinée mais sans aucun trait d’excentricité. Les costumes à eux seuls se présentent à notre esprit comme les signes visuels d’un certain ancrage social de l’action à notre époque. La transposition nuancée d’Iphigénie conserve ainsi les codes implicites propres aux dirigeants et ce, non seulement quant aux apparences et quant aux discours tenus, mais aussi en ce qui concerne le jeu et la posture des comédiens.

      Le jeu de tous les comédiens peut généralement être caractérisé par cette noble retenue dont rêvait le XVIIe siècle pour les personnages royaux au regard de leur condition élevée. C’est ainsi que l’on voit apparaître sur scène Claude Duparfait dans le rôle d’Agamemnon en proie au dilemme de sacrifier ou non sa fille. Il ne sortira de sa raideur révélatrice du chagrin de son personnage que pour s’opposer avec une fermeté royale aux propos effrontés d’Achille. Dans d’autres situations, le comédien interprète Agamemnon avec cette résignation crispée qui fait penser à Laocoon enserré par le serpent : dès son entrée en scène, la douleur paternelle transparaît avec conviction à travers ses mouvements et ses gestes lents ou saccadés. Il conserve la même posture christique même face aux accusations violentes de Clytemnestre furieuse de se voir privée de sa fille. Anne Cantineau qui interprète ce rôle avec finesse imprime à son personnage la même retenue mais avec une plus grande assurance : si elle n’élève que rarement la voix pour laisser voir la colère que Clytemnestre ressent pour Agamemnon, la comédienne montre dans ses postures que la reine la renferme tout en maîtrisant ses émotions malgré l’urgence d’agir. Grâce à cette noble retenue, elle parvient à créer une Clytemnestre particulièrement touchante. Si on observe une plus grande variété dans le jeu de Cécile Coustillac qui incarne Iphigénie, c’est que l’intransigeance de la princesse qui se met à défendre la cause d’Agamemnon avec un orgueil cornélien l’oblige à changer d’attitude. Ce passage de la naïveté innocente que l’on a d’abord observée dans le jeu de Cécile Coustillac à la fermeté avec laquelle elle s’oppose à Clytemnestre et à Achille produit un saisissant effet de contraste qui remet Iphigénie au premier plan du sacrifice dont elle n’était jusqu’alors qu’un objet de discours : lorsque Cécile Coustillac hausse le ton, son Iphigénie s’impose à la surprise générale comme actrice de son destin. Si Pierriec Plathier crée un Achille qui s’emporte facilement conformément à la réputation du personnage, il montre dans son jeu plus d’intrépidité que de colère. Chloé Réjon dans le rôle d’Eriphile, quant à elle, atténue à son tour l’excès de haine de son personnage sans l’amputer pour autant de l’énergie qui conduit à sa catastrophe. Le jeu des comédiens reste ainsi naturellement mesuré à part quelques moments qui donnent libre cours à la violence des émotions. Le contraste en est d’autant plus palpitant qu’il est relevé par le vers racinien manié avec délicatesse.

      Le vers racinien résonne en effet avec une telle fluidité prosaïque qu’il paraît tout à fait naturel malgré le respect rigoureux des règles de prononciation. Si on reproche parfois aux alexandrins classiques une syntaxe tordue, les comédiens dirigés par Stéphane Braunschweig remédient à la confusion qui en peut naître. On n’a aucune hésitation quant à la compréhension, on se laisse submerger par la beauté des vers ranimés avec une précision calculée au millimètre près. Les comédiens se sont approprié le vers racinien de telle sorte qu’ils le font vivre sur scène de façon organique, comme s’il s’écoulait tout doucement de leur intérieur. Ils ne déclament pas : grâce à l’utilisation des micros-oreillettes dissimulés, ils adoptent des intonations plus naturelles. Ils parlent d’une manière posée dans des inflexions mesurées, voire douces, bien qu’empreintes de la douleur qui subjugue leurs personnages. Rares sont les moments où les comédiens montent significativement dans les tons, comme c’est par exemple le cas des deux échanges animés entre Iphigénie et Achille et de celui entre Agamemnon et le même Achille. Le débit avec lequel ils prononcent le vers racinien est équilibré, adapté à un écoulement naturel de paroles, ce qui lui confère une résonnance quasiment familière et pourtant marquée par un rythme fondé sur les rimes et les mesures régulières. Cette concordance singulière entre un débit prosaïque et une musicalité poétique intrinsèque rend les vers raciniens étonnamment sublimes.

       La mise en scène d’Iphigénie par Stéphane Braunschweig qui est d’une remarquable splendeur, c’est de la bravoure ! Elle ne représente pas une simple actualisation du texte, elle relève avant tout d’un projet esthétique qui en propose une lecture personnelle nuancée. Elle convainc et séduit par la justesse de l’analyse scénique opérée, redonnant au texte de Racine ses lettres de noblesse.

Iphigénie, mise en scène par Stéphane Braunschweig, Odéon, 2020.

Pour écouter l’interview donnée, pour FranceInter, par Stéphane Braunschweig sur sa création d’Iphiginé, suivre ce lien.

Petit-Montparnasse : L’Un de nous deux

      L’Un de nous deux est une pièce de Jean-Noël Jenneney, nouvellement mise en scène par Jean-Claude Idée au Théâtre-Montparnasse. Bien reçue par le public avant le confinement du début du printemps, elle a été remise à l’affiche au Petit-Montparnasse en mi-septembre (>).

      L’Un de nous deux est une pièce à sujet politique sans prétention de faire de la politique. Ce n’est pas une pièce engagée tenue de transmettre un message ou d’agir sur le spectateur. C’est une formidable plongée dramatique dans les eaux troubles de l’Histoire. L’Un de nous deux met face à face deux personnages qui se sont durablement inscrits dans le paysage politique de la Troisième République en particulier : Léon Blum et Georges Mandel. Les deux hommes politiques se retrouvent dans une prison en Allemagne, en juin 1944, comme otages, retenus par les nazis depuis plusieurs mois. Si l’action de la pièce repose ainsi sur une rencontre réelle, le dialogue brûlant entre les deux hommes politiques de partis opposés dans une intimité forcée est, selon les mots mêmes de Jean-Noël Jenneney, entièrement fictif. Ce côté imaginaire confère une certaine légèreté à une action autrement peu réjouissante au regard des événements historiques douloureux. Si Georges Mandel et Léon Blum n’ont pas tenu les propos insérés dans la pièce, leurs discours ne représentent pas moins le condensé de leurs pensées et de leurs positions politiques au travers de l’Histoire. La transposition au théâtre les fait revivre tout en remettant en jeu certaines polémiques jamais résolues. Elle donne lieu à plus qu’un simple acte mémoriel ou documentaire : la scène nous fait entrer dans les coulisses d’une réflexion politique en mouvement.

Jean-Noël Jeannenay : « Un collègue étourdi s’est écrié, en apprenant que je m’aventurais de la sorte, loin de mes bases habituelles : « Mais comment peux-tu être sûr qu’ils ont dit cela ? » Je lui ai répondu en souriant : « Je suis certain, justement, qu’ils ne l’ont pas dit ! » Et quel plaisir que de n’avoir pas à mettre des notes en bas de page ! » (Interview, site du Théâtre-Montparnasse >)

      La pièce peut être considérée comme historique, comme le sont au reste les tragédies classiques inspirées de l’histoire antique. Dans celles-ci, un dramaturge invente généralement toute l’action à partir d’un dénouement retenu qui s’appuie sur des faits avérés : l’action déroulée relève de la rationalisation documentée des événements et des circonstances historiques introduits dans les discours polémiques des personnages. Il en va de même dans L’Un de nous deux malgré la proximité temporelle de notre présent avec l’époque historique de référence ― à peine quatre-vingts ans se sont écoulés depuis la prise en otage de Léon Blum et de Georges Mandel, ce qui n’est pas le cas de la tragédie classique. L’auteur, qui est un véritable historien, imagine les discussions qu’auraient pu mener les deux hommes politiques dans l’ambiance pesante de la Seconde Guerre mondiale au moment de l’assassinat de Philippe Henriot qui entraîne la mort de l’un des deux en guise de représailles. Une sorte de dénouement tragique se dessine au fur et à mesure que l’action avance. Celle-ci est de plus divisée en trois actes qui correspondent à trois matinées ou après-midis successifs pendant lesquels les deux hommes politiques échangent vivement leurs points de vue tant, d’abord, sur des événements plus anciens que, plus loin, sur leur actualité historique dont l’assassinat de Henriot et l’annonce des représailles. Comme le temps dramatique qui se trouve resserré autour de cet événement majeur évoqué au début du second acte, l’action se plie également au principe de l’unité de lieu : elle se déroule à la prison.

      Le déplacement de la mise en scène de la grande scène du Théâtre-Montparnasse à la petite scène gagne sans doute en intimité et permet d’accentuer l’impression du huis-clos dans lequel se trouvent enfermés Léon Blum et Georges Mandel contre leur gré. La scénographie représente une pièce de rencontre conventionnelle à travers un mobilier en bois daté d’époques différentes : de gauche à droite, une radio posée sur un guéridon mobile, deux chaises garnies de rembourrage et disposées autour d’une table à poker, une petite table de billard installée au milieu de la scène et derrière laquelle se trouve un gramophone placé sur une table de taille moyenne, deux chaises en osier disposées autour d’une autre petite table, enfin une commode à tiroirs sur laquelle trône un buste en bronze de Clemenceau. C’est probablement parce qu’il s’agit de prisonniers politiques de haut niveau que la scène semble « assez bien » aménagée pour un lieu de prison : la disparité du mobilier rassemblé « sans goût » donne cependant l’impression qu’il l’a été rapidement pour satisfaire le besoin de loger les deux prisonniers politiques. Au fond de la scène est par ailleurs tendu un grand écran sur lequel est projetée, en noir et blanc, une perspective sur un camp de travail qu’auraient pu voir Georges Mandel et Léon Blum. Il ne s’agit cependant pas d’une image statique : à travers deux vitres, on voit passer des voitures, des avions-de-chasse, parfois des hommes qui courent. Les tirs de mitraillette qui viennent de l’extérieur attirent de plus l’attention des deux hommes inquiets pour leur propre sort. Ces projections singulières qui figurent un hors-scène troublant produisent en même temps un étrange effet d’éloignement : alors que les comédiens sont devant nous à portée de la main, cet arrière-fond cinétique en noir et blanc les met paradoxalement à distance des spectateurs comme si les deux personnages se trouvaient happés par les événements historiques qui doivent avoir raison de l’un d’eux. Cet écran s’impose enfin comme une sorte d’épée de Damoclès qui ne cesse de rappeler l’actualité historique qui se resserre autour d’eux comme le nœud d’une corde de pendu.

      Malgré le caractère entièrement verbal de l’action dramatique, la mise en scène de Jean-Claude Idée est étonnamment dynamique : elle ne s’enlise jamais dans un statisme ennuyeux propre à un débat politique. L’action est régulièrement relancée par des incidents en apparence extérieurs aux échanges de Georges Mandel et de Léon Blum, interprétés respectivement par Christophe Barbier et Emmanuel Dechartre. Ces échanges sont çà et là interrompus et ranimés par les entrées d’un soldat allemand (Arthur Sonhardor) qui se multiplient au fur et à mesure que l’action s’approche de son terme. L’arrière-plan animé détourne à son tour le débat sur des expériences personnelles en le ramenant sur l’actualité historique. Le mobilier présent motive enfin les déplacements : les deux comédiens ne restent jamais longtemps assis autour d’une table ou debout à jouer au billard, ils n’arrêtent pas de bouger au gré des émotions qui relèvent leurs propos. Cette agitation permanente, amenée de manière artificielle, donne ainsi du mouvement à une action reposant sur les seuls mots. Elle la dynamise tout naturellement grâce à l’excellent jeu de Christophe Barbier et d’Emmanuel Dechartre. Les deux comédiens tâchent de rentrer dans la peau des personnages historiques qu’ils incarnent en imitant aussi fidèlement que possible leur débit de parole et leurs tics de langage. On distingue aisément deux personnalités différentes non seulement à travers les convictions politiques qui les opposent ― le clivage traditionnel droite / gauche, mais aussi au niveau de leurs caractères dans les réactions émotionnelles divergentes à maints égards et ce, grâce à la précision avec laquelle les deux comédiens s’emparent de leur rôle. Si Christophe Barbier donne à la posture de Georges Mandel de la gravité et de la méfiance, Emmanuel Dechartre endosse le rôle de Léon Blum avec vivacité et avec confiance en l’homme. Les deux comédiens réussissent avant tout à créer des figures particulièrement humaines qui se laissent prendre au jeu avec une certaine jovialité malgré des conditions éprouvantes.

      L’Un de nous deux jouée actuellement au Petit-Montparnasse appartient à ces créations traditionnelles qui nous font aimer le théâtre pour ces moments agréables qu’on y passe grâce à la qualité des mises en scènes et grâce au jeu des comédiens. Mais ce n’est pas juste du théâtre bien fait, c’est aussi un théâtre qui tend discrètement un miroir à notre actualité, qui interroge notre rapport à l’histoire et qui nous fait réfléchir à la complexité des enjeux politiques.

Bande-annonce de L’Un de nous deux

Théâtre de la Ville : Qui a tué mon père

      Qui a tué mon père est un récit autobiographique d’Edouard Louis, paru en 2018 aux éditions Points. Ce récit puissant avait déjà été adapté au théâtre par Stanislas Nordey au Théâtre de la Colline. Cette fois-ci, c’est Thomas Ostermeier qui le porte à la scène avec Edouard Louis lui-même (>).

      Qui a tué mon père interprété par son propre auteur donne naissance à un spectacle singulier, à cheval entre théâtre et one man show. Edouard Louis s’y raconte lui-même en évoquant son passé et ses souvenirs. Certains diraient alors que ce n’est pas vraiment du théâtre parce qu’Edouard Louis n’incarne pas un personnage fictif auquel il prête son corps et sa voix. Mais s’il est seul sur scène et s’il se représente lui-même sans feindre d’être un autre, Qui a tué mon père n’est pas non plus un one man show au sens de spectacle de variétés. Edouard Louis n’interpelle pas directement les spectateurs. Son regard cherche certes çà et là un contact oculaire avec la salle pour signifier qu’il s’adresse effectivement à eux, mais le déroulement de la représentation tient à un jeu contrôlé par la mise en scène. Ce jeu relève d’un dispositif scénique mis en place pour créer un « spectacle » cohérent et intéressant. Mais tout cela, ça peut toujours être fait pour déconstruire les codes habituels fondés sur l’illusion théâtrale et pour proposer aux spectateurs une mise en scène soi-disant authentique. Ce qui change dans le cas de Qui a tué mon père, c’est le rapport de l’interprète au contenu narratif et par-là le rapport du spectateur à l’histoire. On sait d’emblée que ce qui nous est raconté est une histoire vraie vécue par celui qui la raconte, ce qui n’est pas sans conséquence sur les émotions de l’interprète et des spectateurs. Edouard Louis accepte en quelque sorte de se dénuder pour révéler des aspects douloureux de son enfance. On sent qu’à certains moments il paraît ému ou amusé, et on croit qu’il ne fait pas semblant. L’émotion communiquée aux spectateurs n’est donc pas du même ordre que si ceux-ci étaient touchés par une simple fiction ou même par une histoire vraie interprétée par un comédien qui a pris et appris le rôle d’un autre.

Thomas Ostermeier : « Edouard Louis m’a proposé de monter ce texte avec un des acteurs de la troupe. Mais je me suis rendu compte que dans mon idée du théâtre, il faut toujours une crédibilité de l’histoire, de la situation, fictive ou non, liée à la vie, à la biographie de la personne qui dit le texte. » (Programme de Qui a tué mon père, Théâtre de la Ville, 2020)

      La scénographie souligne le caractère narratif du spectacle qui oscille entre un récit-témoignage et un jeu scénique. Les décors et leur disposition sur la scène sont symboliques, en référence au statut d’écrivain d’Edouard Louis et aux fragments thématiques de son histoire. À droite, reculée vers le fond, se trouve installée la table derrière laquelle on voit Edouard Louis assis dès qu’on entre dans la salle : il travaille sur son ordinateur sans vraiment tenir compte de l’arrivée des spectateurs, il se lève parfois pour boire. Sur la table reposent un micro et les divers accessoires qui seront manipulés par Edouard Louis au cours de la représentation. Il s’agit notamment d’une perruque féminine aux cheveux blonds, d’une mini-jupe en jean, d’un déguisement sorcier noir (masque, mini-chapeau cônique, cape). À gauche, vers le devant de la scène, en diagonale, se trouve un fauteuil carré en cuir brun foncé, recouvert d’un plaid à carreaux, dos au public et tourné vers la table, avec à côté une chaise de jardin en plastique et un autre micro. Le fauteuil est réservé au père absent auquel Edouard Louis s’adresse à certains moments de la représentation. Au même niveau horizontal, à droite, est placé un micro sur pied. Ces trois endroits symbolisent le cheminement à la fois personnel et professionnel d’Edouard Louis : espace adulte, espace familial et passage à la scène, trois espaces entre lesquels celui-ci ne cesse de naviguer pour donner du rythme à la représentation, mais aussi pour montrer leur interdépendance. Au fond de la salle est enfin tendu un grand écran sur lequel sont projetés des paysages en majorité ruraux naturels partiellement urbanisés ― le motif de la route, parfois plongée dans le brouillard, parfois avec des éclaircies quasi achromes, est récurrent. Cette disposition de la scène matérialise donc le cadre intime dans lequel Edouard Louis se livre aux spectateurs avec une certaine discrétion et sans artifices. Elle amène tout naturellement cette intimité favorisant les confidences qu’Edouard Louis souhaite partager avec le public.

Edouard Louis : « Je pense que la forme autobiographique […] est aujourd’hui une des formes les plus inventives pour essayer de penser le réel, et constitue une même la possibilité d’un nouvel avant-gardisme dans l’art. » (Programme de Qui a tué mon père, Théâtre de la Ville, 2020)

      C’est l’utilisation des trois microphones qui renforce peut-être le plus le caractère intimiste de la représentation : une déclamation théâtrale habituelle aurait sans aucun doute sonné faux et aurait même eu tendance à faire basculer cette représentation dans la fiction. La voix de l’écrivain-comédien ― certes, diffusée par les microphones ― laisse parfaitement entendre ses vibrations naturelles lorsque celui-ci est soudain ému. C’est notamment le cas quand Edouard Louis évoque les souvenirs les plus douloureux de son enfance : une fête lors de laquelle il met en scène une chorégraphie, avec trois autres garçons de son âge, tout en se déguisant en chanteuse d’Aqua et ce, pour faire plaisir à son père qui refuse de le regarder malgré ses efforts ; ou ce qu’il appelle la vengeance tirée de sa mère qui lui avait fait des remarques absolument monstrueuses sur ses soi-disant manières de « pédé » et sur la honte que cela faisait à la famille lors même qu’Edouard Louis n’était qu’un collégien. Il a certainement bien appris le texte, mais il n’instaure pas une séparation stricte entre l’histoire et le jeu-récit. C’est même impossible au regard de certaines révélations, et l’on comprend très bien pourquoi Edouard Louis pose parfois les mains sur son visage pour souffler, pourquoi sa voix peut légèrement trembler, ou pourquoi il baisse les yeux et s’arrête pour marquer une brève pause. Mais on le sent également amusé, lorsqu’il se lance timidement, au regard de ses mouvements parfois incertains ou quelque peu raides, dans le karaoké tout inattendu de la célèbre chanson des années 90 Barbie Girl : dos au public, il enfile la perruque blonde et la jupe en jean prises de sa table de travail, il enlève son sweat gris, fait un nœud avec son t-shirt rouge, et danse en mimant avec une énergie impressionnante les mouvements de la chanteuse d’Aqua. À la fin, il dessine un sourire charmeur et complice qui montre à la fois sa gêne et le plaisir de s’être lâché de la sorte. Il semble plus à l’aise quand il interprète de la même manière, mais sans déguisement, une chanson de Shakira et le célèbre song de Céline Dion fait pour Titanic… Guidé par Thomas Ostermeier pour l’adaptation de son texte à la scène, Edouard Louis parvient ainsi à créer un « spectacle » profondément touchant d’autant plus que l’on croit sans hésiter à la sincérité de son témoignage et de son interprétation.

      Comme le laisse entendre le titre Qui a tué mon père, ce spectacle-témoignage tourne autour de la figure problématique du père. On décèle dans les propos d’Edouard Louis l’oscillation entre la haine et l’amour. Le discours récurrent du père sur la masculinité provoque un profond mal-être chez le jeune adolescent attiré par ce qui est censé la mettre en cause. Lorsque celui-ci souhaite, à l’âge de huit ans, pour son anniversaire, la cassette VHS du film Titanic, le père le gronde parce que c’est « pour les filles ». L’enfant finit par l’obtenir, alors que le père lui avait dit qu’il n’aurait pas de cadeau dans ces conditions. Le fils est d’autre part surpris quand le père le défend au commissariat bec et ongles en lui laissant entendre pour la première fois qu’il est fier et qu’il croit en son avenir. Qui a tué mon père dans la mise en de Thomas Ostermeier souligne cette transformation douloureuse de la haine présumée en un amour tardif assumé au regard de la personnalité ambiguë et incomprise du père. Ce changement amène Edouard Louis à dénoncer les réformes néolibérales censées « broyer » les hommes : ce père devenu invalide à la suite d’un accident de travail passe, selon certains discours politiques de ces dernières années, pour un « assisté » ou un « fainéant ». Qui a tué mon père peut ainsi être entendu comme le cri de douleur poétique d’un jeune homme proche de la trentaine parvenu à assumer son orientation sexuelle et à renouer tant bien que mal un lien plus sain avec son père.

      Il doit y avoir des moments douloureusement exquis dans Qui a tué mon père pour cette génération des spectateurs qui ont grandi dans les années quatre-vingt-dix et au tout début des années deux mille comme Edouard Louis. Les moments les plus forts sont ces anecdotes dont on a le plus honte et qu’on aimerait oublier, comme ces petits clichés qui ont fait partie de notre enfance et qui nous font délicieusement sourire aujourd’hui. C’est très étrange de les savoir authentiquement vécus par un autre que nous-mêmes : on se doutait qu’on n’était pas un cas isolé, mais ce n’est pas pareil quand on les voit racontés et joués sur la scène par celui qui nous parle du fond de son cœur non sans embarras. Il est très dur de se reconnaître en Edouard Louis, non pas entièrement, mais en ce qu’il représente de manière générale à travers son récit : un type d’enfant-adolescent-jeune adulte déchiré entre une homosexualité timide et un regard ambigu porté par la famille sur son évolution. Et l’on voit avec plaisir qu’Edouard Louis a réussi à s’émanciper et à tirer de son expérience une œuvre qui affecte vivement toute une génération. Qui a tué mon père monté par Thomas Ostermeier paraît ainsi comme l’une des plus belles parmi ses nombreuses mises en scène grâce à la complicité directe et immédiate qui se produit entre la scène et la salle.

Théâtre de La Pépinière : Intra-Muros

     Intra-Muros est une pièce écrite et mise en scène par Alexis Michalik, actuellement jouée au Théâtre de la Pépinière dans une distribution renouvelée (>). Elle a été initialement créée au Théâtre 13 en avril 2017 (>).

      Intra-Muros s’inscrit dans la dramaturgie de son auteur éprouvée dans ses créations précédentes, à ceci près que l’action de la pièce se trouve pour la première fois située à l’époque contemporaine. Le Porteur d’histoire, Le Cercle des illusionnistes et Edmond sont toutes des fictions historiques inspirées de faits réels. L’action de toutes les pièces de Michalik est certes fondée sur l’enquête d’un personnage, mais avec Intra-Muros, cette enquête change radicalement de nature. Schématiquement, les personnages du Porteur d’histoire courent après un immense trésor imaginé par Alexandre Dumas, ceux du Cercle des illusionnistes après une invention ― le cinéma, Edmond Rostand dans Edmond après une inconnue et un succès dramatique : Intra-Muros, quant à elle, met en scène l’enquête d’une jeune fille ordinaire sur son passé. Cette fois-ci, la dramaturgie de Michalik gagne considérablement en épaisseur dans la mesure où elle repose sur des faits proches de l’expérience du spectateur. Ce n’est pas que les personnages des autres pièces ne puissent le toucher, c’est qu’avec ces personnages, dans l’ensemble historiques, on recompose davantage le puzzle d’une action d’autant plus séduisante que l’assemblage des différentes pièces répond avec rigueur à un réagencement logique d’événements variés. La même démarche appliquée à Intra-Muros donne naissance à une histoire pleine d’émotions moins sensationnelles et plus vraies malgré l’introduction de quelques coïncidences dramatiques au sens populaire du terme. La teneur esthétique de la pièce change ainsi de cap au profit d’une portée plus nuancée : dans Intra-Muros, le spectateur se sent plus près des personnages qui l’affectent par leurs histoires intimes.

Lorsque j’apprends que la salle historique du Théâtre 13, le Théâtre 13 / Jardin va rouvrir après deux ans de travaux (celle-là même où nous avons créé la version parisienne du Porteur d’histoire), je propose à Colette Nucci de repartir sur ce type de spectacle [écriture de plateau]. Je lui raconte donc Intra-Muros, une histoire qui se passe en prison, une sorte de huis clos qui n’en est pas un, pour cinq acteurs et un musicien. Une histoire contemporaine, ou atemporelle, que nous pourrions donc créer, avec cinq comédiens, improvisateurs de bon calibre, en suivant cette méthode si riche et excitante. Sur le plateau, l’épure. Quelques chaises, un portant, un « tapis » brookien… Une mise en scène qui se construira en même temps que les dialogues.
Alexis Michalik, Note d’intention d’Intra-Muros,
site du Théâtre 13, 2017(>) .
 

      Au cœur de l’action d’Intra-Muros de Michalik se trouvent le théâtre et la théâtralité qui représentent l’enjeu principal, à la fois, de l’intrigue et de la mise en scène. Le théâtre est ici l’instrument opportun qui aide la jeune assistante sociale Alicia à parvenir au bout de son enquête sur l’identité de son père condamné à perpétuité pour un présumé double meurtre. Le théâtre lui sert en effet de prétexte pour accéder à son père ignorant qu’il a une fille de dix-neuf ans. Il représente une activité proposée aux détenus par un metteur en scène consacré qui, au lever du rideau, interroge d’abord les spectateurs sur ce qu’est le théâtre pour eux. Une double mise en abîme s’instaure ainsi, sur la scène et entre la scène et la salle, à la faveur d’une frontière poreuse entre la fiction et la réalité théâtrales. Au regard de l’adresse faite au spectateur, celui-ci doit parfois s’interroger si le jeu des personnages lui est ou non explicitement destiné, autrement dit si les comédiens font semblant de jouer pour eux-mêmes en jouant pour lui ou s’ils jouent à la fois pour eux-mêmes et pour lui. Ce changement de perspective affecte non seulement la réception de ce qui se passe sur scène, mais aussi le statut des éléments constitutifs du « spectacle ».  C’est à cet égard que l’action scénique devient l’objet de sa propre théâtralité. Le plateau se transforme effectivement en une scène où Richard, le metteur en scène, veut d’abord pratiquer quelques exercices de théâtre et où les personnages doivent ensuite se raconter. L’action dramatique reste paradoxalement suspendue entre la réalité et la fiction dans la mesure où l’on se demande si les personnages ne représentent pas en quelque sorte des personnes réelles invitées à l’occasion à rejouer leur vie ― les raccourcis, les condensations et le réaménagement non linéaire des événements participent pleinement du spectacle accepté comme tel. La théâtralité mise en avant peut ainsi opérer un retournement mimétique : le théâtre qui se veut théâtre grâce à des artifices déployés comme tels paraît plus réel qu’une fiction donnée conventionnellement pour le réel. C’est du théâtre, on le sait, mais il apparaît comme le spectacle monté par des personnes réelles pour partager leur histoire avec les spectateurs.

      Sans prétendre représenter un lieu réaliste, l’espace scénique est constitué d’un terrain de jeu explicitement délimité par une sorte de tapis blanc gris déroulé au milieu de la scène : multifonctionnel, il sert symboliquement de sol à une salle polyvalente de prison, à plusieurs appartements, à une piste de danse, à une rue, etc. Au fond se dresse une paroi gris foncé devant laquelle sont placées des chaises aux pieds métalliques et aux sièges-dossiers en plastique. À gauche apparaît un lit également métallique, recouvert de draps blancs et qui est à l’occasion déplacé au milieu de la scène. À droite, enfin, est installé un musicien/régisseur de son avec ses instruments qui créent le fond sonore au cours de la représentation. La scénographie ne prétend ainsi rien cacher aux spectateurs pour les plonger dans une fausse illusion de réalité. Elle se montre au contraire comme telle en confortant cette impression déjà évoquée que l’action ne se conçoit que comme ce qu’elle paraît réellement : le théâtre. La scène peut ainsi, avec franchise, promener le spectateur d’un lieu à l’autre à la faveur de multiples retours en arrière et de nombreux espaces dramatiques amenés par les simples propos des comédiens. C’est à cet égard que l’écriture dramatique et la mise en scène matérielle exposent leur propre théâtralité. Dans cette perspective, les accessoires restent extrêmement limités : tout est en effet une question de propos, de gestes et de mouvements des comédiens qui portent sans autres moyens que leur savoir-faire toute la représentation du début la fin.

     C’est sans doute dans les pièces écrites et mises en scène par Michalik que l’on peut véritablement apprécier la souplesse et la virtuosité des comédiens. Dans Intra-Muros, ils sont cinq, désormais en alternance et dans une distribution renouvelée, alors que les personnages sont nombreux. Parfois le même personnage apparaît à des âges différents selon qu’il suit le cours de l’action principale ou qu’il remonte dans le temps pour « raconter » son passé ― notons au passage que tout récit commencé se transforme rapidement en un jeu qui sollicite d’autres comédiens des interventions et l’abandon de leur rôle principal. Les cinq comédiens se voient ainsi follement ballotés à travers des époques, bien que récentes, et des personnages variés, sans qu’aucun d’eux ne garde le même rôle du début jusqu’à la fin. Par exemple, la comédienne qui incarne d’emblée l’ex-femme et l’une des deux assistantes de Richard, joue, entre autres, la petite amie de Kévin ou la mère d’Alicia et une foule de micro-personnages qui complètent d’autres scènes de manière épisodique. Il en va de même pour les deux détenus, Ange et Kévin, amenés par Richard et ses deux assistantes à se raconter faute d’arriver à faire les exercices de théâtre qu’il leur propose : en plus d’incarner les deux détenus à des âges différents, les deux comédiens qui leur prêtent la voix et le corps interviennent dans d’autres micro-situations entraînées par les besoins de l’action cadre. Un effort particulier est de plus demandé aux deux comédiens : parler un français de quartier et reproduire l’accent corse, ce qui relève une fois de plus de leur talent particulier. Il faut, dans ces conditions, manifester une grande agilité pour apporter à chaque rôle le registre convenable et pour donner à chaque personnage une certaine spécificité, ne serait-ce qu’à travers quelques clichés qui le distinguent des autres au regard de son apparition rapide et momentanée. C’est à juste titre que l’on applaudit avec véhémence les cinq comédiens tous aussi brillants les uns que les autres.

      Intra-Muros d’Alexis Michalik est une création qui renouvelle son écriture dramatique tout en se situant à l’époque contemporaine. La pièce exploite savoureusement les rouages du théâtre et de la théâtralité pour offrir aux spectateurs des émotions hautes en couleur et aux comédiens des rôles extrêmement complexes. C’est un véritable plaisir d’assister à l’une de ces représentations.

Bande-annonce d’Intra-Muros d’Alexis Michalik