Petit-Montparnasse : L’Un de nous deux

      L’Un de nous deux est une pièce de Jean-Noël Jenneney, nouvellement mise en scène par Jean-Claude Idée au Théâtre-Montparnasse. Bien reçue par le public avant le confinement du début du printemps, elle a été remise à l’affiche au Petit-Montparnasse en mi-septembre (>).

      L’Un de nous deux est une pièce à sujet politique sans prétention de faire de la politique. Ce n’est pas une pièce engagée tenue de transmettre un message ou d’agir sur le spectateur. C’est une formidable plongée dramatique dans les eaux troubles de l’Histoire. L’Un de nous deux met face à face deux personnages qui se sont durablement inscrits dans le paysage politique de la Troisième République en particulier : Léon Blum et Georges Mandel. Les deux hommes politiques se retrouvent dans une prison en Allemagne, en juin 1944, comme otages, retenus par les nazis depuis plusieurs mois. Si l’action de la pièce repose ainsi sur une rencontre réelle, le dialogue brûlant entre les deux hommes politiques de partis opposés dans une intimité forcée est, selon les mots mêmes de Jean-Noël Jenneney, entièrement fictif. Ce côté imaginaire confère une certaine légèreté à une action autrement peu réjouissante au regard des événements historiques douloureux. Si Georges Mandel et Léon Blum n’ont pas tenu les propos insérés dans la pièce, leurs discours ne représentent pas moins le condensé de leurs pensées et de leurs positions politiques au travers de l’Histoire. La transposition au théâtre les fait revivre tout en remettant en jeu certaines polémiques jamais résolues. Elle donne lieu à plus qu’un simple acte mémoriel ou documentaire : la scène nous fait entrer dans les coulisses d’une réflexion politique en mouvement.

Jean-Noël Jeannenay : « Un collègue étourdi s’est écrié, en apprenant que je m’aventurais de la sorte, loin de mes bases habituelles : “Mais comment peux-tu être sûr qu’ils ont dit cela ?” Je lui ai répondu en souriant : “Je suis certain, justement, qu’ils ne l’ont pas dit !” Et quel plaisir que de n’avoir pas à mettre des notes en bas de page ! » (Interview, site du Théâtre-Montparnasse >)

      La pièce peut être considérée comme historique, comme le sont au reste les tragédies classiques inspirées de l’histoire antique. Dans celles-ci, un dramaturge invente généralement toute l’action à partir d’un dénouement retenu qui s’appuie sur des faits avérés : l’action déroulée relève de la rationalisation documentée des événements et des circonstances historiques introduits dans les discours polémiques des personnages. Il en va de même dans L’Un de nous deux malgré la proximité temporelle de notre présent avec l’époque historique de référence ― à peine quatre-vingts ans se sont écoulés depuis la prise en otage de Léon Blum et de Georges Mandel, ce qui n’est pas le cas de la tragédie classique. L’auteur, qui est un véritable historien, imagine les discussions qu’auraient pu mener les deux hommes politiques dans l’ambiance pesante de la Seconde Guerre mondiale au moment de l’assassinat de Philippe Henriot qui entraîne la mort de l’un des deux en guise de représailles. Une sorte de dénouement tragique se dessine au fur et à mesure que l’action avance. Celle-ci est de plus divisée en trois actes qui correspondent à trois matinées ou après-midis successifs pendant lesquels les deux hommes politiques échangent vivement leurs points de vue tant, d’abord, sur des événements plus anciens que, plus loin, sur leur actualité historique dont l’assassinat de Henriot et l’annonce des représailles. Comme le temps dramatique qui se trouve resserré autour de cet événement majeur évoqué au début du second acte, l’action se plie également au principe de l’unité de lieu : elle se déroule à la prison.

      Le déplacement de la mise en scène de la grande scène du Théâtre-Montparnasse à la petite scène gagne sans doute en intimité et permet d’accentuer l’impression du huis-clos dans lequel se trouvent enfermés Léon Blum et Georges Mandel contre leur gré. La scénographie représente une pièce de rencontre conventionnelle à travers un mobilier en bois daté d’époques différentes : de gauche à droite, une radio posée sur un guéridon mobile, deux chaises garnies de rembourrage et disposées autour d’une table à poker, une petite table de billard installée au milieu de la scène et derrière laquelle se trouve un gramophone placé sur une table de taille moyenne, deux chaises en osier disposées autour d’une autre petite table, enfin une commode à tiroirs sur laquelle trône un buste en bronze de Clemenceau. C’est probablement parce qu’il s’agit de prisonniers politiques de haut niveau que la scène semble « assez bien » aménagée pour un lieu de prison : la disparité du mobilier rassemblé « sans goût » donne cependant l’impression qu’il l’a été rapidement pour satisfaire le besoin de loger les deux prisonniers politiques. Au fond de la scène est par ailleurs tendu un grand écran sur lequel est projetée, en noir et blanc, une perspective sur un camp de travail qu’auraient pu voir Georges Mandel et Léon Blum. Il ne s’agit cependant pas d’une image statique : à travers deux vitres, on voit passer des voitures, des avions-de-chasse, parfois des hommes qui courent. Les tirs de mitraillette qui viennent de l’extérieur attirent de plus l’attention des deux hommes inquiets pour leur propre sort. Ces projections singulières qui figurent un hors-scène troublant produisent en même temps un étrange effet d’éloignement : alors que les comédiens sont devant nous à portée de la main, cet arrière-fond cinétique en noir et blanc les met paradoxalement à distance des spectateurs comme si les deux personnages se trouvaient happés par les événements historiques qui doivent avoir raison de l’un d’eux. Cet écran s’impose enfin comme une sorte d’épée de Damoclès qui ne cesse de rappeler l’actualité historique qui se resserre autour d’eux comme le nœud d’une corde de pendu.

      Malgré le caractère entièrement verbal de l’action dramatique, la mise en scène de Jean-Claude Idée est étonnamment dynamique : elle ne s’enlise jamais dans un statisme ennuyeux propre à un débat politique. L’action est régulièrement relancée par des incidents en apparence extérieurs aux échanges de Georges Mandel et de Léon Blum, interprétés respectivement par Christophe Barbier et Emmanuel Dechartre. Ces échanges sont çà et là interrompus et ranimés par les entrées d’un soldat allemand (Arthur Sonhardor) qui se multiplient au fur et à mesure que l’action s’approche de son terme. L’arrière-plan animé détourne à son tour le débat sur des expériences personnelles en le ramenant sur l’actualité historique. Le mobilier présent motive enfin les déplacements : les deux comédiens ne restent jamais longtemps assis autour d’une table ou debout à jouer au billard, ils n’arrêtent pas de bouger au gré des émotions qui relèvent leurs propos. Cette agitation permanente, amenée de manière artificielle, donne ainsi du mouvement à une action reposant sur les seuls mots. Elle la dynamise tout naturellement grâce à l’excellent jeu de Christophe Barbier et d’Emmanuel Dechartre. Les deux comédiens tâchent de rentrer dans la peau des personnages historiques qu’ils incarnent en imitant aussi fidèlement que possible leur débit de parole et leurs tics de langage. On distingue aisément deux personnalités différentes non seulement à travers les convictions politiques qui les opposent ― le clivage traditionnel droite / gauche, mais aussi au niveau de leurs caractères dans les réactions émotionnelles divergentes à maints égards et ce, grâce à la précision avec laquelle les deux comédiens s’emparent de leur rôle. Si Christophe Barbier donne à la posture de Georges Mandel de la gravité et de la méfiance, Emmanuel Dechartre endosse le rôle de Léon Blum avec vivacité et avec confiance en l’homme. Les deux comédiens réussissent avant tout à créer des figures particulièrement humaines qui se laissent prendre au jeu avec une certaine jovialité malgré des conditions éprouvantes.

      L’Un de nous deux jouée actuellement au Petit-Montparnasse appartient à ces créations traditionnelles qui nous font aimer le théâtre pour ces moments agréables qu’on y passe grâce à la qualité des mises en scènes et grâce au jeu des comédiens. Mais ce n’est pas juste du théâtre bien fait, c’est aussi un théâtre qui tend discrètement un miroir à notre actualité, qui interroge notre rapport à l’histoire et qui nous fait réfléchir à la complexité des enjeux politiques.

Bande-annonce de L’Un de nous deux