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Théâtre de la Colline : Littoral

      Avec la création de Littoral, Wajdi Mouawad revient sur un texte qu’il a écrit et mis en scène il y a plus de vingt ans au Festival Théâtres des Amériques (1997), puis repris en 2009 pour le Festival d’Avignon. Cette nouvelle création, présentée à La Colline – théâtre national, intervient dans un contexte particulier : Wajdi Mouawad choisit Littoral pour rouvrir le théâtre dont il est directeur après une fermeture liée à une crise sanitaire sans précédent.

     Ce n’est pas la première fois qu’un metteur en scène réputé revient sur le texte qu’il a déjà monté : Antoine Vitez, par exemple, avait créé La Mouette de Tchekhov deux fois, Électre de Sophocle trois fois. Il ne s’agit bien sûr pas de la reprise d’une même mise en scène mais d’une véritable refonte de la pratique et de l’esthétique dramatiques qui évoluent au cours de la vie de chaque metteur en scène. Les critiques, les recherches, les nouvelles expériences, les tendances d’une époque, parfois des rencontres inespérées ou des événements marquants, tout un parcours artistique personnel influe alors sur la manière de penser et repenser le théâtre et le texte. Si Wajdi Mouawad décide de dépoussiérer Littoral, c’est parce que cette pièce phare de son répertoire, la première de la tétralogie Le Sang des promesses, aborde plusieurs questions douloureuses en résonance avec notre présent immédiat : le rapport de la jeunesse à la mort, à la mémoire, à l’identité, la difficulté de se raconter, mais aussi l’impossibilité d’aimer, la violence, la guerre. C’est loin d’être la démarche d’un créateur imbu de son œuvre : Wajdi Mouawad avoue au contraire l’impuissance même d’écrire un nouveau texte suffisamment puissant par manque du recul dont on a besoin pour témoigner avec noblesse sur ce que l’on vient de vivre. Le choix est à juste titre tombé sur Littoral, eu égard à la portée universelle de ce texte « ancien » devenu un « classique contemporain », puisqu’il n’est plus rare de l’étudier au collège ou au lycée. Cette nouvelle création, totalement imprévue dans la programmation 2019/20, se trouve ainsi « à la croisée des chemins », celle de hasards, de rencontres et d’événements, permettant à l’auteur metteur en scène d’explorer les possibilités idéologiques et scéniques de sa propre pièce.

« Au cours de ces deux mois [de confinement] qui viennent de passer, [la mort] fut si présente et si quotidienne. Nous avons dénombré les morts, nous avons décompté les morts, nous avons observé les courbes, nous avons suivi les pics, nous nous sommes épris de ses statistiques, oubliant qu’à chaque mort il s’agissait d’un chagrin et qu’à chaque mort il s’agissait d’un humain souvent s’en allant seul sans personne pour lui tenir la main. Voilà pourquoi, bien plus que la fête et bien plus que la reprise de nos habitudes, bien avant l’angoisse économique, peut-être est-il davantage temps de mettre la mort au centre de l’été. La regarder autrement. Poétiquement, symboliquement, sacrément, mystérieusement. Une façon d’assumer le traumatisme imperceptible que nous avons vécu, traumatisme qui ne dit pas son nom. » (Wajdi Mouawad, Dossier de presse pour Littoral, 2020, p. 3.)

     La toute première originalité dans la reprise de Littoral tient à une double distribution, l’une essentiellement féminine et l’autre essentiellement masculine, propre aussi bien aux créations précédentes qu’au texte imprimé. Les conséquences d’une telle métamorphose se font immédiatement sentir sur la manière dont on appréhende le bouleversement vécu par le personnage principal et sa quête qui se mesure sur plusieurs plans anthropologiques. Le spectacle et le texte ne résonnent pas de la même façon selon que ce personnage principal est un homme ou une femme, de plus accompagné par une sorte d’alter ego venu d’un ailleurs mystique, peut-être de l’inconscient, qui matérialise, pour les spectateurs/lecteurs, ses fantasmes ou ses cauchemars et qui lui permet de dialoguer avec lui-même comme avec un confident de la tragédie classique. Wilfrid devient ainsi Nour, alors que chevalier Guiromélan est transformé en chevaleresse Bérangère ; pour les autres personnages, ceux que rencontre Wilfrid/Nour au cours de son périple et qui l’aident à chercher un endroit pour enterrer son père, le sexe a moins d’importance. Si Wilfrid, en manque de repères personnels, paraissait plus fragile qu’ébranlé par la mort de son père qu’il n’a pas vraiment connu, Nour qui s’est substituée à lui étonne au contraire par son courage au regard de sa détermination à surmonter les obstacles sociaux plus lourds de conséquence pour une jeune fille que pour un jeune homme. On n’échappe certes pas aux stéréotypes de genre, mais ce n’est pas le but de cette double distribution : loin de subir une uniformisation fanatique, les deux sexes ont le plein de droit à leur spécificité naturelle.

     La mise en scène de Wajdi Mouawad joue, d’autre part, finement avec les codes du théâtre qu’elle ne laisse pas de détourner pour stimuler l’imagination du spectateur amené à reconstituer l’histoire de Nour en quête d’elle-même. Le rideau en bois noir se lève ainsi en grinçant sur une scène noire entièrement vide, simplement plongée dans une brume artificielle. Et elle reste vide pendant quelques instants, jouant peut-être avec l’impatience des spectateurs de retrouver les salles… Mais ce choix scénographique est davantage lié à la portée universelle de la fable qui fait abstraction de tout ancrage spatio-temporel : il n’y a que les prénoms des personnages qui permettent de vaguement situer l’action au Proche-Orient. Les comédiens apparaissent ainsi sur scène comme s’ils venaient de nulle part ou d’un rêve/cauchemar. Leurs silhouettes virevoltantes s’approchent de la rampe pour donner corps à ceux qui vont incarner les personnages et partager par-là un témoignage douloureux. C’est eux-mêmes qui délimitent l’espace de jeu avec des bandes blanches autocollantes au son rythmé émouvant d’un instrument à cordes frottées traditionnel. C’est eux-mêmes qui choisissent les accessoires et les vêtements accrochés aux cintres qui descendent l’un après l’autre jusqu’au plateau. Puis, Nour, habillée d’un pantalon kaki et d’un débardeur noir, cheveux frisés reliés par un chouchou en velours vermeil, se met à raconter au juge absent de scène comment elle a appris la mort de son père, lors d’un coït à trois heures du matin, et le spectacle commence. La scène restera un terrain de jeu dépouillé de tout décor jusqu’au dénouement, aménagement scénique qui exhibe le jeu des comédiens jusqu’à la moelle dans la mesure où tout repose désormais sur la seule virtuosité.

« Ma requête est simple, monsieur le juge. Je demande la permission de rapatrier le corps de mon père. Il est vrai que mon père n’est pas un chef d’État ni une personnalité d’importance civile, mais pour moi, ce serait une façon de réconcilier les morts et les vivants. Les vivants ont de la peine, mais les morts c’est important aussi. Les morts n’ont pas d’âge, vous savez, alors il faut les aider à trouver le repos. Mon père n’a pas vécu ici, son amour est là-bas, son bonheur est là-bas. Tout est prêt. J’irai au pays natal de mon père, jusqu’au village qui l’a vu naître, haut perché sur les montagnes, et je trouverai un lieu de repos pour son âme. Je peux partir dès ce soir, il ne manque votre autorisation. Voilà. Je vous ai tout raconté. » (Littoral, personnage de Wilfrid (celui de Nour dans la présente mise en scène), p. 62-63.)

     La théâtralité s’expose sans artifice aux yeux des spectateurs pour leur rappeler qu’ils restent au théâtre et qu’on va leur « raconter » une histoire. Cette déréalisation de l’action scénique repose d’emblée sur un enjeu narratif : en plus, certes, du voyage qu’entreprend Nour pour enterrer le corps de son père dans le pays où celui-ci est né, l’action ménage les rencontres impossibles entre les vivants et les morts, entre les vivants et leurs doubles imaginaires, elle est scandée par des retours en arrière qui aident Nour à connaître son père, sa mère, ses origines, à comprendre d’où elle vient. Deux apparitions l’accompagnent tout au long de l’action : chevaleresse Bérangère qui la protège en lui prodiguant des conseils, et le père qui lui révèle progressivement son histoire impossible avec Jeanne, sa femme morte peu après la naissance de Nour. Si la chevaleresse revient chaque fois avec un grand fracas empreint de parodie pour rompre une situation embarrassante qui semble sans issue pour Nour, les moments passés avec le père représentent, quant à eux, une source d’émotion particulière. La scène de la lecture des lettres jamais envoyées est d’une beauté irrésistible au pathétique : le père mort en retrait regarde la fille découvrir les lettres qu’il lui écrivait à tous les anniversaires, alors que deux autres comédiens démultiplient le personnage, l’un qui lit et l’autre qui interprète l’histoire d’amour avec Jeanne. Ces lettres resteront symboliquement éparpillées sur scène comme les traces d’un passé exhumé qui conduisent Nour au pays d’où le père et la mère avaient fui à cause d’une violente guerre civile ― c’est avec évidence celle au Liban qui inspire Wajdi Mouawad.

« On a tous besoin d’un miracle. Vous, les vieux, vous l’avez eu votre miracle, il y a longtemps, puisque vous avez connu le pays avant la guerre, mais moi, je suis née dans les bombes, mais je suis sûre que la vie, c’est autre chose que les bombes, que ça peut être autre chose, mais je ne sais pas quoi. » (Littoral, personnage de Simone, p. 74.)

     Simone, Amé, Sabbé, Massi et Joséphine font plus que suivre Nour dès lors qu’elle revient au pays de ses ancêtres : ils portent le témoignage de cette guerre qui les a violemment privés aussi bien de leurs proches que d’eux-mêmes. Ils portent la mémoire de ceux qui ont disparu et qu’il ne faut pas oublier. Ils aident autant Nour à comprendre qu’ils ne bouleversent les spectateurs par l’horreur de ce qu’ils ont du mal à dire. Ils relèvent ce cheminement vers le lieu d’enterrement, lieu d’apaisement et de réconciliation avec le passé traumatisant, d’une poésie paradoxale : le chant, le rire, la récitation…  Ils cheminent vers le littoral imaginaire qu’ils recréent avec du scotch bleu.

     Avec trois fois rien, les comédiens sous la baguette magique de Wajdi Mouawad frappent les spectateurs, pendant presque trois heures, autant par leur virtuosité que par une force impressionnante de l’histoire de ce Littoral remis en scène. Quel bonheur que de retourner au théâtre pour faire le deuil d’une crise sanitaire traumatisante ?!