Archives par mot-clé : Théâtre Espace Marais

Théâtre Espace Marais : Le Joueur d’échecs (Zweig)

      Le Joueur d’échecs est à l’origine une nouvelle de Stefan Zweig, reprise et adaptée à la scène par Claude Mann pour Sissia Buggy qui l’a créée au Théâtre Espace Marais avec trois comédiens dans les rôles du voyageur conteur (Philippe Houillez), de son ami, du champion d’échecs Czentovic (André Rocques) et du mystérieux Monsieur B. (Joseph Morana).

      Ceux qui connaissent cette dernière nouvelle que Zweig rédigea et envoya aux éditeurs peu avant son suicide doivent être piqués de curiosité en s’interrogeant sur les modalités de la transposition théâtrale d’un double récit : quels personnages paraîtront sur le plateau ? seront-ils amenés plus à raconter l’histoire qu’à la jouer pour la porter à la scène ? quels passages seront retenus ? l’action sera-t-elle fidèle ou non à l’œuvre originale ?… Si ces démarches discutables risquent toujours d’agacer les spectateurs lecteurs scrupuleux à cause des choix liés à la nécessité de sacrifier certains faits de l’histoire, une telle transposition permet en même temps d’exploiter la polysémie d’un texte littéraire, de jouer finement avec des passages clés, de souligner leur tension dramatique et d’aller plus vite sur certains détails, de resserrer l’action et moduler le suspens. La nouvelle de Zweig pose une difficulté pour l’adaptation du long récit du mystérieux joueur d’échecs, enchâssé dans celui du voyageur qui raconte son incroyable rencontre avec lui sur un paquebot de luxe naviguant vers Buenos Aires. La dramaturgie de ces dernières décennies a cependant habitué les spectateurs aux sauts dans le temps ou aux retours en arrière, à un va-et-vient dynamique entre plusieurs lieux et entre des époques différentes, le présent et le passé. La réussite de la transposition d’un texte narratif à la scène ne tient donc désormais qu’à la virtuosité du dramaturge et du metteur en scène. À la libre appréciation du spectateur, selon ses goûts esthétiques, d’adhérer ou non à leur entreprise créatrice. Le travail de la charismatique metteuse en scène Sissia Buggy est loin d’être décevant : sa mise en scène palpitante entraîne vivement le spectateur dans un combat bouleversant d’un homme aux prises avec lui-même.

Philippe Houillez – Joseph Morana – André Rocques

      La petite salle du Théâtre Espace Marais avec ses trois rangées de sièges se prête particulièrement bien à l’histoire quasiment intime du Joueur d’échecs malgré une relative ouverture de l’espace fictif que renferme l’intrigue : un paquebot de luxe accueillant une foule de passagers qui y fourmillent lors de la traversée. La scénographie minimaliste recrée l’ambiance de cette traversée avec des sons et des bruits typiques et une lumière tamisée tirant d’abord vers le bleu foncé. Sur le rythme d’une chanson allemande, deux comédiens, le voyageur conteur et son ami, entrent sur une plate-forme haute, protégée par une balustrade, donnant l’impression de se promener sur le pont ou sur le bord d’un bateau, avant de descendre sur la scène par deux escabeaux appuyés contre le fond décoré de pièces d’échafaudage. C’est alors qu’ils pénètrent dans l’espace situé au niveau des spectateurs et qui servira plus tard de salon de jeu. Sans grands moyens : trois fauteuils disposés de part et d’autre suggèrent les lieux dans lesquels évoluent quatre personnages retenus du Joueur d’échecs. À l’occasion, une table de jeu recouverte d’une nappe vermeille viendra compléter ce décor dépouillé, plongé tout au long de l’action dans le clair-obscur amené par un jeu de couleurs bleu et rouge. La scénographie fait ― heureusement ― l’impasse sur le luxe évoqué dans le texte, puisque les décors inspirent davantage une certaine pauvreté des lieux. Le dépouillement accentue en revanche le côté mystérieux de l’histoire de Monsieur B. venu troubler une partie d’échecs comme un revenant hanté par son passé à la recherche de lui-même.

Joseph Morana, dans le rôle de Monsieur B.

      Que certains passages du texte soient enregistrés et diffusés grâce à la voix off, ou que d’autres soient même supprimés, ne gâche rien à l’adaptation du Joueur d’échecs de Zweig. L’action prend au contraire de l’envol tout en avançant à un rythme endiablé, restituant la rapidité observée dans son écoulement à la lecture. Aucun détail superflu ne la ralentit contrairement même à ce qu’on pourrait attendre d’une partie d’échecs susceptible de paraître ennuyeuse aux non-initiés. Les courts passages lus par la voix off n’arrêtent pas le jeu : les comédiens prolongent cette lecture en les mimant. S’ils s’assoient parfois pour raconter eux-mêmes, ce n’est jamais pour longtemps : les faits évoqués dans leurs récits donnent aussitôt lieu à une action. Les parties d’échecs ne s’enlisent non plus dans un statisme mortel. Elles sont d’abord vivement commentées par le voyageur et Monsieur B. qui prodigue ses conseils pour sauver l’équipe réunie autour de l’arrogant McConnor contre le champion du monde Czentovic. On est d’autant plus curieux d’observer les réactions de ce dernier, l’interprétation que lui prête André Rocques, que la personnalité de Czentovic attise des rumeurs désobligeantes sur sa stupidité, sa rudesse et sa cupidité. Il en naît un jeu fascinant qui confronte le champion réputé pour son regard vide et fort de son succès à un homme troublé par son histoire personnelle. Les parties d’échecs sont ensuite scandées par la nervosité grandissante de Monsieur B. qui joue toujours rapidement et qui ne parvient pas à faire face à la lenteur retorse de Czentovic intéressé à déstabiliser son adversaire.

      Si l’action ralentit çà et là, c’est pour souligner les étapes notables dans le parcours du mystérieux joueur. Comme à la lecture de la nouvelle de Zweig, le voyageur conteur et son ami portent d’abord leur regard sur le seul Czentovic présent sur le paquebot. Mais l’action dramatique telle que manipulée par Claude Mann accélère l’exposition de ces prémices de l’histoire pour mettre au centre de l’intérêt le destin de Monsieur B. et sa tentation de jouer contre un partenaire réel, dont les coups ne sont pas d’emblée appris par lui parce qu’inscrits dans le palmarès des meilleures parties jouées au championnat. Joseph Morana montre d’abord une curiosité détachée et joviale pour la partie d’échecs. Il semble s’amuser du changement observé dans l’attitude de Czentovic dès lors qu’il s’aperçoit que ses conseils renversent le déséquilibre entre les joueurs. Mais son jeu évolue lors de la deuxième partie, le lendemain, après le récit de son apprentissage des échecs dans une chambre isolée où il s’était vu incarcéré par les nazis pendant des mois. Il l’adapte à la situation qui veut que Monsieur B. retombe dans son délire malgré l’interdiction de son médecin de jouer. Joseph Morana convainc dans son rôle en réussissant à doser son irritation montante contre la lenteur calculée de Czentovic impassible. Il tape des mains contre la table, il hausse le ton, ses mouvements deviennent de plus saccadés, son regard halluciné se vide progressivement. Sauvé in extremis par le voyageur conteur averti de son mal, il retrouve la voix grave et le sérieux du début de la partie pour disparaître à jamais.

Joseph Morana, dans le rôle de Monsieur B.

      Ce Joueur d’échecs de Zweig porté à la scène par Sissia Buggy permet alors au lecteur spectateur non seulement de confronter la manière dont lui-même avait imaginé les scènes jouées à ses yeux, mais aussi de les apprécier telles qu’interprétées par les comédiens. La mise en scène équilibrée et le jeu brillant des comédiens sont tout à fait à la hauteur du célèbre romancier.