Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Théâtre des Quartiers d’Ivry : La Nuit juste avant les forêts

      La Nuit juste avant une les forêts est un célèbre texte de Bernard-Marie Koltès, devenu depuis sa parution en 1988 aux Editions de Minuit un classique de la littérature française. Considéré comme un monologue théâtral, ce texte narratif fait l’objet de nombreuses créations qui contribuent d’autant plus à son exégèse dramaturgique et métaphysique qu’il hante les professionnels comme les amateurs de théâtre en raison de ses multiples lectures possibles. Matthieu Cruciani l’a repris à son tour dans une mise en scène troublante en confiant le rôle de l’homme à Jean-Christophe Folly. Présentée à la Comédie de Colmar, sa mise en scène est partie en tournée à travers la France : les spectateurs ont pu la voir fin mars au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>).

      En plus d’une teneur existentielle qui remue les sensibilités par la virulence des propos, La Nuit juste avant les forêts intrigue d’abord par le statut énigmatique de celui qui nous interpelle par ce « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, […] ». Sans nom, à un endroit non spécifié, à une heure inconnue, un homme s’adresse, dans un long discours présenté sous forme d’une seule phrase, à un destinataire inconnu, du moins pour le spectateur. Son propos permet tant bien que mal de reconstituer son parcours épique comme son identité sociale avec toutes les zones d’ombre qui persistent. Il s’apparente à un singulier récit de vie d’un individu vivant en marge de la société, sans famille, sans visage, probablement même sans papiers. Le désordre et l’incohérence apparente de son développent nous persuadent dans le même temps qu’il manque de repères sociales susceptibles de favoriser son « insertion » dans la société fondée sur le modèle économique libéral auquel il s’en prend à plusieurs reprises. Tout est dès lors à inventer pour transposer sur scène ce texte de Koltès : la difficulté dramaturgique tient à trouver un équilibre esthétique sans le dénaturer en l’édulcorant dans une mise en scène naïve ou en forçant sa dimension sombre par la volonté de secouer les consciences. Matthieu Cruciani, quant à lui, semble avoir trouvé cet équilibre tout en produisant un malaise moral chez un spectateur confortablement installé dans son fauteuil.

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La Nuit juste avant les forêts, mise en scène par Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly
© Jean-Louis Fernandez

      Le choix du lieu et de l’ambiance est crucial dans la mesure où il œuvre, plus ici que dans d’autres textes, à la résonance métaphysique. La scénographie dans la mise en scène de Matthieu Cruciani repose sur la reconstitution poétique d’un espace désaffecté qui n’est pas sans rappeler celui du Quai Ouest : un lieu symbolique, fréquenté par ceux qui se distinguent sans ambages de l’ordre bourgeois. L’espace mis en œuvre par Nicolas Marie ressemble à un parking souterrain abandonné : des pylônes en béton armé délimitent un terrain sombre exposé aux flétrissures du temps. Si son aspect dégage l’impression de quelque chose de sordide à cause des infiltrations et une flaque d’eau sale, l’apparition du comédien habillé de vêtements malpropres et mal-ajustés renforce cette impression de saleté et de misère. Mais la scénographie ne verse nullement dans le glauque ou le repoussant : le déroulement de l’action introduit ou découvre peu à peu des éléments tant soit peu lyriques qui la transcendent en ce que Baudelaire a pensé dans l’expression de « fleurs du mal » : une certaine beauté retournée, tirée de ce qui échappe habituellement au canon du beau fondé sur l’harmonie et la recherche d’éléments positifs. Des pousses d’arbre élancées, sorties d’une terre entassée au coin d’un pylône, mais aussi de l’eau qui tombe çà et là du plafond sous forme de gouttes de pluie, représentent en effet des fragments vitaux qui mettent poétiquement en tension l’extrême dénuement et un irrésistible appel au droit d’exister.

 

      Jean-Christophe Folly s’empare de la création de son personnage avec une fougue modérée, mais suffisamment entraînante pour intéresser les spectateurs tout au long de la représentation : la souplesse et l’agilité de ses mouvements laissent découvrir un homme certes éprouvé par les aléas du destin et qui vit en rupture avec l’ordre social habituel, mais qui ne manque pas pour autant de soif de vivre. Seul en scène, le comédien parvient à donner un rythme alerte au discours mordant de son personnage amené à « recracher » avec une résonance vertigineuse les torts dont il fait l’objet. Malgré la teneur « incongrue » de certains propos crus et l’aspect miséreux de l’homme, Jean-Christophe Folly ne verse pas dans la grossièreté : s’il suggère plus qu’il ne montre, ses gestes maîtrisés confèrent à son personnage un aspect charnel qui nous rappelle inlassablement que celui-ci est un être humain engagé autant dans l’affirmation de la liberté d’exister indépendamment de tout système capitaliste que dans le droit de disposer de son corps meurtri par les coups de ceux qui semblent s’être pris à lui pour ses origines étrangères évoquées en sourdine. Jean-Christophe Jolly nous persuade ainsi que son personnage n’est pas un simple être de papier : sans excès de pathos et sans afféterie, il incarne un déclassé « fascinant », doué d’une sensibilité vibrante qui se met à nu dans sa complexité inextricable. Cet équilibre délicat sonne si juste qu’il provoque un malaise moral chez un spectateur affecté par ce destin singulier, mais qui détourne généralement les yeux de ceux que Jean-Christophe Folly représente ici avec autant de conviction que d’émotion. Un véritable malaise qui doit radicalement trouble la conscience bourgeoise.

      La Nuit juste avant les forêts dans la mise en scène de Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, est sans aucun doute un excellent exemple de mise en vie de ce bouleversant texte de Koltès. Le comédien tend brillamment le miroir de ce que la société refuse de voir dans ces marginaux qu’il incarne avec justesse à travers son personnage : un être humain sensible voué à un combat existentiel pour ne revendiquer paradoxalement qu’un simple droit d’exister. Ce magnifique spectacle séduit enfin par une esthétique de clair-obscur qui confond un bas-fond social et la poésie de plusieurs signes vitaux.

Studio Hébertot : Ma Vie en aparté

      Ma Vie en aparté est une création originale de Gil Galliot présentée au Studio Hébertot dans une mise en scène de l’auteur (>). Elle retrace le parcours d’une comédienne âgée, attachée au théâtre corps et âme, tout en mettant à l’épreuve sa passion pour ce métier à travers la présence énigmatique d’une jeune comédienne qui fait ses premiers pas sur scène. Cette pièce, écrite pour deux rôles, amène sur le plateau Bérengère Dautun et Clara Symchowicz.

      Ma vie en aparté fait partie de ces pièces qui manifestent haut et fort l’amour du théâtre en mettant en œuvre une situation inextricable de mise en abîme et en intégrant un subtil discours métathéâtral. Le point de départ repose sur une répétition de la Phèdre de Racine, appréhendée comme un texte classique dont l’appropriation s’avère problématique en raison de la nature de la faute tragique attribuée à l’héroïne. La compréhension de cette faute constitue une difficulté morale dont la résolution personnelle semble la clé pour entrer dans la peau du personnage. Comment parvenir à interpréter Phèdre sans se contenter de « réciter » et à lui donner une profondeur humaine qui remue les sensibilités ? « À qui t’adresses-tu quand tu parles à Œnone ? » demande avec malice Edwige. Ce texte célèbre, qui ne cesse de résister à l’épreuve de la scène, suscite par-là un débat sur son intemporalité et ses retentissements à travers trois siècles d’histoire du théâtre. Mais il représente surtout un délicat point de jonction qui réunit deux comédiennes en quête d’elles-mêmes : si la jeune apprentie a du mal à incarner le rôle de Phèdre faute d’expérience personnelle nécessaire pour comprendre la logique passionnelle, la professeure de théâtre lui révèle au contraire son refus catégorique de l’avoir jouée à cause d’une expérience personnelle traumatisante. Aux répétitions et au discours métathéâtral se mêle ainsi finement un saisissant récit de vie « tragique ».

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Ma Vie en aparté, Studio Hébertot, 2022 © Adan

      Ce n’est pas pour autant un récit de vie classique auquel nous a habitués le théâtre contemporain, un spectacle qui s’appuie sur l’histoire d’un artiste qui ait réellement vécu. Si Ma Vie en aparté est écrite sur mesure pour Bérengère Dautun, le parcours dramatique d’Edwige est bien imaginaire malgré quelques clins d’œil remarqués à la carrière de cette ancienne sociétaire de la Comédie-Française. Il s’invite aux répétitions entamées de façon ambiguë en redynamisant le rapport entre les deux personnages amenés à entreprendre une sorte d’enquête sur le passé d’Edwige et son attachement compulsif à la scène. De sublimes retours en arrière faits dans la vie d’Edwige viennent bousculer le déroulement des répétitions interrompues par le récit grâce à l’apparition de ses fantômes du passé : s’ils donnent un éclairage émouvant sur ses choix de vie, ils métamorphosent en même temps un simple récit épique en une expérience théâtrale bouleversante. Ce récit est adressé par endroits à la comédienne apprentie dans un tête-à-tête de plus en plus tortueux, mais aussi, paradoxalement, aux spectateurs dans quelques scènes qui brisent délibérément le quatrième mur. Une action énigmatique se met ainsi en place pour enquêter tant sur la vie d’Edwige que sur son mystérieux rapport au théâtre et à Phèdre.

      La scénographie minimaliste se distingue dans Ma Vie en aparté par un subtil jeu de mise en abîme fondé sur le procédé de théâtre dans le théâtre. La scène représente en effet une simple salle de répétitions sans décors particuliers : une seule chaise installée à cour constitue le seul accessoire visible au lever du rideau. Un autre rideau noir, suspendu au milieu de la scène, scinde par ailleurs celle-ci en deux parties : si cet aménagement semble d’abord conférer aux répétitions une certaine impression d’intimité, l’éclairage qui le rend transparent nous fait découvrir plus loin un espace parallèle, utilisé pour des sauts dans le passé qui tendent un miroir au récit d’Edwige et qui complètent ainsi la mosaïque composite de son parcours « dramatique ». Un certain effet de flou donne de plus à ces scènes l’aspect de tableaux fugaces qui semblent revenir à l’esprit d’Edwige comme pour hanter sa mémoire remuée par la curiosité de plus en plus mordante de sa jeune élève : la scène clé de son refus incompréhensible d’endosser le rôle de Phèdre, comme celle tirée de son enfance qui est à l’origine de sa vocation imperturbable. Cet entremêlement de plusieurs temporalités et espaces relance ingénieusement le déroulement d’une action singulière qui fait avancer tant le récit d’Edwige que l’enquête de son élève.

 

      L’action ne s’enlise à aucun moment dans un temps mort, évitant opportunément les longueurs que pourraient engendrer des propos trop théoriques tenus sur le théâtre. Les différentes scènes se succèdent en effet avec un tel rythme qu’elles permettent de condenser dans des tableaux équilibrés les faits essentiels tant pour maintenir un mystère qui persiste au-delà même du dénouement quant à l’identité de la jeune comédienne, que pour offrir à Edwige l’occasion de présenter sa propre vision de la pratique théâtrale. Bérengère Dautun s’empare de son personnage avec enthousiasme en créant une professeure de théâtre plutôt joviale, pleine de bonne foi et généreuse en conseils : malgré quelques piques, tant soit peu innocentes, adressées à son élève, cette professeure passionnée de son métier et de textes classiques déconstruit amplement l’image oppressante d’une maîtresse tyrannique que peut d’abord donner la première scène plongée dans l’atmosphère inquiétante d’un récit fantastique. Le rapport de force entre la maîtresse et l’élève semble cependant s’inverser, dès lors que la jeune comédienne pousse Edwige à des aveux douloureux : c’est ainsi que Clara Symchowicz est amenée à adopter différentes postures en louvoyant entre deux types fondamentaux, celui d’un élève en manque absolu de confiance en ses capacités de comédienne et celui d’un élève persécuteur qui prend le pouvoir sur la situation. Mais ce renversement délicat demeure tout aussi ambigu que le rapport énigmatique entre les deux personnages en quête d’eux-mêmes. Ce qui plane dans les airs, c’est en fin de compte cette déclaration d’amour passionnée faite au théâtre.

SH Ma vie en aparté

 

      Ma Vie en aparté de Gil Galliot est ainsi une de ces créations contemporaines pour lesquelles on apprécie tant de nous rendre au Studio Hébertot. L’auteur metteur en scène a parfaitement réussi à mettre en œuvre une action entraînante, fondée sur un mystérieux récit de vie, relevée par le subtil jeu des deux comédiennes qui créent les deux personnages de la pièce.

Théâtre Le Funambule : Le Barbier de Séville

La Funambule Le Barbier de Séville

      Le Barbier de Séville de Beaumarchais compte parmi les comédies classiques toujours jouées avec succès : cette fois-ci, c’est la Cie des Ballons Rouges qui la remet au goût du jour dans une mise scène pétillante de Camille Delpech. Cette création a déjà enchanté des spectateurs venus la voir au Théâtre de la Nation (de mai à juillet 2021) et au Théâtre Le Funambule (automne 2021), où elle est de nouveau à l’affiche pour une trentaine de représentations supplémentaires (>).

      À part les comédies de Marivaux qui font l’objet d’un engouement exceptionnel, les pièces du XVIIIe siècle ne sont plus guère montées : la trilogie de Beaumarchais, qui a par ailleurs inspiré Mozart et Rossini, fait, elle aussi, partie de ces comédies que l’on peut voir jouer grâce à la qualité de leur écriture. Le Barbier de Séville, en quatre actes, cherche en effet à démontrer l’inutilité des précautions prises par un barbon jaloux pour empêcher de jeunes amants de s’aimer et de se marier : pour le comte Almaviva et l’homme à tout faire Figaro, il s’agit bien de déjouer les obstacles de Bartholo et lui arracher Rosine, que celui-ci souhaite garder pour lui-même. Camille Delpech s’empare de cette intrigue classique en l’adaptant pour sa troupe : elle renvoie l’incompétent maître de musique Basile, qu’elle remplace par le personnage de Marceline en lui confiant le rôle d’entremetteuse pour lequel celle-ci est réputée dans Le Mariage de Figaro. La jeune metteuse en scène introduit ainsi un second rôle féminin en redynamisant l’action et en développant le thème de la cupidité.

 

      Si Le Barbier de Séville dans la mise en scène de Camille Delpech se présente en fin de compte comme une adaptation, la pièce originelle de Beaumarchais ne perd rien de son entrain comique ni de sa saveur satirique. L’intrigue amoureuse reste intacte, comme Figaro conserve son ingéniosité et sa débrouillardise, réclamées haut et fort dans sa fameuse tirade sur son parcours picaresque. C’est que Figaro et Almaviva, mais aussi la malheureuse Rosine, doivent désormais compter avec un opposant plus averti et plus alerte que ne l’était un lourdaud de la trempe de Basile, facile à berner : les fâcheuses apparitions de Marceline, qui pactise la main dans la main avec Batholo pour l’aider à arranger son mariage avec Rosine, mettent de l’huile sur le feu pour seconder son âpre vigilance qui ne saura pourtant pas résister au bruissant des liasses de billets que l’entremetteuse ne dédaigne jamais de glisser dans un petit sac à main. C’est certes une affaire de troc qui substitue un type de comique à un autre, mais il faut bien avoir le texte de Beaumarchais en tête pour démêler tous les changements intégrés avec finesse dans l’intrigue originelle. Ces changements stimulent au reste agréablement la curiosité des spectateurs intrigués par cet ingénieux travail de remaniement qui réinvente le comique du Barbier de Séville. C’est un pari dramaturgique réussi.

      Comme Camille Delpech ne cherche pas dans son adaptation le pittoresque du XVIIIe siècle, elle procède à d’autres arrangements pour transposer l’action dans un passé récent : et comme l’annonce la radio allumée par Figaro après son entrée fracassante constituée de plusieurs lazzis, on est en mars 1972… et non plus en Espagne de la fin du XVIIIe siècle ! En plus de cet accessoire moderne omniprésent tout au long de l’action, certains costumes, plus que d’autres, nous rappellent en sourdine les années 70 : une souple robe jaune choisie pour Rosine, un tailleur rose de cendres et des lunettes de soleil portés par Marceline, ainsi qu’une tenue disco et une perruque africaine qui servent de déguisement à Almaviva, lorsqu’il se trouve travesti en maître de musique pour s’introduire dans la maison de Bartholo. Celui-ci, dans sa diatribe contre les défauts de son époque, ne manque pas par ailleurs de mentionner la Première Guerre mondiale, le féminisme ou l’œuvre de Marguerite Duras. La scénographie, quant à elle, reste sobre tout en donnant la primauté au jeu expressif des comédiens : des caisses en bois, un plaid rouge, des draps et un escabeau suggèrent les espaces tout en faisant un clin d’œil historique au théâtre de tréteaux, côtoyé par Beaumarchais à l’époque de la création de ses parades.

 

      Dans cet espace théâtral, tout repose sur les comédiens et leur capacité à entraîner les spectateurs dans le tourbillon d’un imbroglio d’autant plus endiablé que l’action du Barbier de Séville ne supporte aucun temps mort. Les scènes s’enchaînent avec rapidité tout en ménageant d’agréables surprises. Même si les spectateurs connaissent l’intrigue, ils découvrent avec plaisir la manière dont les comédiens interprètent les scènes les plus célèbres, que ce soient celles de la lettre ou les tentatives faites par Almaviva pour tromper la prudence de Bartholo et déjouer toutes les précautions prises pour l’empêcher de s’approcher de Rosine. C’est précisément ce qui met à l’épreuve la mise en scène de toute comédie classique : et celle de Camille Delpech réussit à surprendre les spectateurs tant par la réinvention scénique d’un texte connu que par la recréation des personnages truculents, dont la suspicion et l’agilité sont la clé du succès dans la pièce de Beaumarchais. Si tel est bien le cas du virevoltant Émilien Raineau dans le rôle de Figaro, comme celui de Drys Penthier qui incarne pourtant Almaviva avec élégance, Heidi Bay crée une Rosine énigmatique : un vague air de souffrance semble en effet traduire le pressentiment des embarras que rencontrera la future comtesse dans Le Mariage de Figaro. Camille Delpech, en alternance avec Carla Girod, dans le rôle de Marceline, et Axel Stein-Kurdzielewicz, dans celui de Bartholo, forment un duo d’opposants contrastés, la première grâce à ses volte-face drôlement intéressées, le second à travers ses sauts d’humeur qui en font un amoureux hargneux.

      Repris au Théâtre Le Funambule, ce plaisant Barbier de Séville est donc l’exemple d’une adaptation intelligente qui a remporté avec justesse les suffrages de ses spectateurs. Les comédiens, qui entrent avec aisance dans la peau de leurs personnages, nous séduisent par un air de fraîcheur qui révèle leur plaisir de jouer et la détermination de nous faire rire.

Théâtre de l’Odéon : Le Ciel de Nantes

      Le Ciel de Nantes est une création originale de Christophe Honoré réputé tant pour ses films que pour ses mises en scène saisissantes. Dans cette nouvelle création attendue à l’Odéon (>) depuis plus d’un an, il se met à nu en se laissant aller au récit d’une réalisation cinématographique empêchée qui met en scène l’histoire de la famille de sa mère : il transpose cette histoire au théâtre à l’aide d’une écriture paradoxale tout en nous renvoyant en sourdine à une formule éprouvée dans certaines œuvres autobiographiques de Marguerite Duras et de Jean-Luc Lagarce. Mais Christophe Honoré actualise ce type d’écriture dramatique en l’enrichissant par un subtil discours métalittéraire et en l’infléchissant par des choix de mise en scène qui nous ramènent dans l’univers de ses propres questionnements.

      Le Ciel de Nantes fait partie de ces pièces fondées sur les mécanismes dramatiques du récit de vie, à ceci près que celui de Christophe Honoré prend pour point de départ, mais aussi pour mot de clôture, l’échec de le réaliser pour le grand écran. Il naît ainsi, sous sa plume, un récit de vie fragmenté et composite, qui confronte douloureusement deux vivants et plusieurs morts, réunis dans une salle de cinéma abandonnée pour assister à la projection de quelques essais préparés en amont par le personnage de Christophe. Cette réunion, purement imaginaire, donne l’amorce à l’action en amenant tous les personnages tant à évoquer leurs souvenirs qu’à dire leurs chagrins et régler parfois leurs comptes. Christophe Honoré met en œuvre la fresque d’une famille déchirée par des rancunes et des conflits restés non résolus en raison de l’éloignement forcé de certains de ses membres, mais surtout à cause de la mort prématurée de plusieurs d’entre eux, définitivement disparus à la suite de maladies ou de suicides. S’il ne s’agit pas de tourner un « documentaire » sur la famille de la mère, le théâtre, sans doute plus que le cinéma, permet de montrer cette déchirure ouverte comme une plaie toujours saignante dans la mémoire de Christophe et ce, sans figer les personnages dans des rôles fermés : à la continuité épique, linéaire ou rétrospective, propre au cinéma, se substituent ici des situations pleinement dramatiques qui intègrent en même temps plusieurs récits de vie afin d’éprouver la conscience de ceux qui les écoutent.

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Le Ciel de Nantes, Christophe Honoré, Théâtre de l’Odéon © Jean-Louis Fernandez

      Mais les rencontres entre les vivants et les morts ne sont en fin de compte que des souvenirs parcellaires de Christophe, ce que soulignent, à plusieurs reprises, les personnages confrontés à leur propre représentation dans le film non (encore) réalisé. Plongés dans des situations quasi pirandelliennes, ils se mettent à discuter des choix possibles de Christophe pour infléchir l’image qu’ils pourraient laisser d’eux-mêmes, comme ils se montrent soucieux de la véracité et de la pertinence de faits racontés ; d’autres, encore, luttent pour avoir le droit de faire partie du film ou de la pièce de théâtre déroulée, mais aussi et surtout celui d’appartenir à cette famille fracturée par des souffrances et accidents de vie, apparemment insurmontables pour certains. Ils ont l’air de se bousculer dans la tête du réalisateur confronté aussi bien à son échec de se raconter à travers un film qu’à une douleur désenchantée qui le hante finalement plus parce que ses morts lui manquent que parce qu’ils ne parviennent pas à former une famille harmonieuse pour entrer dans son histoire. Christophe Honoré explore ainsi « spectaculairement », et avec acuité, le rapport à ses souvenirs qui lui échappent et à leur impossible représentation objective ordonnée. Et c’est précisément ce rapport frustré d’un être humain à sa mémoire qui nous affecte profondément.

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Le Ciel de Nantes, Christophe Honoré, Théâtre de l’Odéon © Jean-Louis Fernandez

      Au premier abord, la scène campe les personnages dans une salle de cinéma représentée avec une touche hyperréaliste. Plusieurs rangées de fauteuils orange vintage se trouvent disposées des deux côtés en laissant au milieu une ruelle qui s’élargit en descendant vers le devant de la scène. Deux portes à double battant décentrées à jardin délimitent cet espace au fond, ensemble avec trois murs à motif marron foncé ; enfin, un haut mur se dresse au-dessus de l’entrée pour accueillir un écran de cinéma, descendu plusieurs fois pour permettre de diffuser des projections enregistrées ou des retransmissions en direct : le déjeuner dans l’appartement de la grand-mère à Vanves, ou les scènes situées aux toilettes et sur l’escalier d’entrée. Christophe Honoré n’introduit pas simplement des éléments pittoresques en référence à l’action, il ouvre aussi un espace hyperréaliste fermé à d’autres horizons spatio/temporels, ce qui permet aux personnages de commenter les séquences filmées ou de souffler quand la tension monte trop haut. Ces séquences filmées, en particulier, tendent enfin un miroir de vérité à l’action déroulée sur scène, comme si elles devaient vérifier la véracité des témoignages et transcender par-là une action imaginaire en l’authentifiant. Cet effet est par ailleurs très puissant au moment où les personnages présents au déjeuner de Vanves finissent par apparaître derrière l’écran et retourner sur scène.

 

      Ces choix scénographiques et dramaturgiques confèrent un effet de vérité aux rencontres impossibles entre les vivants et les morts, et c’est un véritable coup de maître parce que, malgré les rappels récurrents des personnages à leur état de morts, l’action déroulée sur scène ne cesse de nous frapper par des tableaux percutants mis en œuvre. Si la vérité scénique galvanise inlassablement la fiction dramatique, Christophe Honoré renforce le rapport énigmatique entre ces deux instances en introduisant d’autres éléments qui accentuent et théâtralisent l’artificialité de l’action : certes, le rôle de la mère créé par un homme (Julien Honoré), mais surtout des micros avec fil et des chansons chorégraphiées, qui, à leur tour, produisent un effet de décalage saisissant pour nous rappeler insidieusement que tout n’est qu’une fiction arrangée par le metteur en scène, incarné en l’occurrence par son double à travers le personnage de Christophe interprété par Youssouf Abi-Ayad. S’il ne semble pas y avoir de règle dans l’utilisation des micros, les comédiens s’en servent cependant chaque fois que les personnages se racontent et donnent un éclairage sur leur vie, ce qui imprègne leurs témoignages d’une force scénique retentissante : les récits bouleversants de la grand-mère (Marlène Saldana) et de l’attachante tante Claudie (Chiara Mastroianni), ceux de Christophe et de l’oncle (Jean-Charles Clichet), mais aussi ceux des deux « parias » — le grand-père banni (Harrison Arévalo) et Roger (Stéphane Roger) — gagnent en efficacité tout en émouvant fortement les spectateurs. Ce faisant, les comédiens brisent çà et là le quatrième mur en adressant, sur le devant de la scène, certains récits aussi bien aux spectateurs qu’aux personnages, ce qui augmente l’ambiguïté fictive de l’action. Enfin, les chansons chorégraphiées — Spacer de Sheila, Au Ciel reprise des Chansons d’Amour ou la réécriture de L’Équipe à Jojo de Joe Dassin, en particulier — créent des moments poétiques exaltants.

      Le Ciel de Nantes de Christophe Honoré est une création époustouflante ; elle est si riche qu’il est difficile et même impossible de tout dire d’elle, notamment quand il s’agit d’évoquer l’émotion qu’elle peut produire chez les spectateurs grâce à l’excellent jeu de tous les comédiens, parfaitement soudés malgré les différences qui opposent les personnages. Il vaut ainsi mieux aller la re/vivre au théâtre de l’Odéon …

Théâtre Les Déchargeurs : Maîtres anciens

      Classique de la littérature mondiale, Maîtres anciens (Alte Meister : Komödie, 1985, Gallimard 1988) est un roman polémique de Thomas Bernhard qui s’en prend cette fois-ci au rapport à l’art ancien et à son impossible place au sein de la société considérée par l’auteur comme tombée dans une apathie abêtissante. Malgré toute la haine proférée contre l’hypocrisie de l’État et le conformisme des Viennois, le roman Maîtres anciens est aussi le cri d’un amour frustré pour les arts de tout genre. Gerold Schumann l’a nouvellement adapté pour le théâtre dans une mise en scène épurée en confiant l’interprétation de Reger à François Clavier. Dans la simplicité élégante de son dispositif scénique, cette mise en scène percutante, présentée aux Déchargeurs (>), fait ressortir le propos de Thomas Bernhard avec une efficacité déconcertante.

      Si le roman Maîtres anciens passe, sans retenue, au crible les travers les plus aigus de la société autrichienne dans le viseur de Thomas Bernhard, on ne peut que difficilement le qualifier de simple satire ou de farce politico-esthétique. Certains propos attaquent certes, avec une lucidité acérée, plusieurs clichés et comportements en s’appuyant sur des anecdotes tant soit peu dérisoires, mais le ressentiment tenace qui anime le personnage principal ne le conduit pas pour autant à une diatribe gratuite, ciselée juste pour amuser ou choquer grâce à des formules incisives employées avec une complaisance sournoise. Ces propos en apparence fielleux renferment en effet l’expression la plus profonde de son aspiration empêchée à une impossible grandeur de l’art, grandeur corrompue par les intérêts utilitaires de l’État : Reger se rend quotidiennement au Musée d’art ancien de Vienne pour regarder L’Homme à la barbe blanche du Tintoret et ce, sans parvenir à concilier sa fascination ineffable qu’exerce sur lui cette peinture et les enjeux socio-économiques qui entrent dans la production et la « consommation » des œuvres d’art.

Maîtres anciens
Maîtres anciens, adaptation et mise en scène par Gerold Schumann © Pascale Stih

      Le roman originel est divisé en deux parties : les souvenirs d’Atzbacher qui précèdent une rencontre imminente avec Reger et leur rencontre effective qui donne la parole à ce vieux critique de musique. Les adaptations pour le théâtre s’emparent de cette double situation en restaurant le dialogue entre les deux hommes. Gerold Schumann pense la sienne comme un récit rétrospectif qui rejoint la situation actuelle de Reger, retourné au Musée d’art ancien, à ceci près que François Clavier qui interprète ce personnage énigmatique se trouve seul en scène, face à la voix d’Atzbacher enregistrée pour se mêler aux propos de Reger. Cette voix, douée d’un pittoresque accent allemand, introduit un contrepoint opportun pour relancer Reger dans son récit épique tout en inscrivant celui-ci dans une situation proprement dramatique. Les interventions de François Clavier illustrent ensuite spectaculairement les rumeurs qui courent sur le compte de Reger, réputé à l’international pour ses critiques musicales publiées dans New York Times, mais inconnu pour autant à Vienne. Gerold Schumann instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le récit de cet homme replié sur lui-même, en proie à ses amères désillusions, et l’étrange voix d’Atzbacher qui transcende ce récit en le transformant en légende.

      Ces choix d’adaptation donnent par ailleurs du poids au discours tenu par Reger sur l’art, mais aussi à son histoire personnelle qui le nuance en infléchissant sa portée retentissante. La scénographie, très lumineuse, va pleinement dans ce sens en installant François Clavier, assis sur un banc rond blanc, au milieu de la scène entourée çà et là de panneaux blancs. Cette scénographie reproduit symboliquement une salle de musée en référence à la rencontre de Reger avec Atzbacher dans la salle Bordone, devant L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Ce parti pris renfonce le côté énigmatique en ne représentant précisément pas ce tableau, sans doute peu connu ou oublié par les spectateurs, pour les plonger dans une délicate incertitude qui stimule leur imagination autant que cette voix qui se substitue à la présence d’Atzbacher. Que l’attention de Reger soit en fin de compte accaparée par ce tableau ou un autre, pour peu qu’il s’agisse d’un maître ancien, ne change rien sur la teneur poignante de sa diatribe : la place du Tintoret semble au reste occupée pas les spectateurs, ce qui est d’autant plus troublant que Reger, désarçonné par la mort de sa femme, crie sa haine des hommes autant que son amour pour eux et son besoin vital de vivre parmi eux. Dans l’intimité de la petite salle du théâtre Les Déchargeurs, l’interprétation de François Clavier produit ainsi un double effet de sidération et fascination.

 

      Si Thomas Bernhard a intitulé son œuvre Alter Meister : Komödie, l’adaptation de Gerold Schumann et l’interprétation de François Clavier ne renvoient au comique qu’indirectement à travers quelques propos dont la cruauté provoque çà et là un léger rire grinçant, propos tels que ces attaques contre le tourisme de masse ou cet inépuisable dénigrement des Viennois. François Clavier crée son personnage en lui donnant un air assuré, mêlé de supériorité et de nonchalance : resté assis, les mains croisées posées sur les genoux, un œil parfois légèrement fermé, un parler fluide, le comédien adopte, sans nullement verser dans la caricature, une attitude désinvolte qui traduit une lassitude hautaine. Il manipule avec adresse les inflexions de sa voix, sa mimique et ses gestes pour innerver le discours de Reger de ces traits sarcastiques qui laissent en fin de compte découvrir un personnage sensible en proie à une émouvante crise existentielle. François Clavier crée en effet un personnage aussi bien bouleversé par la perte récente de la femme aimée que frustré par le trop-plein des œuvres des maîtres anciens, la vénération destructive de leur perfection écrasante et le détournement de leur valeur artistique à des fins politiciennes. Au cours de la représentation, le comédien fait ainsi évoluer l’attitude de Reger, attaché comme malgré lui à l’art qu’il semble détester, en laissant transparaître son désenchantement viscéral : il nous persuade alors brillamment que Reger est intimement convaincu de ses positions tranchées tout en aspirant douloureusement à recréer un lien vital avec l’insoutenable perfection des maîtres anciens voués à la corruption socio-politique entraînée par l’utilitarisme conformiste de l’État et de la bourgeoisie triomphante. C’est époustouflante !

      Si l’œuvre choc de Thomas Bernhard a autrefois défrayé la chronique, c’est qu’il malmène sans ambages les valeurs stériles de la société bourgeoise. Mais ses personnages sont loin d’être des monstres qui se complaisent dans une cruauté arbitraire : ils expriment avec fracas une profonde déchirure existentielle qui les affecte dans leur quête de l’absolu. Sous la houlette de Gerold Schumann, François Clavier est précisément parvenu à rendre palpable et palpitante la crise métaphysique que traverse  Reger dans Maîtres anciens.