Théâtre de l’Odéon : Le Ciel de Nantes

      Le Ciel de Nantes est une création originale de Christophe Honoré réputé tant pour ses films que pour ses mises en scène saisissantes. Dans cette nouvelle création attendue à l’Odéon (>) depuis plus d’un an, il se met à nu en se laissant aller au récit d’une réalisation cinématographique empêchée qui met en scène l’histoire de la famille de sa mère : il transpose cette histoire au théâtre à l’aide d’une écriture paradoxale tout en nous renvoyant en sourdine à une formule éprouvée dans certaines œuvres autobiographiques de Marguerite Duras et de Jean-Luc Lagarce. Mais Christophe Honoré actualise ce type d’écriture dramatique en l’enrichissant par un subtil discours métalittéraire et en l’infléchissant par des choix de mise en scène qui nous ramènent dans l’univers de ses propres questionnements.

      Le Ciel de Nantes fait partie de ces pièces fondées sur les mécanismes dramatiques du récit de vie, à ceci près que celui de Christophe Honoré prend pour point de départ, mais aussi pour mot de clôture, l’échec de le réaliser pour le grand écran. Il naît ainsi, sous sa plume, un récit de vie fragmenté et composite, qui confronte douloureusement deux vivants et plusieurs morts, réunis dans une salle de cinéma abandonnée pour assister à la projection de quelques essais préparés en amont par le personnage de Christophe. Cette réunion, purement imaginaire, donne l’amorce à l’action en amenant tous les personnages tant à évoquer leurs souvenirs qu’à dire leurs chagrins et régler parfois leurs comptes. Christophe Honoré met en œuvre la fresque d’une famille déchirée par des rancunes et des conflits restés non résolus en raison de l’éloignement forcé de certains de ses membres, mais surtout à cause de la mort prématurée de plusieurs d’entre eux, définitivement disparus à la suite de maladies ou de suicides. S’il ne s’agit pas de tourner un « documentaire » sur la famille de la mère, le théâtre, sans doute plus que le cinéma, permet de montrer cette déchirure ouverte comme une plaie toujours saignante dans la mémoire de Christophe et ce, sans figer les personnages dans des rôles fermés : à la continuité épique, linéaire ou rétrospective, propre au cinéma, se substituent ici des situations pleinement dramatiques qui intègrent en même temps plusieurs récits de vie afin d’éprouver la conscience de ceux qui les écoutent.

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Le Ciel de Nantes, Christophe Honoré, Théâtre de l’Odéon © Jean-Louis Fernandez

      Mais les rencontres entre les vivants et les morts ne sont en fin de compte que des souvenirs parcellaires de Christophe, ce que soulignent, à plusieurs reprises, les personnages confrontés à leur propre représentation dans le film non (encore) réalisé. Plongés dans des situations quasi pirandelliennes, ils se mettent à discuter des choix possibles de Christophe pour infléchir l’image qu’ils pourraient laisser d’eux-mêmes, comme ils se montrent soucieux de la véracité et de la pertinence de faits racontés ; d’autres, encore, luttent pour avoir le droit de faire partie du film ou de la pièce de théâtre déroulée, mais aussi et surtout celui d’appartenir à cette famille fracturée par des souffrances et accidents de vie, apparemment insurmontables pour certains. Ils ont l’air de se bousculer dans la tête du réalisateur confronté aussi bien à son échec de se raconter à travers un film qu’à une douleur désenchantée qui le hante finalement plus parce que ses morts lui manquent que parce qu’ils ne parviennent pas à former une famille harmonieuse pour entrer dans son histoire. Christophe Honoré explore ainsi « spectaculairement », et avec acuité, le rapport à ses souvenirs qui lui échappent et à leur impossible représentation objective ordonnée. Et c’est précisément ce rapport frustré d’un être humain à sa mémoire qui nous affecte profondément.

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Le Ciel de Nantes, Christophe Honoré, Théâtre de l’Odéon © Jean-Louis Fernandez

      Au premier abord, la scène campe les personnages dans une salle de cinéma représentée avec une touche hyperréaliste. Plusieurs rangées de fauteuils orange vintage se trouvent disposées des deux côtés en laissant au milieu une ruelle qui s’élargit en descendant vers le devant de la scène. Deux portes à double battant décentrées à jardin délimitent cet espace au fond, ensemble avec trois murs à motif marron foncé ; enfin, un haut mur se dresse au-dessus de l’entrée pour accueillir un écran de cinéma, descendu plusieurs fois pour permettre de diffuser des projections enregistrées ou des retransmissions en direct : le déjeuner dans l’appartement de la grand-mère à Vanves, ou les scènes situées aux toilettes et sur l’escalier d’entrée. Christophe Honoré n’introduit pas simplement des éléments pittoresques en référence à l’action, il ouvre aussi un espace hyperréaliste fermé à d’autres horizons spatio/temporels, ce qui permet aux personnages de commenter les séquences filmées ou de souffler quand la tension monte trop haut. Ces séquences filmées, en particulier, tendent enfin un miroir de vérité à l’action déroulée sur scène, comme si elles devaient vérifier la véracité des témoignages et transcender par-là une action imaginaire en l’authentifiant. Cet effet est par ailleurs très puissant au moment où les personnages présents au déjeuner de Vanves finissent par apparaître derrière l’écran et retourner sur scène.

 

      Ces choix scénographiques et dramaturgiques confèrent un effet de vérité aux rencontres impossibles entre les vivants et les morts, et c’est un véritable coup de maître parce que, malgré les rappels récurrents des personnages à leur état de morts, l’action déroulée sur scène ne cesse de nous frapper par des tableaux percutants mis en œuvre. Si la vérité scénique galvanise inlassablement la fiction dramatique, Christophe Honoré renforce le rapport énigmatique entre ces deux instances en introduisant d’autres éléments qui accentuent et théâtralisent l’artificialité de l’action : certes, le rôle de la mère créé par un homme (Julien Honoré), mais surtout des micros avec fil et des chansons chorégraphiées, qui, à leur tour, produisent un effet de décalage saisissant pour nous rappeler insidieusement que tout n’est qu’une fiction arrangée par le metteur en scène, incarné en l’occurrence par son double à travers le personnage de Christophe interprété par Youssouf Abi-Ayad. S’il ne semble pas y avoir de règle dans l’utilisation des micros, les comédiens s’en servent cependant chaque fois que les personnages se racontent et donnent un éclairage sur leur vie, ce qui imprègne leurs témoignages d’une force scénique retentissante : les récits bouleversants de la grand-mère (Marlène Saldana) et de l’attachante tante Claudie (Chiara Mastroianni), ceux de Christophe et de l’oncle (Jean-Charles Clichet), mais aussi ceux des deux « parias » — le grand-père banni (Harrison Arévalo) et Roger (Stéphane Roger) — gagnent en efficacité tout en émouvant fortement les spectateurs. Ce faisant, les comédiens brisent çà et là le quatrième mur en adressant, sur le devant de la scène, certains récits aussi bien aux spectateurs qu’aux personnages, ce qui augmente l’ambiguïté fictive de l’action. Enfin, les chansons chorégraphiées — Spacer de Sheila, Au Ciel reprise des Chansons d’Amour ou la réécriture de L’Équipe à Jojo de Joe Dassin, en particulier — créent des moments poétiques exaltants.

      Le Ciel de Nantes de Christophe Honoré est une création époustouflante ; elle est si riche qu’il est difficile et même impossible de tout dire d’elle, notamment quand il s’agit d’évoquer l’émotion qu’elle peut produire chez les spectateurs grâce à l’excellent jeu de tous les comédiens, parfaitement soudés malgré les différences qui opposent les personnages. Il vaut ainsi mieux aller la re/vivre au théâtre de l’Odéon …