Théâtre Les Déchargeurs : Maîtres anciens

      Classique de la littérature mondiale, Maîtres anciens (Alte Meister : Komödie, 1985, Gallimard 1988) est un roman polémique de Thomas Bernhard qui s’en prend cette fois-ci au rapport à l’art ancien et à son impossible place au sein de la société considérée par l’auteur comme tombée dans une apathie abêtissante. Malgré toute la haine proférée contre l’hypocrisie de l’État et le conformisme des Viennois, le roman Maîtres anciens est aussi le cri d’un amour frustré pour les arts de tout genre. Gerold Schumann l’a nouvellement adapté pour le théâtre dans une mise en scène épurée en confiant l’interprétation de Reger à François Clavier. Dans la simplicité élégante de son dispositif scénique, cette mise en scène percutante, présentée aux Déchargeurs (>), fait ressortir le propos de Thomas Bernhard avec une efficacité déconcertante.

      Si le roman Maîtres anciens passe, sans retenue, au crible les travers les plus aigus de la société autrichienne dans le viseur de Thomas Bernhard, on ne peut que difficilement le qualifier de simple satire ou de farce politico-esthétique. Certains propos attaquent certes, avec une lucidité acérée, plusieurs clichés et comportements en s’appuyant sur des anecdotes tant soit peu dérisoires, mais le ressentiment tenace qui anime le personnage principal ne le conduit pas pour autant à une diatribe gratuite, ciselée juste pour amuser ou choquer grâce à des formules incisives employées avec une complaisance sournoise. Ces propos en apparence fielleux renferment en effet l’expression la plus profonde de son aspiration empêchée à une impossible grandeur de l’art, grandeur corrompue par les intérêts utilitaires de l’État : Reger se rend quotidiennement au Musée d’art ancien de Vienne pour regarder L’Homme à la barbe blanche du Tintoret et ce, sans parvenir à concilier sa fascination ineffable qu’exerce sur lui cette peinture et les enjeux socio-économiques qui entrent dans la production et la « consommation » des œuvres d’art.

Maîtres anciens
Maîtres anciens, adaptation et mise en scène par Gerold Schumann © Pascale Stih

      Le roman originel est divisé en deux parties : les souvenirs d’Atzbacher qui précèdent une rencontre imminente avec Reger et leur rencontre effective qui donne la parole à ce vieux critique de musique. Les adaptations pour le théâtre s’emparent de cette double situation en restaurant le dialogue entre les deux hommes. Gerold Schumann pense la sienne comme un récit rétrospectif qui rejoint la situation actuelle de Reger, retourné au Musée d’art ancien, à ceci près que François Clavier qui interprète ce personnage énigmatique se trouve seul en scène, face à la voix d’Atzbacher enregistrée pour se mêler aux propos de Reger. Cette voix, douée d’un pittoresque accent allemand, introduit un contrepoint opportun pour relancer Reger dans son récit épique tout en inscrivant celui-ci dans une situation proprement dramatique. Les interventions de François Clavier illustrent ensuite spectaculairement les rumeurs qui courent sur le compte de Reger, réputé à l’international pour ses critiques musicales publiées dans New York Times, mais inconnu pour autant à Vienne. Gerold Schumann instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le récit de cet homme replié sur lui-même, en proie à ses amères désillusions, et l’étrange voix d’Atzbacher qui transcende ce récit en le transformant en légende.

      Ces choix d’adaptation donnent par ailleurs du poids au discours tenu par Reger sur l’art, mais aussi à son histoire personnelle qui le nuance en infléchissant sa portée retentissante. La scénographie, très lumineuse, va pleinement dans ce sens en installant François Clavier, assis sur un banc rond blanc, au milieu de la scène entourée çà et là de panneaux blancs. Cette scénographie reproduit symboliquement une salle de musée en référence à la rencontre de Reger avec Atzbacher dans la salle Bordone, devant L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Ce parti pris renfonce le côté énigmatique en ne représentant précisément pas ce tableau, sans doute peu connu ou oublié par les spectateurs, pour les plonger dans une délicate incertitude qui stimule leur imagination autant que cette voix qui se substitue à la présence d’Atzbacher. Que l’attention de Reger soit en fin de compte accaparée par ce tableau ou un autre, pour peu qu’il s’agisse d’un maître ancien, ne change rien sur la teneur poignante de sa diatribe : la place du Tintoret semble au reste occupée pas les spectateurs, ce qui est d’autant plus troublant que Reger, désarçonné par la mort de sa femme, crie sa haine des hommes autant que son amour pour eux et son besoin vital de vivre parmi eux. Dans l’intimité de la petite salle du théâtre Les Déchargeurs, l’interprétation de François Clavier produit ainsi un double effet de sidération et fascination.

 

      Si Thomas Bernhard a intitulé son œuvre Alter Meister : Komödie, l’adaptation de Gerold Schumann et l’interprétation de François Clavier ne renvoient au comique qu’indirectement à travers quelques propos dont la cruauté provoque çà et là un léger rire grinçant, propos tels que ces attaques contre le tourisme de masse ou cet inépuisable dénigrement des Viennois. François Clavier crée son personnage en lui donnant un air assuré, mêlé de supériorité et de nonchalance : resté assis, les mains croisées posées sur les genoux, un œil parfois légèrement fermé, un parler fluide, le comédien adopte, sans nullement verser dans la caricature, une attitude désinvolte qui traduit une lassitude hautaine. Il manipule avec adresse les inflexions de sa voix, sa mimique et ses gestes pour innerver le discours de Reger de ces traits sarcastiques qui laissent en fin de compte découvrir un personnage sensible en proie à une émouvante crise existentielle. François Clavier crée en effet un personnage aussi bien bouleversé par la perte récente de la femme aimée que frustré par le trop-plein des œuvres des maîtres anciens, la vénération destructive de leur perfection écrasante et le détournement de leur valeur artistique à des fins politiciennes. Au cours de la représentation, le comédien fait ainsi évoluer l’attitude de Reger, attaché comme malgré lui à l’art qu’il semble détester, en laissant transparaître son désenchantement viscéral : il nous persuade alors brillamment que Reger est intimement convaincu de ses positions tranchées tout en aspirant douloureusement à recréer un lien vital avec l’insoutenable perfection des maîtres anciens voués à la corruption socio-politique entraînée par l’utilitarisme conformiste de l’État et de la bourgeoisie triomphante. C’est époustouflante !

      Si l’œuvre choc de Thomas Bernhard a autrefois défrayé la chronique, c’est qu’il malmène sans ambages les valeurs stériles de la société bourgeoise. Mais ses personnages sont loin d’être des monstres qui se complaisent dans une cruauté arbitraire : ils expriment avec fracas une profonde déchirure existentielle qui les affecte dans leur quête de l’absolu. Sous la houlette de Gerold Schumann, François Clavier est précisément parvenu à rendre palpable et palpitante la crise métaphysique que traverse  Reger dans Maîtres anciens.