Théâtre des Quartiers d’Ivry : La Nuit juste avant les forêts

      La Nuit juste avant une les forêts est un célèbre texte de Bernard-Marie Koltès, devenu depuis sa parution en 1988 aux Editions de Minuit un classique de la littérature française. Considéré comme un monologue théâtral, ce texte narratif fait l’objet de nombreuses créations qui contribuent d’autant plus à son exégèse dramaturgique et métaphysique qu’il hante les professionnels comme les amateurs de théâtre en raison de ses multiples lectures possibles. Matthieu Cruciani l’a repris à son tour dans une mise en scène troublante en confiant le rôle de l’homme à Jean-Christophe Folly. Présentée à la Comédie de Colmar, sa mise en scène est partie en tournée à travers la France : les spectateurs ont pu la voir fin mars au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>).

      En plus d’une teneur existentielle qui remue les sensibilités par la virulence des propos, La Nuit juste avant les forêts intrigue d’abord par le statut énigmatique de celui qui nous interpelle par ce « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, […] ». Sans nom, à un endroit non spécifié, à une heure inconnue, un homme s’adresse, dans un long discours présenté sous forme d’une seule phrase, à un destinataire inconnu, du moins pour le spectateur. Son propos permet tant bien que mal de reconstituer son parcours épique comme son identité sociale avec toutes les zones d’ombre qui persistent. Il s’apparente à un singulier récit de vie d’un individu vivant en marge de la société, sans famille, sans visage, probablement même sans papiers. Le désordre et l’incohérence apparente de son développent nous persuadent dans le même temps qu’il manque de repères sociales susceptibles de favoriser son « insertion » dans la société fondée sur le modèle économique libéral auquel il s’en prend à plusieurs reprises. Tout est dès lors à inventer pour transposer sur scène ce texte de Koltès : la difficulté dramaturgique tient à trouver un équilibre esthétique sans le dénaturer en l’édulcorant dans une mise en scène naïve ou en forçant sa dimension sombre par la volonté de secouer les consciences. Matthieu Cruciani, quant à lui, semble avoir trouvé cet équilibre tout en produisant un malaise moral chez un spectateur confortablement installé dans son fauteuil.

La Nuit juste avant les forêts TQI
La Nuit juste avant les forêts, mise en scène par Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly
© Jean-Louis Fernandez

      Le choix du lieu et de l’ambiance est crucial dans la mesure où il œuvre, plus ici que dans d’autres textes, à la résonance métaphysique. La scénographie dans la mise en scène de Matthieu Cruciani repose sur la reconstitution poétique d’un espace désaffecté qui n’est pas sans rappeler celui du Quai Ouest : un lieu symbolique, fréquenté par ceux qui se distinguent sans ambages de l’ordre bourgeois. L’espace mis en œuvre par Nicolas Marie ressemble à un parking souterrain abandonné : des pylônes en béton armé délimitent un terrain sombre exposé aux flétrissures du temps. Si son aspect dégage l’impression de quelque chose de sordide à cause des infiltrations et une flaque d’eau sale, l’apparition du comédien habillé de vêtements malpropres et mal-ajustés renforce cette impression de saleté et de misère. Mais la scénographie ne verse nullement dans le glauque ou le repoussant : le déroulement de l’action introduit ou découvre peu à peu des éléments tant soit peu lyriques qui la transcendent en ce que Baudelaire a pensé dans l’expression de « fleurs du mal » : une certaine beauté retournée, tirée de ce qui échappe habituellement au canon du beau fondé sur l’harmonie et la recherche d’éléments positifs. Des pousses d’arbre élancées, sorties d’une terre entassée au coin d’un pylône, mais aussi de l’eau qui tombe çà et là du plafond sous forme de gouttes de pluie, représentent en effet des fragments vitaux qui mettent poétiquement en tension l’extrême dénuement et un irrésistible appel au droit d’exister.

 

      Jean-Christophe Folly s’empare de la création de son personnage avec une fougue modérée, mais suffisamment entraînante pour intéresser les spectateurs tout au long de la représentation : la souplesse et l’agilité de ses mouvements laissent découvrir un homme certes éprouvé par les aléas du destin et qui vit en rupture avec l’ordre social habituel, mais qui ne manque pas pour autant de soif de vivre. Seul en scène, le comédien parvient à donner un rythme alerte au discours mordant de son personnage amené à « recracher » avec une résonance vertigineuse les torts dont il fait l’objet. Malgré la teneur « incongrue » de certains propos crus et l’aspect miséreux de l’homme, Jean-Christophe Folly ne verse pas dans la grossièreté : s’il suggère plus qu’il ne montre, ses gestes maîtrisés confèrent à son personnage un aspect charnel qui nous rappelle inlassablement que celui-ci est un être humain engagé autant dans l’affirmation de la liberté d’exister indépendamment de tout système capitaliste que dans le droit de disposer de son corps meurtri par les coups de ceux qui semblent s’être pris à lui pour ses origines étrangères évoquées en sourdine. Jean-Christophe Jolly nous persuade ainsi que son personnage n’est pas un simple être de papier : sans excès de pathos et sans afféterie, il incarne un déclassé « fascinant », doué d’une sensibilité vibrante qui se met à nu dans sa complexité inextricable. Cet équilibre délicat sonne si juste qu’il provoque un malaise moral chez un spectateur affecté par ce destin singulier, mais qui détourne généralement les yeux de ceux que Jean-Christophe Folly représente ici avec autant de conviction que d’émotion. Un véritable malaise qui doit radicalement trouble la conscience bourgeoise.

      La Nuit juste avant les forêts dans la mise en scène de Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, est sans aucun doute un excellent exemple de mise en vie de ce bouleversant texte de Koltès. Le comédien tend brillamment le miroir de ce que la société refuse de voir dans ces marginaux qu’il incarne avec justesse à travers son personnage : un être humain sensible voué à un combat existentiel pour ne revendiquer paradoxalement qu’un simple droit d’exister. Ce magnifique spectacle séduit enfin par une esthétique de clair-obscur qui confond un bas-fond social et la poésie de plusieurs signes vitaux.