Ma Vie en aparté est une création originale de Gil Galliot présentée au Studio Hébertot dans une mise en scène de l’auteur (>). Elle retrace le parcours d’une comédienne âgée, attachée au théâtre corps et âme, tout en mettant à l’épreuve sa passion pour ce métier à travers la présence énigmatique d’une jeune comédienne qui fait ses premiers pas sur scène. Cette pièce, écrite pour deux rôles, amène sur le plateau Bérengère Dautun et Clara Symchowicz.
Ma vie en aparté fait partie de ces pièces qui manifestent haut et fort l’amour du théâtre en mettant en œuvre une situation inextricable de mise en abîme et en intégrant un subtil discours métathéâtral. Le point de départ repose sur une répétition de la Phèdre de Racine, appréhendée comme un texte classique dont l’appropriation s’avère problématique en raison de la nature de la faute tragique attribuée à l’héroïne. La compréhension de cette faute constitue une difficulté morale dont la résolution personnelle semble la clé pour entrer dans la peau du personnage. Comment parvenir à interpréter Phèdre sans se contenter de « réciter » et à lui donner une profondeur humaine qui remue les sensibilités ? « À qui t’adresses-tu quand tu parles à Œnone ? » demande avec malice Edwige. Ce texte célèbre, qui ne cesse de résister à l’épreuve de la scène, suscite par-là un débat sur son intemporalité et ses retentissements à travers trois siècles d’histoire du théâtre. Mais il représente surtout un délicat point de jonction qui réunit deux comédiennes en quête d’elles-mêmes : si la jeune apprentie a du mal à incarner le rôle de Phèdre faute d’expérience personnelle nécessaire pour comprendre la logique passionnelle, la professeure de théâtre lui révèle au contraire son refus catégorique de l’avoir jouée à cause d’une expérience personnelle traumatisante. Aux répétitions et au discours métathéâtral se mêle ainsi finement un saisissant récit de vie « tragique ».
Ce n’est pas pour autant un récit de vie classique auquel nous a habitués le théâtre contemporain, un spectacle qui s’appuie sur l’histoire d’un artiste qui ait réellement vécu. Si Ma Vie en aparté est écrite sur mesure pour Bérengère Dautun, le parcours dramatique d’Edwige est bien imaginaire malgré quelques clins d’œil remarqués à la carrière de cette ancienne sociétaire de la Comédie-Française. Il s’invite aux répétitions entamées de façon ambiguë en redynamisant le rapport entre les deux personnages amenés à entreprendre une sorte d’enquête sur le passé d’Edwige et son attachement compulsif à la scène. De sublimes retours en arrière faits dans la vie d’Edwige viennent bousculer le déroulement des répétitions interrompues par le récit grâce à l’apparition de ses fantômes du passé : s’ils donnent un éclairage émouvant sur ses choix de vie, ils métamorphosent en même temps un simple récit épique en une expérience théâtrale bouleversante. Ce récit est adressé par endroits à la comédienne apprentie dans un tête-à-tête de plus en plus tortueux, mais aussi, paradoxalement, aux spectateurs dans quelques scènes qui brisent délibérément le quatrième mur. Une action énigmatique se met ainsi en place pour enquêter tant sur la vie d’Edwige que sur son mystérieux rapport au théâtre et à Phèdre.
La scénographie minimaliste se distingue dans Ma Vie en aparté par un subtil jeu de mise en abîme fondé sur le procédé de théâtre dans le théâtre. La scène représente en effet une simple salle de répétitions sans décors particuliers : une seule chaise installée à cour constitue le seul accessoire visible au lever du rideau. Un autre rideau noir, suspendu au milieu de la scène, scinde par ailleurs celle-ci en deux parties : si cet aménagement semble d’abord conférer aux répétitions une certaine impression d’intimité, l’éclairage qui le rend transparent nous fait découvrir plus loin un espace parallèle, utilisé pour des sauts dans le passé qui tendent un miroir au récit d’Edwige et qui complètent ainsi la mosaïque composite de son parcours « dramatique ». Un certain effet de flou donne de plus à ces scènes l’aspect de tableaux fugaces qui semblent revenir à l’esprit d’Edwige comme pour hanter sa mémoire remuée par la curiosité de plus en plus mordante de sa jeune élève : la scène clé de son refus incompréhensible d’endosser le rôle de Phèdre, comme celle tirée de son enfance qui est à l’origine de sa vocation imperturbable. Cet entremêlement de plusieurs temporalités et espaces relance ingénieusement le déroulement d’une action singulière qui fait avancer tant le récit d’Edwige que l’enquête de son élève.
L’action ne s’enlise à aucun moment dans un temps mort, évitant opportunément les longueurs que pourraient engendrer des propos trop théoriques tenus sur le théâtre. Les différentes scènes se succèdent en effet avec un tel rythme qu’elles permettent de condenser dans des tableaux équilibrés les faits essentiels tant pour maintenir un mystère qui persiste au-delà même du dénouement quant à l’identité de la jeune comédienne, que pour offrir à Edwige l’occasion de présenter sa propre vision de la pratique théâtrale. Bérengère Dautun s’empare de son personnage avec enthousiasme en créant une professeure de théâtre plutôt joviale, pleine de bonne foi et généreuse en conseils : malgré quelques piques, tant soit peu innocentes, adressées à son élève, cette professeure passionnée de son métier et de textes classiques déconstruit amplement l’image oppressante d’une maîtresse tyrannique que peut d’abord donner la première scène plongée dans l’atmosphère inquiétante d’un récit fantastique. Le rapport de force entre la maîtresse et l’élève semble cependant s’inverser, dès lors que la jeune comédienne pousse Edwige à des aveux douloureux : c’est ainsi que Clara Symchowicz est amenée à adopter différentes postures en louvoyant entre deux types fondamentaux, celui d’un élève en manque absolu de confiance en ses capacités de comédienne et celui d’un élève persécuteur qui prend le pouvoir sur la situation. Mais ce renversement délicat demeure tout aussi ambigu que le rapport énigmatique entre les deux personnages en quête d’eux-mêmes. Ce qui plane dans les airs, c’est en fin de compte cette déclaration d’amour passionnée faite au théâtre.
Ma Vie en aparté de Gil Galliot est ainsi une de ces créations contemporaines pour lesquelles on apprécie tant de nous rendre au Studio Hébertot. L’auteur metteur en scène a parfaitement réussi à mettre en œuvre une action entraînante, fondée sur un mystérieux récit de vie, relevée par le subtil jeu des deux comédiennes qui créent les deux personnages de la pièce.