Théâtre de l’Essaïon : La Ménagerie de verre

      La Ménagerie de verre, l’une des plus fameuses pièces de Tennessee Williams, se trouve actuellement remise à l’affiche au Théâtre de l’Essaïon (>) dans une mise en scène intime de Patrick Alluin, où les comédiens créent avec sobriété des personnages à la fois attachants et bouleversants tant par le caractère poignant de leurs destins tragiques que par la finesse avec laquelle ils leur donnent vie sur scène. Cette création de la Cie Mireno Théâtre (>) présentée à l’Essaïon en 2021 a été reçue avec un grand succès, amplement mérité.

      Les pièces de Tennessee Williams, bien inscrites dans notre culture théâtrale, ne cessent de nous impressionner par la justesse avec laquelle le dramaturge américain a su non seulement dessiner les caractères de ses personnages et nuancer leurs sentiments les plus profonds, mais aussi dépeindre en demi-teinte les ambiances singulières dans lesquelles ceux-ci évoluent en écho avec des souffrances socio-économiques d’époque. Sans doute mieux que quiconque d’autre, Tennessee Williams parvient toujours à nous rendre sensibles à la condition des héros modernes que sont ces hommes et ces femmes issus de milieux populaires, d’origines différentes, en quête d’une vie meilleure comme à la recherche d’un équilibre sentimental. Ceux de La Ménagerie de verre (1944) représentent les Américains vivant dans des quartiers ouvriers surpeuplés qui les renferment dans un quotidien désolant terni par des salaires bas : la situation de la petite famille d’Amanda Wingfield est certes devenue précaire après le départ du mari et père entraîné par un esprit d’aventure, mais elle est tout aussi fragilisée par l’infirmité de sa fille Laura et le mal-être de son fils Tom qui vit désemparé à cause d’un travail aride à une usine à chaussures.

      La Ménagerie de verre se présente comme un récit rétrospectif qui tend à se résorber dans des séquences dramatiques sans s’effacer entièrement parce que Tom qui le prend en charge réapparaît ponctuellement dans des apartés pour précipiter et atténuer la catastrophe, celle de son départ qui a sans doute fait basculer sa mère et sa sœur dans la misère. L’action chemine dès lors vers ce dénouement tragique dans un inépuisable rapport dialectique de départ/passé et retour/présent : comme dans une tragédie antique, tel le coryphée qui, après avoir parlé délègue la parole aux personnages, Tom revient sur les lieux de son « crime », celui d’avoir délaissé sa famille pour donner libre cours à son goût de l’aventure stimulé dans sa jeunesse par ses fréquentes sorties au cinéma. Si l’on peut considérer La Ménagerie de verre comme une tragédie moderne, c’est à cause de cette dialectique nouée entre le récit rétrospectif et les scènes de retour en arrière qui aident le prétendu coupable à faire pénitence de sa faute dans une sorte de communion cathartique vécue avec les spectateurs auxquels il s’adresse explicitement. Mais Tom, enserré par une mère dévorante dans l’étau d’une situation sans avenir, et animé par un violent désir d’émancipation, est-il entièrement coupable ? l’est-il, en particulier, à l’égard de sa sœur chérie, vouée par une timidité et un manque de confiance chroniques à la solidarité de la famille ?! La mise en scène de Patrick Alluin nous introduit avec délicatesse au cœur de ce souvenir douloureux qui hante Tom malgré l’impossible volonté d’oublier.

 

       La scénographie, conçue par Thierry Good, repose sur la sobriété des décors et la fidélité des accessoires et costumes à l’époque de l’entre-deux-guerres. La scène représente une double pièce : une salle à manger qui trouve le prolongement sur le devant de la scène dans un vague salon symboliquement suggéré par une desserte en bois utilisée en l’occurrence pour servir de rangement à la ménagerie de Laura et pour loger un gramophone. Des rideaux clairs à rayures, avec une photo du père accrochée en haut comme pour préfigurer la fuite de Tom, cachent une entrée étroite qui mène à l’appartement situé au dernier étage de l’arrière d’un immeuble. Trois chaises disposées autour d’une table placée devant les rideaux, le tout dans un style art déco fondé sur l’usage du tube métallique, complètent cette scénographie spartiate en véhiculant les représentations matérielles que l’on peut se faire d’une famille d’ouvriers attachée aux valeurs traditionnelles de classes moyennes. C’est ainsi que l’attention particulière semble portée au service de table dont les accessoires réalistes abondants jurent avec le caractère dépouillé de la scène comme pour souligner l’attachement d’Amanda à l’ordre, à la propreté et à la promesse de la réussite sociale. Niché dans l’intimité de la petite « grande salle » du théâtre de l’Essaïon, cet ensemble quelque peu austère embrasse une action scénique ponctuée d’effets sonores (swing mais aussi Chopin) ainsi que d’effets de lumières (pénombre) qui versent dans des situations émouvantes parfaitement équilibrées. L’éclairage à la bougie lors de l’entretien de Laura avec Jim entraîne, quant à lui, un effet de fascination, tout comme ces scènes entre Tom et Laura déroulées sur le devant de la scène qui nous rapproche d’eux.

      Si l’histoire de La Ménagerie de verre reste bien connue des spectateurs, les comédiens les y intéressent rapidement à nouveau grâce au naturel avec lequel ils s’emparent de la création de leurs personnages : ils s’y prennent en adoptant des postures captivantes sans emphase, leur donnant une allure réservée qui en traduit la douleur certes en sourdine, mais avec émotion, à travers des gestes simples et des regards pleins de chagrin étouffé. Au lever du rideau, l’entrée de Léo Lebesgue instaure d’emblée une atmosphère de nostalgie, lorsque le comédien sort un briquet pour éclairer les visages de la mère et de la sœur installées sur scène, et que son personnage se met à nous raconter leur histoire commune sur un ton avenant qui cache pour autant mal la souffrance morale. Léo Lebesgue gardera cette attitude séductrice tout au long de l’action, par-delà même des emportements auxquels est sujet Tom agacé par la volonté de puissance d’Amanda. Il crée ainsi un Tom ouvert d’esprit, sensible, irrésistible, tout en nous persuadant que ce fils et frère déserteur a été poussé à s’envoler du nid familial au prix d’un violent sentiment de désespoir. C’est dès lors Tom qui s’impose à notre attention comme le personnage principal de la pièce, dans la mesure où le comédien parvient à dépasser le caractère dominant de la mère, brillamment incarnée par Agnès Valentin. Celle-ci ne manque certes pas d’imprimer à son Amanda un certain air de coquetterie, lorsque celle-ci évoque ses anciens amours, ou même d’afféterie lorsqu’Amanda reçoit Jim pour le dîner, mais la comédienne modère l’expression corporelle de son personnage pour en souligner la suffisance désarmante sans ridicule : son Amanda attendrit au contraire par le soin porté à ses enfants qu’elle désire voir réussir coûte que coûte. Sarah Cotten nous épate, quant à elle, par la douceur et la délicatesse avec lesquelles elle parvient à donner à sa Laura une allure profondément timide et à nous rendre sensibles au petit monde dans lequel celle-ci vit enfermée. Jim O’Connor de Pablo Gallego paraît en revanche sûr de lui-même, confiant sans vanité en ses capacités et en sa réussite, mais reste sensible et attentif, grâce à son caractère jovial, aux inquiétudes de Laura qu’il réussit à faire sortir de sa bulle.

      La création de La Ménagerie de verre par Patrick Alluin au théâtre de l’Essaïon déborde littéralement de finesse dans l’habileté avec laquelle le metteur en scène campe des situations délicates, susceptibles de basculer autrement dans le mièvre : rien de tel parce que la justesse, la précision, la sensibilité et l’élégance avec lesquelles les comédiens entrent dans la peau de leurs personnages nous persuadent amplement de la pertinence des choix de mise en scène. C’est une création tout aussi entraînante que perspicace et raffinée.