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Théâtre du Gymnase : Le Voyage de Molière

      Le Voyage de Molière est une pièce de théâtre originale co-écrite par Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre : créée au Festival OFF d’Avignon 2022 et reprise en automne 2022 au Théâtre Lucernaire (>) avec un grand succès dans une mise en scène entraînante de Jean-Philippe Daguerre, elle est de nouveau reprise, cette fois-ci, au Théâtre du Gymnase (>). Elle embarque les spectateurs pour un voyage extraordinaire avec la troupe de Molière de passage à Pézenas et à Béziers en automne 1656.

      Les zones d’ombre qui persistent dans la vie de Molière émaillée en outre de nombreuses légendes, invitent presque naturellement les auteurs de théâtre à réinventer son parcours. Certaines étapes de cet illustre parcours sont certes bien documentées pour suivre le cheminement du dramaturge, mais l’absence de tout manuscrit ne cesse de susciter des questions sur l’écriture de ses pièces. Ces interrogations sont d’autant plus intrigantes que Molière écrit en tenant compte de la composition de sa troupe qui correspond par ailleurs à un certain nombre de rôles traditionnels, et que ses pièces semblent à de maints égards aussi bien inspirées de situations réellement vécues ou observées que nourries des codes du théâtre comique en vigueur. Si on avait la possibilité de voyager dans le temps, qui ne voudrait pas alors se rendre au XVIIe siècle pour se faufiler dans l’intimité de Molière et le voir à l’œuvre entouré de ses comédiens ? L’imagination et le théâtre, du moins, permettent d’effectuer un tel voyage un peu à la manière de ces auteurs de tragédies classiques qui, eux, remodèlent des événements marquants tirés de la vie des personnages historiques de l’Antiquité romaine. Julie Deliquet, par exemple, dans sa récente création donnée à la Comédie-Française Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres, réinvente une soirée telle qu’a pu la vivre la troupe de Molière après une représentation à succès de L’École des femmes. Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre, quant à eux, imaginent la création du Dépit amoureux par l’Illustre-Théâtre au cours de son périple languedocien.

Le Voyage de Molière
Le Voyage de Molière, Théâtre Lucernaire 2022 © Stéphane Audran

      Le Voyage de Molière renferme en réalité un double voyage : d’une part, celui de la troupe de Molière en partance de Pézenas pour Béziers qui se trouve inscrite au cœur de la pièce, d’autre part, celui de Léo qui tombe « fâcheusement » dans le coma lors d’une audition où il répète la dernière scène du Dépit amoureux. C’est de cette manière romanesque entièrement invraisemblable, à travers un merveilleux songe, que le jeune étudiant en médecine rencontre et intègre la troupe de Molière. Ce fabuleux voyage dans le temps le conduit à se mêler au simple quotidien prosaïque de la vie de cette troupe de comédiens et par-là à assister et à contribuer tant soit peu à la création du Dépit amoureux. Si Léo, rebaptisé en l’occurrence Léandre, connaît parfaitement le succès et le rayonnement dont Molière jouira quelques années plus tard auprès de Louis XIV et des spectateurs parisiens du XVIIe siècle, il pèse bien ses mots pour ne pas changer le cours de l’Histoire. Les deux auteurs du Voyage de Molière ont ingénieusement articulé les deux voyages dans une action unique en instaurant une délicate tension entre le savoir historique de Léo et son apprentissage, tension dialectique qui relève certes de l’impossible mais qui provoque aussi bien le rire que la curiosité des spectateurs d’aujourd’hui.

      La scénographie, quant à elle, repose sur les costumes des comédiens de Molière qui nous font voyager à eux seuls dans le XVIIe siècle en évoquant schématiquement les tenues populaires. Le costume de Léo/Léandre, en revanche, croise volontairement deux époques : un jean bleu attaché avec une ceinture en cuir, combiné avec de grandes bottes noires, une tunique en laine blanche et un manteau marron. Si le jeune homme se présente à son audition déguisé de la sorte, c’est d’abord pour pouvoir répondre à différents types de mises en scène susceptibles d’être arrêtées, mais ce déguisement l’aide par la suite à se couler dans la troupe de Molière tout en s’en détachant aussi bien par ses connaissances et sa culture maîtrisées que, visuellement, par ses habits. Cet alliage perspicace se fond cependant dans le déroulement épique du voyage de la troupe de Molière représenté à l’aide d’une scène tournante. Cette scène tournante munie d’un rideau, quand elle semble tournée par les comédiens, symbolise matériellement le voyage en carriole de Pézenas à Béziers. Elle favorise ensuite des changements de lieux rapides une fois les comédiens arrivés sur place : déjeuners, écriture, répétitions, duperie de l’évêque ou situations intimes, ces scènes variées défilent les unes après les autres suivant un rythme endiablé dans un cadre scénique autrement dépouillé. Le fond noir voilé de mystère sur lequel elles se détachent tend toutefois à nous conforter dans l’idée que tout n’est qu’un songe et que Léo/Léandre n’est qu’un double du spectateur pris pour témoin. La mise en abîme et le théâtre dans le théâtre rattrapent ainsi astucieusement la réalité et la représentation de l’impossible.

Le Voyage de Molière, Théâtre Lucernaire 2022 © Stéphane Audran

      L’action du Voyage de Molière, si elle ne manque pas de révéler des tensions existantes entre les comédiens et si certaines scènes semblent émouvantes mêmes, repose essentiellement sur un comique subtil entraîné souvent par un effet de décalage. Les spectateurs rient par exemple quand Léo en dit trop sur l’époque dont il vient, quand il lâche par exemple qu’il habite « place de la République » qui n’existe pas encore et ce, dans un studio, ce que les comédiens de Molière ne comprennent pas non plus et ce qui l’oblige à l’expliquer autrement. Le moment le plus drôle représente sans doute la leçon de « l’anglois » et de musique ayant pour support les Beatles. À ces effets de décalage fondés sur des anachronismes habilement maîtrisés s’ajoutent de délicats effets de réminiscence qui proviennent de la réécriture farcesque de certaines répliques ou scènes puisées dans les pièces les plus connues de Molière qui verront le jour quelques années plus tard, comme cette scène de duperie lors de laquelle Madeleine Béjart et la Marquise du Parc tentent de séduire l’évêque de Bézier, à la manière de la fameuse scène de table insérée dans le futur Tartuffe, pour l’amener à lever l’interdiction de se rassembler instaurée en raison d’une épidémie. La scène de répétition du Dépit amoureux sous la baguette de Molière et sa représentation consécutive en raccourci, tout en interférant ambigument avec la vie des personnages, débordent d’entrain et de sel. Un violon et un violoncelle manipulés par les comédiens scandent enfin le déroulement de l’action pour prolonger le comique ou au contraire pour souligner la dimension épique du rêve de Léo. Tous les comédiens, avec une aisance époustouflante, créent des personnages individualisés hauts en couleur tout en accord avec l’image que l’on se fait d’eux au regard des témoignages conservés, qu’il s’agisse de Molière lui-même, de Madeleine Béjart, de sa fille Armande, de la Marquise du Parc ou de Gros René pour les plus connus.

      Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur cet excellent Voyage de Molière mis en scène par Jean-Philippe Daguerre. Cette excellence se lit sur le double plan dramaturgique et scénique : c’est une pièce aussi finement écrite que brillamment interprétée pour nous faire rêver, à travers l’imagination de Léo, du théâtre et de la vie de Molière. Peu importe que le cadre paraisse romanesque, si le spectateur se projette in fine amplement dans le rôle du jeune homme qui rêve : au double voyage fictif de Léo et de Molière se superpose fabuleusement celui d’un spectateur séduit.

Théâtre de la Contrescarpe : Vous n’aurez pas la Bretagne

      Vous n’aurez pas la Bretagne est une création originale d’Alain Péron donnée au Théâtre de la Contrescarpe (>) dans une mise en scène captivante de l’auteur. Auteur déjà de J’ai sauvé la France ! L’incroyable destin de Charles VII, Alain Péron puise à nouveau, pour sa troisième pièce de théâtre, dans l’histoire médiévale en amenant cette fois-ci sur scène des figures historiques tant soit peu oubliées mais qui, à leur époque, ont marqué l’histoire de France : en l’occurrence, celle de l’intégration de la Bretagne dans le Royaume de France à la suite de nombreuses péripéties sanglantes.

      L’histoire de France est certes une source d’inspiration inépuisable pour de nombreux dramaturges anciens et modernes, mais rares sont ceux qui se tournent vers ses pages moins emblématiques comme cette période de la fin du XVe siècle qui précède l’arrivée au trône de François Ier (1515) marquée par la rivalité avec Charles Quint et par l’importation en France de la Renaissance italienne, ce qui contribuera au rayonnement international de la France au cours du XVIe siècle. Alain Péron a dès lors le mérite de nous faire redécouvrir des événements peu connus liés aussi bien aux règnes consécutifs de Charles VIII (1483-1498) et de Louis XII (1498-1515) qu’à l’affrontement politique entre Anne de Bretagne et Anne de France, sœur de Charles VIII et régente lors de la minorité de ce dernier, réputée pour avoir préparé le rattachement définitif du duché de Bretagne au Royaume de France. Des tensions personnelles et politiques entre ces quatre figures, unies par des liens de sang comme par des contrats de mariage, font l’objet de la pièce d’Alain Péron Vous n’aurez pas la Bretagne qui parvient à leur donner une certaine épaisseur psychologique favorisée par son passage à la scène.

Vous n’aurez pas la Bretagne, Théâtre de la Contrescarpe © Fabienne Rappeneau

      La rencontre entre Anne de France et Anne de Bretagne se trouve certes au cœur du conflit qui réunit les deux femmes politiques au travers du statut de la Bretagne, mais la seule question bretonne est rapidement dépassée dans la mesure où l’écriture d’Alain Péron donne la primauté au déploiement de quatre récits de vie fragmentés enchevêtres les uns dans les autres. Les quatre personnages sont en effet successivement liés et opposés par des intérêts complexes inextricables, auxquels vient se superposer, de façon ambiguë, la passion amoureuse sans jamais s’imposer comme la véritable force motrice de leurs agissements. L’action de la pièce tient au premier abord à une succession rapide de scènes pittoresques nouées autour d’événements biographiques et historiques capitaux qui permettent de dérouler de façon imagée le récit épique de la période prise pour cadre spatio-temporel. Mais l’intérêt de la pièce est loin d’être platement didactique. Si cette succession épique des scènes courtes qui englobent une histoire de quatre décennies ne semble pas propice au développement des caractères, la création scénique supplée précisément à ce « manque » avec efficacité, et entraîne par-là même une délicate tension dialectique instaurée entre une progression dynamique de l’action sur le plan narratif et une émergence saisissante des portraits vivants des quatre personnages au niveau scénique.

      Une scénographique dépouillée sert les passages rapides de scène en scène : un plateau oblong central, recouvert d’un drap blanc, se transforme, selon les besoins de l’action, en lit de noces, lit d’accouchement ou lit de mort, mais aussi en un piédestal muni d’un trône ou un simple banc situé dans un jardin florentin. Les comédiens sont en revanche vêtus de costumes librement inspirés des portraits officiels et des codes vestimentaires de la fin du XVe siècle, ce qui transpose symboliquement l’action à l’époque historique évoquée, mais ce qui donne aussi du poids à la création des personnages campés dans un espace épuré. L’économie faite de personnages épisodiques comme de moyens scéniques convoqués généralement pour constituer des fresques historiques est avec efficacité compensée par un grand écran installé au fond de la scène pour accompagner le déroulement de l’action par la projection d’images symboliques en lien avec les événements relatés, qu’il s’agisse de paysages, statues, vitraux ou peintures. Les bandes musicales qui séparent les différentes scènes et qui reviennent ainsi très régulièrement scander les changements transcendent dans le même temps les choix matériels faits en conférant au spectacle une dimension mystique exaltée : les personnages se présentent dès lors à nous dans des tableaux appréhendés comme des réminiscences fantasmées convoquées pour nous révéler leur histoire bouleversante.

 

      Au travers de nombreuses scènes dramatiques, chacun des personnages a l’occasion de revenir sur son histoire personnelle pour justifier ses positions politiques et de forger par-là une image sensible de son caractère. Si la royauté donne un certain lustre à leur vie, les quatre personnages portent en eux-mêmes un traumatisme poignant qui conditionne fatalement leur fragile bonheur. Les deux femmes semblent éprouvées précisément par leur condition de femme politique. Promise en mariage à plusieurs hommes dès son plus jeune, Anne de Bretagne, incarnée avec une grande noblesse par Mathilde Wislez, se laisse marier avec Charles VIII, puis avec Louis XII : toujours préoccupée par le destin de son duché, elle voit mourir aussi bien son premier mari dont elle finit par s’éprendre comme tous les enfants qu’elle met au monde. Anne de France, créée avec une sensibilité grave et sombre par Ondine Savignac, souffre, quant à elle, de ses ambitions politiques inassouvies, mais aussi de son amour secret pour Louis d’Orléans. Celui-ci est certes sacré Louis XII après la mort de Charles VIII, mais orphelin de père et maltraité par Louis XI, il se retrouve dès son jeune âge ballotté au coeur d’un échiquier politique impitoyable. Charles VIII, devenu roi à l’âge de treize ans et placé sous la tutelle d’Anne de France, est lui aussi profondément marqué par la froideur brutale de Louis XI qui est son propre père. Tandis que le Charles VIII d’Aurélien Boyer ne semble jamais vraiment sortir de son enfance — son parler sans diction et ses grands airs nous en persuadent inlassablement —, le Louis XII de Thomas Maurin nous paraît doué d’un sang-froid résigné, noyé par intermittence dans la débauche. Les quatre comédiens nous permettent ainsi d’apprécier la subtilité sans pathos de la peinture psychologique.

Théâtre Lucernaire : Monsieur Proust

      Monsieur Proust, à l’affiche au Théâtre Lucernaire (>), est une création sensible conçue par Ivan Morane à partir des entretiens de Céleste Albaret et Georges Belmont. Céline Samie est ainsi amenée à revêtir le costume de la dernière gouvernante de Marcel Proust pour nous livrer un témoignage authentique tant sur l’écriture d’A La Recherche du Temps Perdu que sur la vie intime de l’écrivain, témoignage d’autant plus palpitant que la comédienne parvient à nous communiquer toute l’affection de Céleste pour son cher « maître ».

      Après avoir obtenu, en 1919, le prix Goncourt pour son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Marcel Proust devient rapidement un écrivain célèbre et reconnu par ses pairs, ce dont témoigne symboliquement sa « réconciliation » avec André Gide farouchement opposé, en 1913, à la publication du manuscrit de son Côté de chez Swann proposé aux éditions Gallimard — Céleste Albaret revient au reste sur cette anecdote sulfureuse à charge pour André Gide embarrassé précisément en 1919 par son tour pendable. Mais si celui-ci avait agi de la sorte, c’était bel et bien au regard de la réputation de Proust connu pour être habitué de salons mondains d’époque. Beaucoup de rumeurs et contrevérités circulaient dès lors sur son compte, alimentées sans doute aussi de la lecture à clé de sa Recherche du Temps Perdu, inspirée de sa propre vie et de ses rencontres mondaines — même si le personnage-narrateur qui ressemble à maints égards à son auteur ne représente nullement Proust comme s’il s’agissait d’un récit autobiographique. Céleste Albaret sort de son silence en 1972, cinquante ans après la mort de l’écrivain, à l’âge de 82 ans, pour remettre les choses à plat dans le souci de la vérité.

Monsieur Proust, Théâtre Lucernaire 2022 © Lot

      Le témoignage de Céleste Albaret sur la vie de Proust a été enregistré et diffusé récemment sur France-Culture, mais aussi retranscrit et adapté sous forme de récit pour un livre intitulé Monsieur Proust (Robert Lafont). Ivan Morane reprend des passages de cet ouvrage pour les prêter à la mise en voix de Céline Samie qui s’en empare avec une grande délicatesse. Il faut cependant souligner que les souvenirs de Céleste Albaret sur Proust se mêlent inextricablement au récit fragmenté de sa propre vie et qu’ils révèlent par-là l’attachement affectif de l’un pour l’autre. Ce récit de vie intègre certes celui de Proust suivant un axe chronologique, mais Céleste Albaret rapporte également des récits de Proust évoquant des épisodes qui précèdent son engagement. Il en ressort une tension dialectique entraînée par la volonté de raconter la vie de Proust et une certaine tendance pudique qui pousse la narratrice à son impossible effacement. Si celle-ci évoque par exemple son mariage avec Odilon, chauffeur de Proust, ou son entrée en service avec une touche pittoresque, elle semble se l’autoriser afin d’authentifier la valeur propre de son témoignage. Céleste ne s’efface ainsi jamais entièrement de son récit de la vie d’un autre qui tend en fin de compte moins à rétablir une vérité historique qu’à traduire une admiration passionnée pour l’écrivain. Et c’est précisément la portée humaine de cette passion brûlante qui rend palpitants et pétillants les propos de Céleste dans le spectacle d’Ivan Morane.

 

      La scénographique et l’action scénique situent par ailleurs ces propos dans un entre-deux spatio-temporel ambigu, entre le moment de l’activité mémorielle de Céleste vêtue d’une robe noire et celui qui, par le biais d’un puissant effet d’introspection, semble par intermittence la transposer à l’époque même de son récit. La prestance magnétisante de Céline Samie qui paraît certes présente dans la salle, mais comme absorbée par le temps romanesque sublime cette rencontre extraordinaire entre les deux Célestes, dame âgée de 82 ans et jeune fille accompagnant Proust dans les années 1910. La magie théâtrale opère ici pleinement grâce au seul corps médusant de la comédienne qui investit un espace scénique quasiment vide, si une simple chaise en bois placée à cour ne l’occupait de façon symbolique — en référence sans doute au caractère narratif de l’action scénique. Seuls un éclairage discret qui plonge la scène dans une semi-obscurité énigmatique et quelques bandes musicales qui évoquent çà et là l’époque de Proust accompagnent Céline Samie dans sa fabuleuse création de Céleste Albaret. La comédienne s’y prend au premier abord en distinguant entre plusieurs voix bien identifiables, celles des deux Célestes et celle de Proust pour les personnages principaux du récit, conférant par-là une épaisseur éthérée à ces personnages qui se détachent de sa présence scénique tout en s’y confondant. Elle les nuance cependant en suivant leur évolution épique ainsi que leur état psychologique, se coulant en plus dans une posture fiévreuse exaltée qui laisse apparaître toute la passion de Céleste pour Proust dans une innocence émouvante. Céline Samie nous persuade ainsi inlassablement de la sincérité supposée la plus pure des propos du personnage qu’elle incarne avec une finesse époustouflante.

     Monsieur Proust, dans la mise en scène d’Ivan Morane, est un spectacle à la fois frappant et captivant tant par la valeur du témoignage porté sur un écrivain devenu légendaire en moins d’un siècle que par l’interprétation de Céline Samie dans le rôle de Céleste Albaret. Avec très peu de moyens scéniques, la comédienne nous embarque pour un voyage théâtral mémorable.

Théâtre de l’Essaïon : Darius

Darius théâtre      Darius, à l’affiche au Théâtre de l’Essaïon, est une pièce de Jean-Benoît Patricot présentée dans une mise en scène émouvante d’André Nerman (>). Cette pièce retrace l’histoire d’une rencontre fabuleuse entre un parfumeur artisanal et la mère d’un enfant handicapé qui lui prête le nom. La mise en abîme entraînée par le caractère épistolaire de l’action dramatique et le jeu des comédiens atténuent cependant sa tonalité pathétique. L’équilibre délicat ainsi obtenu subjugue les spectateurs séduits.

      Si la pièce de Jean-Benoît Patricot s’intitule bel et bien Darius, Darius atteint d’une maladie dégénérative ne paraîtra jamais sur la scène : son histoire fait l’objet d’échanges tendus entamés par sa mère Claire en quête de moyens susceptibles de l’aider à se remémorer des moments de bonheur, ce qui ne va pas de soi dans le cas d’un adolescent sourd et aveugle, cloué en plus dans un fauteuil roulant. Le seul moyen qui s’impose semble reposer sur une stimulation olfactive suggestive à l’aide de parfums originaux qui lui rappellent ces moments de bonheur connus autrefois lors des voyages entrepris à travers les quatre coins de l’Europe. Darius replace ainsi au centre d’intérêt l’idée d’un certain bien-être spirituel des personnes handicapées, mais la pièce de Jean-Benoît Patricot est loin d’être une pièce engagée qui porte des revendications sociales : son action tient au récit d’une recherche proustienne de fragrances subtiles, sans se cantonner à l’histoire de l’enfant meurtri à l’origine de cette entreprise olfactive qui implique et affecte les deux personnages présents de la pièce.

Darius, Théâtre de l’Essaïon, 2022

      La facture dramaturgique de Darius est aussi étrange et frappante que peu habituelle pour un texte destiné à la scène : un échange épistolaire suppose en effet une certaine distance entre personnages, alors que le théâtre réunit ceux-ci dans un même lieu. Claire, chercheuse au CNRS, vit à Paris, séparée de son mari mais aussi de son fils Darius placé désormais dans un centre de soins, tandis que Paul, veuf, ayant tout abandonné après la mort de sa femme, est un parfumeur installé en Provence. Leurs deux rencontres représentées symboliquement font par ailleurs, elles aussi, l’objet d’une correspondance effervescente. Toutes les interactions sont dès lors exclusivement épistolaires, ou électroniques en cas de communication par mails. Ce qui n’est pas moins problématique pour le théâtre, c’est également la production et la réception, habituellement silencieuses, des missives échangées. Ce ne sont en fin de compte que de faux problèmes, non pas tant parce que le théâtre contemporain est capable de les contourner sans incommoder les spectateurs, mais parce que les choix dramaturgiques opérés conditionnent l’effet produit en sélectionnant avec précision les faits mis en récit et en remodelant en même temps les émotions évoquées par l’épistolier avec du recul et en fonction du destinataire.

      La scénographie et l’action scénique reposent dès lors sur la mise en vie plus que conventionnelle et invraisemblable d’une histoire fragmentée constituée de correspondances privées. Ce qui est singulier et ce qui pousse à l’extrême le caractère artificiel du théâtre paraît paradoxalement étonnamment naturel. Sur scène, deux bureaux, flanqués de chaises, séparés par une étroite ruelle, sont simplement posés côte à côte. Le regard des comédiens se trouve par-là curieusement le plus souvent dirigé vers les spectateurs, ce qui les rapproche les uns des autres dans une communion bouleversante tout en accentuant la distance géographique entre les personnages qui s’envoient des lettres à cette époque même où les nouvelles technologies ont fait disparaître ce moyen de communication ancien. Non pas que l’usage de ces technologies soit banni, puisque chacun des deux bureaux dispose d’un ordinateur portable en plus d’être décoré de plusieurs accessoires symboliques — un cadre photo pour Claire et des flacons de parfum pour Paul —, mais leur usage restreint et la place accordée à celui de la lettre participent de cette longue série de paradoxes inscrits dans la mise en scène de Darius.

 

      Les deux comédiens, Catherine Aymerie et François Cognard, insufflent à l’histoire de Darius cette vie éthérée qui le fait vivre à travers les récits poignants des deux personnages créés avec entrain. La mise en voix des lettres à laquelle les deux comédiens se laissent aller avec aisance se traduit par l’adoption de postures animées qui reflètent des dispositions sentimentales connues grâce à l’activité scripturaire. Claire, délicatement incarnée par Catherine Aymerie, n’apparaît jamais dans la posture d’une mère éplorée brisée par l’état de santé d’un enfant mourant : la comédienne s’empare au contraire de sa création en nous rendant amplement sensibles à l’enthousiasme de cette mère dévouée qui cherche à apaiser autant que possible la souffrance de Darius ; aux moments les plus éprouvants mêmes — le récit du voyage à Amsterdam ou celui de la mort de Darius —, Catherine Aymerie conserve une allure élégante, touchante et attachante, favorisée en l’occurrence par la distance temporelle entre l’événement vécu et son récit. François Cognard, de son côté, crée un Paul émotif et colérique, replié sur lui-même mais entraîné par le défi d’inventer des parfums pour Darius : il lui donne avec assurance un air à la fois hésitant et déterminé suivant les circonstances, contrastant efficacement avec une noble maîtrise de soi qui caractérise Claire. Qu’ils restent assis à leur bureau ou se déplacent sur le devant de la scène, les deux comédiens séduisent ainsi les spectateurs grâce à un jeu palpitant tout en déjouant les enjeux d’une action fondée sur des échanges épistolaires : l’histoire de Darius, mais aussi celle de leurs personnages, et leur prestance nous font oublier les artifices de la scène pour mieux nous happer avec la force du vertige.

     Darius de Jean-Benoît Patricot, dans la mise en scène d’André Nerman, raconte sur une note originale les souffrances d’un enfant handicapé voué à la mort tout en métamorphosant ces souffrances en une aventure olfactive émaillée de rebondissements et de moments de joie. Malgré la douleur qui affecte fatalement tous les personnages, l’histoire de Darius se présente ainsi comme une promesse lumineuse de pouvoir vivre des instants exceptionnels.

Théâtre de la Contrescarpe : Zola l’infréquentable

Zola l'infréquentable      Zola l’infréquentable est une création originale de Didier Caron présentée au Festival d’Avignon OFF 2022 dans une mise en scène classique mais saisissante de l’auteur, programmée en ce pluvieux automne au Théâtre de la Contrescarpe (>). Tant on a été séduit par la dimension sensible et pittoresque de Madame Zola jouée il y a quelques années au Petit-Montparnasse, que l’on est happé par la teneur mordante de Zola l’infréquentable écrite dans une langue élégante du XIXe siècle.

      Émile Zola fait partie des grandes figures incontournables de la fin du XIXe siècle, ne serait-ce qu’au regard de son œuvre littéraire, de sa mémorable fresque des Rougon-Macquart composée de vingt romans qui ont consacré le mouvement naturaliste mis en œuvre et porté par Zola lui-même chef de file. Mais au-delà de cette immense œuvre littéraire accueillie favorablement par le grand public, quoiqu’étrillée et qualifiée de « putride » par la critique d’époque, Émile Zola nous intéresse aussi bien par sa vie amoureuse romanesque digne d’une véritable comédie de boulevard que par son engagement politique, notamment dans l’affaire Dreyfus qui a littéralement ébranlé la société fin de siècle de la IIIe République en la divisant brutalement en deux camps irréconciliables. Par ses positions esthétiques et politiques, Émile Zola est rapidement devenu une figure controversée, désavouée et moquée par ses confrères issus d’une bourgeoisie bien-pensante et forts de leur succès immédiat. La pièce de Didier Caron revient précisément sur des polémiques littéraires, sociales et politiques alimentées par des prises de position de Zola qui défend radicalement ses convictions et doit même partir en exil après la parution de son pamphlet retentissant « J’accuse », publié au lendemain de l’acquittement du véritable coupable dans l’affaire Dreyfus, celui du comte Esterhazy.

Zola l'infréquentable
Zola l’infréquentable, de Didier Caron, Théâtre de la Contrescarpe © Fabienne Rappeneau

      L’action dramatique proprement dite de Zola l’infréquentable est fondée sur trois grands actes qui opposent Émile Zola et Léon Daudet, un des fils de l’écrivain célèbre Alphonse Daudet, trois ans après la condamnation du capitaine Dreyfus, au moment où Émile Zola commence à s’intéresser à cette affaire. Si les deux hommes se rencontrent dans la maison parisienne d’Alphonse Daudet mourant et qu’Émile Zola refuse fermement de lire un article antisémite haineux de Léon Daudet, leur débat acerbe passe d’abord au crible leurs positions esthétiques diamétralement opposées. L’affaire Dreyfus et l’engagement de Zola pour sa cause ne s’introduisent dans l’action que progressivement pour s’imposer in fine comme le sujet principal des échanges. Les trois brillants dialogues, amplement dramatiques, correspondant aux trois grands moments de la pièce, se voient d’autre part innervés d’une dimension épique qui introduit dans l’action l’écoulement du temps historique. Zola l’infréquentable dépasse dès lors le clinquant des dialogues conflictuels, injurieux malgré toute l’élégance plaisante de tournures caustiques décochées sur un rythme endiablé, en confrontant précisément les deux personnages à des situations éprouvant leurs positions auxquelles aucun des deux n’est prêt à revenir, situations telles que la mort d’Alphonse Daudet, l’acquittement du coupable ou la parution de « J’accuse ». L’action dramatique instaure par-là une puissante tension dialectique entre le dramatique et l’épique, entre un échange stimulé par l’actualité contemporaine et son inscription dans l’Histoire.

      Une scénographie pittoresque, conçue par Capucine Grou-Radenez, semble parfaitement fonctionnelle dans la mesure où elle favorise des changements de lieux rapides tout en nous laissant pénétrer dans le salon de l’un ou de l’autre des deux personnages. Deux fauteuils d’époque et un bureau Second Empire sont placés, et déplacés au cours de l’action, devant une grande paroi mobile représentant de façon symbolique une bibliothèque introduite en référence aux activités littéraires des deux écrivains-journalistes. Tandis qu’au premier acte c’est Émile Zola qui se rend chez les Daudet et qu’il y est retenu par Léon enclin à la gausserie, pressé d’étriller le vieil ami de son père, au second acte c’est Léon qui surprend Émile Zola en train de rédiger une lettre, pour lui annoncer la mort d’Alphonse Daudet. Ces changements de lieux et les déplacements des décors qui les accompagnent permettent de relancer et rendre dynamique le déroulement de l’action avant que celle-ci ne s’enlise dans un échange gratuit de propos blessants. De plus, les courtes scènes encadrant les trois grands actes — au début, deux brefs récits de souvenir situés au cimetière du Père-Lachaise, puis, à la fin, une succession de récits qui évoquent les dernières années d’Émile Zola : sa fuite, son exil, son retour ainsi que sa mort mystérieuse et ses obsèques et ce, devant un décor de rue dépouillé —, ces courtes scènes pittoresques épiques transcendent les échanges dramatiques en crescendo en entraînant adroitement une émotion forte.

 

      L’action scénique repose sur la justesse du ton et des gestes adoptés d’autant plus que sa majeure partie tient aux dialogues lors desquels les deux adversaires cherchent non seulement à atteindre au vif et à se rabaisser l’un l’autre, mais aussi et surtout à convaincre : dans ces conditions, le moindre geste et la moindre hésitation du corps engagent plus qu’ailleurs l’image que le comédien souhaite donner de son personnage. La langue élégante dans laquelle la pièce se trouve rédigée invite dans le même temps à prendre des précautions pour ne pas verser dans la déclamation et à nuancer l’expression pour transposer les états d’âme des deux personnages. Les spectateurs apprécient ainsi la virtuosité avec laquelle les deux comédiens s’emparent de la création d’Émile Zola et de Léon Daudet. Pierre Azéma incarne le premier en lui prêtant un certain air de bonhommie, mais qui ne compromet en rien la détermination farouche de Zola à aller jusqu’au bout de ses convictions. Le comédien déconstruit cependant la réputation d’un Zola vieillissant âprement intraitable tel que le dépeint Léon Daudet à travers ses invectives : il crée malgré tout un Zola sensible et droit dans ses bottes, libéré de toute attitude opportuniste. Bruno Paviot, quant à lui, dans le rôle de Léon Daudet, incarne avec aplomb un adversaire mordant et fougueux, très à l’aise dans la peau d’un journaliste conservateur vindicatif qui baigne dans un opportunisme haineux. Les deux comédiens nous réservent des moments d’autant plus délicats et parfois même désopilants malgré tout que leur jeu enflammé fondé sur des effets de contraste rend les dialogues particulièrement vivants : une nonchalance arrogante de Léon jure d’abord avec une posture crispée d’Émile Zola, mais les deux attitudes du premier acte connaissent une évolution dramatique qui renverse les rapports de force entre un Léon en deuil et un Émile affectueux. Tout est pensé au moindre détail pour le plus grand plaisir du spectateur.

      Brillamment écrite, brillamment interprétée, Zola l’infréquentable de Didier Caron est certes une création magnétisante pour tous les amoureux de la littérature, mais elle séduit également ceux qui découvre l’auteur de Nana et du Germinal en leur donnant sans aucun doute l’envie de lire et de creuser davantage ce patrimoine littéraire. Dans l’un ou l’autre des cas, Zola l’infréquentable est un grand moment de théâtre.

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