Vous n’aurez pas la Bretagne est une création originale d’Alain Péron donnée au Théâtre de la Contrescarpe (>) dans une mise en scène captivante de l’auteur. Auteur déjà de J’ai sauvé la France ! L’incroyable destin de Charles VII, Alain Péron puise à nouveau, pour sa troisième pièce de théâtre, dans l’histoire médiévale en amenant cette fois-ci sur scène des figures historiques tant soit peu oubliées mais qui, à leur époque, ont marqué l’histoire de France : en l’occurrence, celle de l’intégration de la Bretagne dans le Royaume de France à la suite de nombreuses péripéties sanglantes.
L’histoire de France est certes une source d’inspiration inépuisable pour de nombreux dramaturges anciens et modernes, mais rares sont ceux qui se tournent vers ses pages moins emblématiques comme cette période de la fin du XVe siècle qui précède l’arrivée au trône de François Ier (1515) marquée par la rivalité avec Charles Quint et par l’importation en France de la Renaissance italienne, ce qui contribuera au rayonnement international de la France au cours du XVIe siècle. Alain Péron a dès lors le mérite de nous faire redécouvrir des événements peu connus liés aussi bien aux règnes consécutifs de Charles VIII (1483-1498) et de Louis XII (1498-1515) qu’à l’affrontement politique entre Anne de Bretagne et Anne de France, sœur de Charles VIII et régente lors de la minorité de ce dernier, réputée pour avoir préparé le rattachement définitif du duché de Bretagne au Royaume de France. Des tensions personnelles et politiques entre ces quatre figures, unies par des liens de sang comme par des contrats de mariage, font l’objet de la pièce d’Alain Péron Vous n’aurez pas la Bretagne qui parvient à leur donner une certaine épaisseur psychologique favorisée par son passage à la scène.
La rencontre entre Anne de France et Anne de Bretagne se trouve certes au cœur du conflit qui réunit les deux femmes politiques au travers du statut de la Bretagne, mais la seule question bretonne est rapidement dépassée dans la mesure où l’écriture d’Alain Péron donne la primauté au déploiement de quatre récits de vie fragmentés enchevêtres les uns dans les autres. Les quatre personnages sont en effet successivement liés et opposés par des intérêts complexes inextricables, auxquels vient se superposer, de façon ambiguë, la passion amoureuse sans jamais s’imposer comme la véritable force motrice de leurs agissements. L’action de la pièce tient au premier abord à une succession rapide de scènes pittoresques nouées autour d’événements biographiques et historiques capitaux qui permettent de dérouler de façon imagée le récit épique de la période prise pour cadre spatio-temporel. Mais l’intérêt de la pièce est loin d’être platement didactique. Si cette succession épique des scènes courtes qui englobent une histoire de quatre décennies ne semble pas propice au développement des caractères, la création scénique supplée précisément à ce « manque » avec efficacité, et entraîne par-là même une délicate tension dialectique instaurée entre une progression dynamique de l’action sur le plan narratif et une émergence saisissante des portraits vivants des quatre personnages au niveau scénique.
Une scénographique dépouillée sert les passages rapides de scène en scène : un plateau oblong central, recouvert d’un drap blanc, se transforme, selon les besoins de l’action, en lit de noces, lit d’accouchement ou lit de mort, mais aussi en un piédestal muni d’un trône ou un simple banc situé dans un jardin florentin. Les comédiens sont en revanche vêtus de costumes librement inspirés des portraits officiels et des codes vestimentaires de la fin du XVe siècle, ce qui transpose symboliquement l’action à l’époque historique évoquée, mais ce qui donne aussi du poids à la création des personnages campés dans un espace épuré. L’économie faite de personnages épisodiques comme de moyens scéniques convoqués généralement pour constituer des fresques historiques est avec efficacité compensée par un grand écran installé au fond de la scène pour accompagner le déroulement de l’action par la projection d’images symboliques en lien avec les événements relatés, qu’il s’agisse de paysages, statues, vitraux ou peintures. Les bandes musicales qui séparent les différentes scènes et qui reviennent ainsi très régulièrement scander les changements transcendent dans le même temps les choix matériels faits en conférant au spectacle une dimension mystique exaltée : les personnages se présentent dès lors à nous dans des tableaux appréhendés comme des réminiscences fantasmées convoquées pour nous révéler leur histoire bouleversante.
Au travers de nombreuses scènes dramatiques, chacun des personnages a l’occasion de revenir sur son histoire personnelle pour justifier ses positions politiques et de forger par-là une image sensible de son caractère. Si la royauté donne un certain lustre à leur vie, les quatre personnages portent en eux-mêmes un traumatisme poignant qui conditionne fatalement leur fragile bonheur. Les deux femmes semblent éprouvées précisément par leur condition de femme politique. Promise en mariage à plusieurs hommes dès son plus jeune, Anne de Bretagne, incarnée avec une grande noblesse par Mathilde Wislez, se laisse marier avec Charles VIII, puis avec Louis XII : toujours préoccupée par le destin de son duché, elle voit mourir aussi bien son premier mari dont elle finit par s’éprendre comme tous les enfants qu’elle met au monde. Anne de France, créée avec une sensibilité grave et sombre par Ondine Savignac, souffre, quant à elle, de ses ambitions politiques inassouvies, mais aussi de son amour secret pour Louis d’Orléans. Celui-ci est certes sacré Louis XII après la mort de Charles VIII, mais orphelin de père et maltraité par Louis XI, il se retrouve dès son jeune âge ballotté au coeur d’un échiquier politique impitoyable. Charles VIII, devenu roi à l’âge de treize ans et placé sous la tutelle d’Anne de France, est lui aussi profondément marqué par la froideur brutale de Louis XI qui est son propre père. Tandis que le Charles VIII d’Aurélien Boyer ne semble jamais vraiment sortir de son enfance — son parler sans diction et ses grands airs nous en persuadent inlassablement —, le Louis XII de Thomas Maurin nous paraît doué d’un sang-froid résigné, noyé par intermittence dans la débauche. Les quatre comédiens nous permettent ainsi d’apprécier la subtilité sans pathos de la peinture psychologique.