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Théâtre Darius Milhaud : 1494 jours

1494 jours      1494 jours est une pièce de Pierre-Henri Gayte, donnée entre autres au Théâtre Darius Milhaud (>) dans une mise en scène collective préparée par les comédiens de La Troupe en Chantiers (>). C’est une création contemporaine fondée sur une écriture en puzzle tout à fait réussie. Elle tient en haleine les spectateurs séduits par une histoire d’amour singulière.

      Des histoires d’amour, au théâtre comme au cinéma, il y en a déjà eu beaucoup et il y en aura toujours autant. L’amour est incontestablement un sujet inépuisable dont on ne se lasse jamais, quand il est abordé avec une certaine adresse, que ce soit dans une pièce comique ou tragique. Jamais seul, toujours en rapport avec une foule d’enjeux dramatiques qui conditionnent tant son éclosion que son accomplissement, voire son échec. C’est un sentiment dont l’intérêt est inépuisable précisément parce qu’il nous tend un miroir sensible pour nous parler aussi bien de nous-mêmes que de notre rapport à l’être aimé, pour nous faire rire ou rêver, pour nous soulager dans notre douleur, pour nous émouvoir. La pièce de Pierre-Henri Gayte renferme curieusement tout cela dans une action entraînante tout en dépassant la question du genre qui n’a plus vraiment cours de nos jours : indéfinissable et inclassable, elle mêle avec virtuosité plusieurs registres — comique, burlesque, absurde, mais aussi pathétique et tragique — pour nous raconter avec fougue une drôle d’histoire d’amour émouvante déroulée en 1494 jours.

1494 jours
1492 jours de Pierre-Henry Gayte © Yannick Perrin & Leslie Sima Ye Ndong

      L’histoire de 1494 jours est tout d’abord celle d’une rencontre fortuite, à la fois romanesque et cocasse : celle de Charles et Diana, avec un amusant clin d’œil souligné aux noms princiers de la cour britannique, faite dans un TGV ordinaire vers Strasbourg, où les deux jeunes gens différents de caractère font une fâcheuse connaissance sans se douter que leurs destins vont s’entrelacer inextricablement. Leur aventure amoureuse est d’autant plus rocambolesque que Charles est drôlement étourdi et malhabile et que Diana déborde d’un humour cinglant pénétrant. Leur attirance mutuelle engendre dès lors des situations hautement comiques, relevées à l’occasion par le père franchement conciliant de Charles et la mère cruellement possessive de Diana qui n’arrangent pas les choses pour aider les deux amoureux à surmonter les obstacles. Ce qui rend captivante cette histoire d’amour en apparence assez banale tient précisément au déroulement de l’action par à-coup : avec des anticipations et des retours en arrière emmêlés avec d’étonnantes frictions, de telle sorte que l’action n’évolue de façon linéaire qu’en mettant ingénieusement en miroir des tensions désopilantes et des moments de complicité touchants. Pierre-Henri Gayte instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le rire et l’émotion qui est en fin de compte à l’image du couple et qui fonctionne irrésistiblement.

      La scène, quant à elle, représente un nombre impressionnant de lieux qui correspondent à plusieurs endroits de l’action divisée en tableaux sectionnés et mêlés les uns aux autres comme des cartons de puzzle. Deux sièges côte à côte, installés au milieu de la scène, nous rappellent certes le lieu de la rencontre quasi fatale entre Charles et Diana et ce, d’autant plus astucieusement que l’action nous y ramène à plusieurs reprises à travers de brefs retours en arrière, mais ils constituent également le point de convergence entre deux appartements disposés symétriquement, celui de Charles à jardin et celui de Diana à cour ; ils servent enfin opportunément de décor à d’autres moments. L’aménagement des deux appartements semble ainsi d’autant plus symbolique — des tables avec des chaises sur le devant de la scène et des étagères au fond — que les lieux de l’action ne cessent de défiler à un rythme effréné, qu’il s’agisse d’un guichet de gare, d’une rame de TGV, d’une salle de mariage à Strasbourg, d’une salle de cinéma, d’une chambre d’hôtel à New-York ou de celle d’hôpital. Cette scénographie adroite favorise amplement des changements rapides convoqués parallèlement par une écriture fondée sur le mélange de registres tout en nous promenant ainsi avec une frénésie époustouflante d’un endroit à l’autre. Un grand écran en arrière-plan, en projetant quelques dessins symboliques et en indiquant les jours donnés dans le déroulement de l’histoire, aide certes le spectateur à se repérer dans cet amas de situations aussi hilarantes pour certaines que pittoresques pour d’autres, mais il entraîne et relance tout aussi habilement le suspens. Tout s’imbrique paradoxalement dans une harmonie détonante, les fils se rejoignent sans se relâcher en convergeant vers cette électrisante vie du couple qui est d’un piquant attrayant.

 

      Ce qui est jubilatoire dans le déroulement de l’action, c’est que l’on croit en fin de compte, que l’on y adhère pleinement, à l’étrange complicité vécue entre Charles et Diana, et que l’on compatit sincèrement avec eux lorsqu’ils doivent faire face tant à l’inénarrable belle-mère qu’à d’autres accidents de vie qui mettent douloureusement à l’épreuve leur couple. Certaines situations semblent sans doute volontairement forcées en frôlant le pastiche, le cliché et la caricature, comme la scène de séduction initiale aux confins de l’absurde ou les interventions grotesques de la belle-mère. Mais il y a quelque chose de magnétisant dans l’histoire d’amour fatale de Charles et Diana, quelque chose d’indicible qui transcende curieusement ce comique burlesque pour remuer fortement les spectateurs dans leur sensibilité. C’est enfin le jeu des comédiens qui opère en les entraînant dans un tourbillon d’événements singulièrement entrelacés. Pierre-Henri Gayte s’empare de la création du charismatique et sensible Charles en se glissant dans la peau de son personnage avec un naturel tout à fait convaincant quant à l’expression des sentiments : la véracité avec laquelle il l’incarne, à côté de l’excellente Marion Philippet, nous intéresse intimement au parcours de Charles du début à la fin. Marion Philippet, tout aussi convaincante, crée une Diana séduisante et attachante malgré l’humour et le sens de repartie déroutants propres à son personnage. Michel Charpentier et Nancy Jankowiak, quant à eux, incarnent avec assurance, en plus du père de Charles et de la mère de Diana, plusieurs personnages épisodiques.

      1494 jours de Pierre-Henri Gayte, présentée dans une mise en scène collective, est une création bien réussie qui amuse les spectateurs en les émouvant. J’ai eu un vrai plaisir à suivre l’histoire de Charles et Diana qui m’a séduit en me faisant rire de bon cœur. Quelle savoureuse découverte !

Théâtre Lucernaire : Merteuil

Merteuil      Merteuil est une création originale de Marjorie Frantz présentée dans une mise en scène captivante de Salomé Villiers en mars 2023 au Théâtre Lucernaire (>). Il s’agit avec évidence de la célèbre Marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, amenée sur scène pour rencontrer Cécile de Volanges mariée de Gercourt. C’est l’autrice elle-même et Chloé Berthier qui s’emparent de la création des deux personnages avec une sensibilité mordante.

      Les Liaisons dangereuses est une œuvre fascinante qui passionne ses innombrables lecteurs depuis sa parution en 1782. C’est d’abord un succès de scandale à cause de révélations piquantes considérées par certains comme authentiques mais camouflées derrière des noms d’emprunt. Si le libertinage masculin — libertinage au sens du XVIIIe siècle, appréhendé comme une recherche raffinée de trophées féminins dans le but de surpasser d’autres confrères et de se créer ainsi une réputation supérieure dans le Monde — est généralement plébiscité et reconnu, la position sociale des femmes est beaucoup plus délicate, moins libre et moins confortable que celle des hommes parce que leur réputation est le plus souvent tributaire du respect rigoureux des règles morales qui les relèguent en fin de compte dans le rôle de potiches. C’est contre un tel train de vie social injuste qu’œuvre secrètement la Marquise de Merteuil en le transgressant de fond en comble au préjudice de la prétendue morale comme aux dépens des victimes qu’elle laisse derrière elle. Son raffinement et son intelligence, mis en œuvre par Laclos pour être éprouvés au travers d’un réseau de relations mondaines, séduisent sans conteste, et malgré toute la malice renfermée dans ses actes, par une aisance sulfureuse avec laquelle elle parvient à se jouer des autres au nom de la liberté tacitement réclamée pour les femmes. C’est de ce personnage à l’esprit maléfique que s’empare Marjorie Frantz dans sa pièce écrite avec une finesse remarquable.

      La rencontre imaginée par l’autrice se déroule quinze ans après les faits relatés dans Les Liaisons dangereuses, quinze ans après la mort du vicomte de Valmont évoquée dans un étrange billet qui invite la Marquise de Merteuil à se rendre dans un relais de chasse situé dans une forêt picarde. La mort de Valmont met fin aux correspondances sans que les personnages aient pu s’expliquer sur ce qui s’est passé durant cet été tragique qui les a fatalement séparés. Cécile de Volanges s’est retrouvée séparée de son amoureux, le chevalier Danceny, en risquant de terminer ses jours recluse dans un couvent, tandis que la Marquise de Merteuil a opté pour une retraite subite en se retirant malade en Hollande sans plus réapparaître dans le Monde. Marjorie Frantz imagine, quant à elle, que Cécile de Volanges finit par se marier avec Gercourt et que la Marquise de Merteuil demeure toujours en Hollande. Au moment de la rencontre singulièrement orchestrée par Cécile devenue veuve depuis peu, il ne s’agit pourtant pas tant de revenir sur des faits passés pour se raconter la vie et se réconcilier que de régler une affaire urgente qui préoccupe Cécile de Gercourt. Marjorie Frantz met ainsi en œuvre un dialogue passionnant qui oppose violemment les deux femmes dans un rapport de force dialectique déployé en toute finesse au gré de propos parfois bien acerbes. Salomé Villiers porte ce dialogue à la scène dans une palpitante création de facture classique.

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Merteuil, mise en scène par Salomé Villiers, Théâtre Lucernaire © Cédric Vasnier

      L’aspect classique amené grâce à plusieurs éléments de décor et de costume à caractère historique sert amplement l’action de la pièce dans la mesure où les personnages et la teneur de leurs propos sont bel et bel ceux d’un XVIIIe siècle postrévolutionnaire. Il est moins question d’actualiser une histoire ancienne que de ressusciter deux personnages marquants campés dans leur contexte socio-historique. La scénographie nous transpose dès lors dans un salon de Cécile de Gercourt aménagé avec sobriété dans l’esprit du style Empire, sans ornements superflus et sans fioritures qui nous permettent de le reconnaître avec précision : deux canapés, l’un de couleur rose à jardin, l’autre d’un orange pastel à cour, se trouvent entourés de quelques guéridons typiques qui donnent au salon de Cécile un aspect pittoresque sans excès. Les robes portées par les deux comédiennes ont été confectionnées avec un même clin d’œil historique pour produire un effet de vérité : une robe bleu blanc, accompagnée d’un bandeau bleu clair, pour Cécile, et une jupe en soie or relevée d’un manteau de robe à la française blanc marron pastel aux volants rose foncé, pour Merteuil. Les spectateurs pénètrent avec assurance dans un univers élégamment coloré d’un XVIIIe siècle refondu avec goût dans le style Empire.

      Au service du texte, l’action scénique suit de près les fractures et les tentions qu’il instaure entre les deux personnages et qui rendent leurs échanges attrayants. Si le spectateur se doute bien que l’invitation mystérieuse de Cécile de Gercourt est loin d’être amicale, le texte et son interprétation maintiennent l’effet de surprise du début à la fin en opérant de subtils renversements qui ne représentent pas de simples coups de théâtre placés dans le seul but de relancer l’action. Les deux comédiennes dans les rôles des deux personnages sont en effet amenées aussi bien à s’asséner des coups perfides qui les affectent profondément dans leur sensibilité troublée qu’à faire des aveux douloureux, mais aussi à défendre leurs positions irrévocables et par-là à relancer en sourdine l’impossible débat sur les femmes inspiré de L’Éducation des femmes de Laclos (1783) et de certaines lettres de la Marquise de Merteuil, en particulier la célèbre lettre LXXXI. Elles persuadent les spectateurs, en les tenant de plus en plus en haleine, que rien n’est joué d’avance, que la situation tendue peut se retourner à tout instant contre l’apparent meneur de jeu du moment, que le dernier mot est vraiment pour la fin, même si la Marquise de Merteuil semble logiquement l’emporter en raffinement sur Cécile de Gercourt restée fidèle à ses idées de jeunesse. Chloé Berthier et Marjorie Frantz y parviennent avec une élégante souplesse grâce à une direction d’acteur fondée sur un mouvement scénique dynamique mis en tension par une posture franche et sensible de Cécile de Gercourt qui ne cache pas ses sentiments et un double jeu ambigu de la Marquise de Merteuil dont le trouble et les hésitations ne sont montrés qu’aux spectateurs, ce qui conduit les comédiennes à changer de place avec naturel suivant l’évolution des dispositions émotionnelles de leur personnage.

 

      Chloé Berthier crée une Cécile de Gercourt certes joyeuse et taquine jusqu’au moment où la Marquise ne devine l’identité de celle qui la traque, mais lui donne par la suite un air plus grave et plus inquiet à cause de l’affaire qui la tourmente : la comédienne nous laisse peu à peu découvrir une Cécile restée toujours fragile, traumatisée à jamais par le prétendu viol de Valmont (mais aussi par le mariage infructueux avec un vieux barbon débauché), curieusement attachée à la morale traditionnelle avec cet air d’ingénuité qu’on lui connaît des Liaisons dangereuses. Marjorie Frantz, dans le rôle de la Marquise de Merteuil, nous livre en revanche un personnage outrecuidant intimement convaincu du bien-fondé des convictions résolument subversives défendues avec aplomb au-delà de l’été anecdotique évoqué dans les lettres : désinvolte, cynique, cinglante, sournoisement joviale, sans être platement méprisante, sa Marquise ne manque pourtant pas de montrer une certaine sensibilité contre laquelle elle lutte pour se couler avec plus d’aisance dans son rôle de paria

      Merteuil de Marjorie Frantz est une excellente création qui m’a totalement séduit : le texte très bien écrit tant du point de vue dramaturgique qu’au regard des enjeux narratifs des Liaisons dangereuses et de la dimension philosophique (au sens des Lumières) du traitement du contexte socio-historique, mais aussi le spectacle créé par Salomé Villiers à partir de ce texte, spectacle fluide, entraînant, captivant, avec des effets de surprise extrêmement subtils qui ont métamorphosé une simple curiosité en ravissement.

TNS – Strasbourg : Un pas de chat sauvage

      Un pas de chat sauvage est un texte narratif de Marie N’Diaye adapté pour le théâtre par Waddah Saab et Blandine Savetier, donné dans une mise en scène captivante de Blandine Savetier au TNS – Théâtre National de Strasbourg (>). Après sa création de Hilda de Marie N’Diaye également, on retrouve dans le rôle de la narratrice l’éblouissante Natalie Dessay qui s’empare de la création de son nouveau personnage avec une sensibilité époustouflante.

      Se raconter ou raconter l’autre, se représenter ou représenter l’autre et ce, dans la totalité et de façon véridique comme l’envisage le positivisme du XIXe siècle, est devenu obsolète et même impossible, dès lors que les certitudes qui résultent de cette posture auctoriale dépassée ont été ébranlées par l’invention de la psychanalyse, mais aussi, en littérature, par les recherches menées par les auteurs comme Marcel Proust et Virginia Woolf. La question de l’écriture qui remue tout le XXe siècle dans le domaine du récit comme dans celui du théâtre, sans être épuisée au XXIe siècle, est précisément liée à un impossible récit complet et véridique de soi ou de l’autre. Marie N’Diaye, dans ses œuvres romanesques et théâtrales, s’inscrit dans ces interrogations en mettant en œuvre une forme d’écriture singulière fondée sur une absence énigmatique : qu’il s’agisse de Hilda, des Serpents, de Berlin mon garçon — toutes d’ailleurs créées ou jouées au TNS —, les personnages qui font l’objet de préoccupations des autres n’apparaissent jamais sur scène, ne prennent jamais la parole, si ce n’est à travers ceux qui ne cessent de parler d’eux. Cette formule ne tourne cependant pas à vide dans la mesure où elle permet de soulever quasi indirectement, avec ambiguïté, d’autres questions qui affectent nos sensibilités. Un pas de chat sauvage, quant à elle, aborde par exemple, en plus du problème d’écriture, ceux de racisme et de représentations des noirs par les blancs, mais de façon détournée, sans se charger de des discours raciaux habituels.

un pas de chat sauvage
Un pas de chat sauvage, TNS 2023 © Jean-Louis Fernandez

      Un pas de chat sauvage donnée dans la mise en scène de Blandine Savetier est à l’origine ce que l’on peut appeler un récit de vie : c’est un texte de commande composé par Marie N’Diaye en 2019 à l’occasion de l’exposition Le Modèle noir présentée au Musée d’Orsay. Dans l’embarras de répondre à cette commande, l’autrice, persuadée qu’il s’agit d’une même personne, s’appuie sur le dessin de la chanteuse noire cubaine Maria Martinez, la Malibran, réalisé par Warren T. Thomson, ainsi que sur des photos de Maria l’Antillaise prises par Nadar (1850). Comme il ne subsiste que peu d’informations sur Maria Martinez, Marie N’Diaye inscrit son histoire dans le récit d’un récit impossible à faire. Un pas de chat sauvage s’empreint dès lors d’une forte dimension métapoétique qui sous-tend toute l’action pour laisser ressurgir bien d’autres thèmes, précisément ceux liés au racisme et aux représentations des noirs au sein d’une société multiculturelle. Cette dimension métapoétique nous permet par ailleurs d’en savoir peut-être un peu plus sur la démarche créatrice de Marie N’Diaye fondée sur le récit d’une enquête menée sur un personnage absent. Elle transcende de plus les deux thèmes évoqués qui ressortent de l’histoire arrêtée, de telle sorte qu’Un pas de chat sauvage ne se réduit en aucun cas à un plaidoyer antiraciste ordinaire. Le récit de Marie N’Diaye les traite, en les interrogeant avec une finesse remarquable, de façon feutrée dans la mesure où le sujet principal repose sur un acte d’écriture manqué, celui d’une universitaire blanche amenée à faire des recherches sur une femme noire du XIXe siècle qu’elle essaye vainement de retrouver dans une chanteuse noire contemporaine. C’est le récit de cet acte d’écriture manqué, allié à l’expression d’une frustration auctoriale et à une forme de confession cathartique, qu’il s’agissait, pour Waddah Saab et Blandine Savetier, de transposer sur scène, une entreprise audacieuse qu’elles ont réussi à réaliser avec une virtuosité épatante.

      La scénographie ne représente pas vraiment un lieu réaliste, mais plutôt un double lieu imaginaire, un lieu onirique situé à cheval entre un chez soi schématique tronqué et un espace de théâtre proprement dit. D’une part, un grand piano, où se trouve installée la narratrice au lever de rideau et d’où sortira la chanteuse noire contemporaine Marie Sachs, est incrusté à jardin dans les deux premiers rangs. D’autre part, Marie Sachs, comme une émanation fantastique de l’imagination de la narratrice hantée par son souvenir d’elle, transforme la scène plongée dans le noir, en la traversant en proie à une sorte de transe tribale, en une scène de théâtre imaginaire représentée à l’aide de deux toiles qui reproduisent les décors de la salle de l’Odéon, d’abord foncées et recouvertes d’yeux de chat, puis tirant successivement vers le bleu, le rouge et le vert. L’action scénique se déroule ainsi dans un va-et-vient dynamique entre ces deux lieux : le coin prétendument réel, situé du côté des spectateurs et d’où parle la narratrice en quête de leur compassion, et le double lieu de théâtre et de rêve/cauchemar, où elle projette spectaculairement ses réminiscences issues de ses trois rencontres avec Marie Sachs, lieu qu’elle investit de son corps à plusieurs reprises telle une Alice au pays des merveilles. Un subtil rapport dialectique s’instaure dès lors entre le récit propre de la narratrice et ses émanations matériellement transposées sur la scène. La dimension métapoétique originelle d’Un pas de chat sauvage se trouve dès lors savamment transposée dans son adaptation pour le théâtre qui, à travers une astucieuse mise en abîme, complexifie les rapports entre le réel et la représentation d’un souvenir.

 

      L’action scénique, quant à elle, repose au premier abord sur la mise en voix du récit adressé aux spectateurs par la narratrice assise au piano, récit qui retrace sa quête frustrée de Maria Martinez à travers la chanteuse Marie Sachs. C’est ainsi que cette action intègre peu à peu des parties chantées et dansées tout en se déplaçant du salon parisien de la narratrice à l’Alhambra, à un salon bourgeois du boulevard Saint-Germain et à un cabaret obscur situé près de la Porte de la Chapelle. Chacune des parties musicales, composées de morceaux variés, interprétées avec une intensité étourdissante, traduit, en les renouvelant, la fascination et l’attirance de la narratrice pour une Marie Sachs éblouissante et triomphante dans ses spectacles. Ces morceaux ménagent aux spectateurs des moments attrayants, quand par exemple Marie Sachs apparaît habillée de costume de présentateur de spectacles de variété pour interpréter une nouvelle chanson dans un registre comique (différent de la partie précédente) ou quand elle chante la chanson écrite par Théophile Gautier pour Maria Martinez que l’écrivain a pourtant traitée de « macaque ». Ces morceaux musicaux sont tout aussi une source de tension épidermique relancée chaque fois par leur réception à la fois directe et différée de la narratrice. Son récit ne cesse ainsi de se mêler à ses propres fantasmes magistralement incarnés pour se confondre avec eux : quand elle n’interagit pas avec Marie Sachs (et le musicien qui l’accompagne), la narratrice ne perd en effet jamais de vue les apparitions de cette usurpatrice de l’identité de Maria Martinez, apparitions fantastiques qui relèvent de son imagination débordante. L’action scénique, haletante, vertigineuse, superbe, s’impose aux spectateurs comme un va-et-vient halluciné et hallucinant entre le récit et les spectacles amenés sur la scène.

 

      Pour interpréter Un pas de chat sauvage, ils sont en réalité trois : Natalie Dessay dans le rôle de la narratrice, Nancy Nkusi dans celui de Marie Sachs et Greg Duret dans celui du musicien. Ce dernier, en plus de gérer les parties musicales directement depuis la scène, intervient de manière ponctuelle dans les spectacles mis en abîme pour accentuer l’intensité et le caractère décalé de certains morceaux. Nancy Nkusi s’empare de la création de Marie Sachs avec une assurance terrifiante telle que la dépeint dans ses souvenirs la narratrice : sûre d’elle-même, de sa posture et de ses gestes, donnant à Marie Sachs un air farouche et orgueilleux qui nous persuade, conformément au regard de la narratrice, que rien ne peut la déstabiliser, ni le succès sur scène, ni les moqueries, ni les propos racistes. Natalie Dessay, de son côté, incarne cette narratrice s’interrogeant sur le rapport à l’autre avec une sensibilité bouleversante : elle se glisse dans son rôle comme dans une robe confectionnée sur mesure, maîtrisant sans hésiter les hésitations douloureuses de son personnage. Son regard profond, ses gestes et mouvements sinueux suivent les propos énoncés avec une ferveur exaltante. Natalie Dessay nous séduit non seulement en adoptant délicatement la posture d’une femme à la fois brisée, hantée et souffrante, mais aussi en interprétant avec une douceur émouvante une chanson cubaine populaire. Elle nous convainc pleinement de la douleur éprouvée par son personnage pour lequel elle suscite en même temps notre plus vif intérêt.

      Un pas de chat sauvage de Marie N’Diaye, dans la mise en scène de Blandine Savetier, est un spectacle absolument sublime, captivant, happant, troublant et bouleversant, conçu et interprété avec une finesse extraordinaire. C’est un des mes plus beaux moments de théâtre !

Théâtre Lucernaire : Je m’appelle Bashir Lazhar

AFFICHE-Je-mappelle-Bashir-Lazhar-640x960      Je m’appelle Bashir Lazhar (2002) est une pièce de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière, qui a par ailleurs été adaptée au cinéma sous le nom de Monsieur Lazhar (2011) : mise en scène par Thomas Coste, avec Thomas Drelon dans le rôle-titre, elle est à l’affiche au Théâtre Lucernaire (>). C’est un brillant seul-en-scène, un spectacle poignant par la sensibilité vibrante avec laquelle le comédien donne vie à son personnage.

      La pièce Bashir Lazhar renferme un double sujet dans la mesure où le personnage éponyme est à la fois un professeur des écoles remplaçant et un réfugié algérien installé en France : l’enseignement et la migration donc, deux sujets épineux qui divisent souvent la société et qui ne permettent pas de trouver un véritable consensus à leur égard. Il n’est pas aisé de les traiter en restant neutre, sans être d’office étiqueté de pancartes politiques dévalorisantes, quel que soit le point de vue adopté, que l’on passe pour gauchiste ou pour facho, que l’on soit taxé de pro- ou d’anti-migrant. Une certaine propension à montrer du doigt le fonctionnement technocratique des systèmes éducatif et migratoire fait de plus oublier que derrière chaque système se trouvent des individus broyés et brisés qui comme Don Quichotte ont l’air de s’en prendre aux moulins à vent. Évelyne de la Chenelière relève le défi en inventant le personnage de Bashir Lazhar non pas vraiment, nous semble-t-il, pour dénoncer des failles ou se moquer, que par plaisir de conter une histoire forte inspirée de faits ordinaires bouleversants.

Je m’appelle Bashir Lazhar, mise en scène par Thomas Coste © Les Béliers

      L’action de Bashir Lazhar est constituée d’une série de courts tableaux qui suivent en parallèle le double parcours de l’enseignant migrant : son entrée en milieu scolaire en tant que remplaçant en CM2 et son drame de réfugié algérien. L’enchevêtrement en vrac des deux parcours, professionnel et personnel, donne amplement l’impression de « mosaïque » annoncée dans le pitch, ce qui conduit les spectateurs à reconstituer pour eux-mêmes la trajectoire du personnage. D’un côté, Bashir prend en charge les élèves avec la maladresse d’un débutant, mais aussi avec un certain humour bienveillant tout en se trouvant cruellement confronté aux effets du drame de l’enseignante disparue remplacée. De l’autre côté, il évoque en catimini des problèmes rencontrés par sa famille restée de l’autre côté de la Méditerranée comme ceux qui le mettent fatalement aux prises avec l’administration à la suite d’un terrible accident frappant sa femme et ses enfants. On le trouve alternativement aussi bien devant ses élèves à faire la classe, au bureau de la directrice ou en compagnie d’un collègue, qu’au téléphone avec ses proches, au commissariat ou même au tribunal. L’action dramatique suit ainsi avec une dynamique singulière deux parcours linéaires effacement confondus l’un dans l’autre pour donner une véritable épaisseur au récit de vie éclaté de Bashir Lazhar. C’est par ailleurs sa présence devant les élèves qui introduit une certaine légèreté salutaire et qui permet par-là de moduler la tonalité pathétique. Il s’agit dès lors, pour le metteur en scène, de transposer avec une humanité gracieuse la tension qui naît de ce double parcours suivant les dispositions émotionnelles du personnage.

      La scénographie dépouillée de Je m’appelle Bashir Lazhar donne avec finesse toute son ampleur au jeu exaltant du comédien : une table d’école et une chaise anciennes, placées au milieu de la scène, représentent de manière symbolique le milieu scolaire, qui est le point de gravitation de l’action dramatique. Ces deux objets de décor ainsi que la tenue du comédien (une chemise rayée blanche et bleue, assortie d’une cravate noire, une veste marron en velours côtelé, mais aussi un cartable en cuir) instaurent une ambiance tant soit peu désuète, en harmonie pour autant avec la façon d’être du maître Bashir qui semble tout faire à l’ancienne, ne serait-ce qu’en raison de sa méconnaissance du système éducatif et des pédagogies nouvelle génération en vogue, mais aussi à cause des méandres de l’administration dont il faut maîtriser les codes sans faille. Son travail de remplaçant fortuit, tout comme son statut de réfugié, révèle, avec une émotion complice, beaucoup plus qu’un simple désordre de l’institution traversée par une profonde crise structurelle : c’est notamment la solitude d’un individu pétillant de vie et amoureux de son métier, une solitude déchirante face au mépris subit de part et d’autre qui se trouve délicatement mise en valeur par un subtil jeu d’éclairage obtenu grâce à deux rangées de projecteurs sur pied installés des deux côtés de la scène. Un espace quasi vide et un jeu de clair-obscur conduisent dès lors Thomas Drelon à déployer une palpitante action scénique pour dresser le portrait d’un humain en souffrance, rudement soumis au regard et au jugement d’autrui.

 

      L’action scénique s’ouvre sur des essais de Bashir Lazhar quant à la prise en charge de sa classe : l’embarras du personnage succède peu à peu à des formules drolatiques qui provoquent de petits rires complices et qui donnent d’emblée le ton parce que Bashir ne perdra jamais son subtil sens de l’humour fondé sur des jeux de mots pénétrants, révélateurs de ces crispations des systèmes éducatif et migratoire déjà évoquées. Ses premiers pas devant les élèves, l’absence d’information, mais aussi une dictée trop ambitieuse tirée de La Peau de Chagrin, le retour sur les erreurs, plusieurs de ces faits s’imposent comme un prétexte à des remarques plaisantes faites avec une gentillesse charmeuse qui égaient joliment les spectateurs. Si elles ne passent précisément pas pour des brimades, c’est que le comédien, chaque fois que son personnage se trouve devant les élèves, s’adresse avec bienveillance aux spectateurs qui en sont ses véritables destinataires. Cette touche comique amenée avec doigté alterne ingénieusement avec des scènes d’une grande intensité émotionnelle. Il est question notamment de ces scènes déchirantes où le comédien mène, cette fois-ci, des dialogues à une voix avec des personnages précis comme la directrice, une élève de la classe, son proche Saïd, le juge ou l’avocat, dialogues entraînants qui révèlent progressivement les circonstances tragiques de la disparition de l’enseignante remplacée comme celles données sur les tribulations de la famille et le déroulement du procès. C’est là que le comédien joue tourné vers la gauche ou vers la droite, astucieusement aidé par l’éclairage, pour communiquer avec un personnage non incarné. Toute parole se trouve ainsi adressée : la virtuosité de Thomas Drelon tient par-là à sa capacité à imaginer avec souplesse aussi bien ses multiples destinataires in absentia qu’à rendre avec précision les états d’âme de Bashir Lazhar.

      Pour le dire avec des mots simples, Je m’appelle Bashir Lazhar est un beau spectacle qui m’a sincèrement ému : l’histoire de Bashir Lazhar est certes poignante, mais on apprécie aussi bien cette petite légèreté pénétrante rendue par le comédien avec une gentillesse et une sensibilité charmeuses qui nous affectent tout aussi que les malheurs de son personnage. La scénographie de Thomas Coste est au premier abord certes simple, mais intelligemment pensée et d’autant plus efficace et puissante. Le spectacle est tiré au cordeau, brillamment joué par Thomas Drelon.

Théâtre du Gymnase : Le Voyage de Molière

      Le Voyage de Molière est une pièce de théâtre originale co-écrite par Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre : créée au Festival OFF d’Avignon 2022 et reprise en automne 2022 au Théâtre Lucernaire (>) avec un grand succès dans une mise en scène entraînante de Jean-Philippe Daguerre, elle est de nouveau reprise, cette fois-ci, au Théâtre du Gymnase (>). Elle embarque les spectateurs pour un voyage extraordinaire avec la troupe de Molière de passage à Pézenas et à Béziers en automne 1656.

      Les zones d’ombre qui persistent dans la vie de Molière émaillée en outre de nombreuses légendes, invitent presque naturellement les auteurs de théâtre à réinventer son parcours. Certaines étapes de cet illustre parcours sont certes bien documentées pour suivre le cheminement du dramaturge, mais l’absence de tout manuscrit ne cesse de susciter des questions sur l’écriture de ses pièces. Ces interrogations sont d’autant plus intrigantes que Molière écrit en tenant compte de la composition de sa troupe qui correspond par ailleurs à un certain nombre de rôles traditionnels, et que ses pièces semblent à de maints égards aussi bien inspirées de situations réellement vécues ou observées que nourries des codes du théâtre comique en vigueur. Si on avait la possibilité de voyager dans le temps, qui ne voudrait pas alors se rendre au XVIIe siècle pour se faufiler dans l’intimité de Molière et le voir à l’œuvre entouré de ses comédiens ? L’imagination et le théâtre, du moins, permettent d’effectuer un tel voyage un peu à la manière de ces auteurs de tragédies classiques qui, eux, remodèlent des événements marquants tirés de la vie des personnages historiques de l’Antiquité romaine. Julie Deliquet, par exemple, dans sa récente création donnée à la Comédie-Française Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres, réinvente une soirée telle qu’a pu la vivre la troupe de Molière après une représentation à succès de L’École des femmes. Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre, quant à eux, imaginent la création du Dépit amoureux par l’Illustre-Théâtre au cours de son périple languedocien.

Le Voyage de Molière
Le Voyage de Molière, Théâtre Lucernaire 2022 © Stéphane Audran

      Le Voyage de Molière renferme en réalité un double voyage : d’une part, celui de la troupe de Molière en partance de Pézenas pour Béziers qui se trouve inscrite au cœur de la pièce, d’autre part, celui de Léo qui tombe « fâcheusement » dans le coma lors d’une audition où il répète la dernière scène du Dépit amoureux. C’est de cette manière romanesque entièrement invraisemblable, à travers un merveilleux songe, que le jeune étudiant en médecine rencontre et intègre la troupe de Molière. Ce fabuleux voyage dans le temps le conduit à se mêler au simple quotidien prosaïque de la vie de cette troupe de comédiens et par-là à assister et à contribuer tant soit peu à la création du Dépit amoureux. Si Léo, rebaptisé en l’occurrence Léandre, connaît parfaitement le succès et le rayonnement dont Molière jouira quelques années plus tard auprès de Louis XIV et des spectateurs parisiens du XVIIe siècle, il pèse bien ses mots pour ne pas changer le cours de l’Histoire. Les deux auteurs du Voyage de Molière ont ingénieusement articulé les deux voyages dans une action unique en instaurant une délicate tension entre le savoir historique de Léo et son apprentissage, tension dialectique qui relève certes de l’impossible mais qui provoque aussi bien le rire que la curiosité des spectateurs d’aujourd’hui.

      La scénographie, quant à elle, repose sur les costumes des comédiens de Molière qui nous font voyager à eux seuls dans le XVIIe siècle en évoquant schématiquement les tenues populaires. Le costume de Léo/Léandre, en revanche, croise volontairement deux époques : un jean bleu attaché avec une ceinture en cuir, combiné avec de grandes bottes noires, une tunique en laine blanche et un manteau marron. Si le jeune homme se présente à son audition déguisé de la sorte, c’est d’abord pour pouvoir répondre à différents types de mises en scène susceptibles d’être arrêtées, mais ce déguisement l’aide par la suite à se couler dans la troupe de Molière tout en s’en détachant aussi bien par ses connaissances et sa culture maîtrisées que, visuellement, par ses habits. Cet alliage perspicace se fond cependant dans le déroulement épique du voyage de la troupe de Molière représenté à l’aide d’une scène tournante. Cette scène tournante munie d’un rideau, quand elle semble tournée par les comédiens, symbolise matériellement le voyage en carriole de Pézenas à Béziers. Elle favorise ensuite des changements de lieux rapides une fois les comédiens arrivés sur place : déjeuners, écriture, répétitions, duperie de l’évêque ou situations intimes, ces scènes variées défilent les unes après les autres suivant un rythme endiablé dans un cadre scénique autrement dépouillé. Le fond noir voilé de mystère sur lequel elles se détachent tend toutefois à nous conforter dans l’idée que tout n’est qu’un songe et que Léo/Léandre n’est qu’un double du spectateur pris pour témoin. La mise en abîme et le théâtre dans le théâtre rattrapent ainsi astucieusement la réalité et la représentation de l’impossible.

Le Voyage de Molière, Théâtre Lucernaire 2022 © Stéphane Audran

      L’action du Voyage de Molière, si elle ne manque pas de révéler des tensions existantes entre les comédiens et si certaines scènes semblent émouvantes mêmes, repose essentiellement sur un comique subtil entraîné souvent par un effet de décalage. Les spectateurs rient par exemple quand Léo en dit trop sur l’époque dont il vient, quand il lâche par exemple qu’il habite « place de la République » qui n’existe pas encore et ce, dans un studio, ce que les comédiens de Molière ne comprennent pas non plus et ce qui l’oblige à l’expliquer autrement. Le moment le plus drôle représente sans doute la leçon de « l’anglois » et de musique ayant pour support les Beatles. À ces effets de décalage fondés sur des anachronismes habilement maîtrisés s’ajoutent de délicats effets de réminiscence qui proviennent de la réécriture farcesque de certaines répliques ou scènes puisées dans les pièces les plus connues de Molière qui verront le jour quelques années plus tard, comme cette scène de duperie lors de laquelle Madeleine Béjart et la Marquise du Parc tentent de séduire l’évêque de Bézier, à la manière de la fameuse scène de table insérée dans le futur Tartuffe, pour l’amener à lever l’interdiction de se rassembler instaurée en raison d’une épidémie. La scène de répétition du Dépit amoureux sous la baguette de Molière et sa représentation consécutive en raccourci, tout en interférant ambigument avec la vie des personnages, débordent d’entrain et de sel. Un violon et un violoncelle manipulés par les comédiens scandent enfin le déroulement de l’action pour prolonger le comique ou au contraire pour souligner la dimension épique du rêve de Léo. Tous les comédiens, avec une aisance époustouflante, créent des personnages individualisés hauts en couleur tout en accord avec l’image que l’on se fait d’eux au regard des témoignages conservés, qu’il s’agisse de Molière lui-même, de Madeleine Béjart, de sa fille Armande, de la Marquise du Parc ou de Gros René pour les plus connus.

      Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur cet excellent Voyage de Molière mis en scène par Jean-Philippe Daguerre. Cette excellence se lit sur le double plan dramaturgique et scénique : c’est une pièce aussi finement écrite que brillamment interprétée pour nous faire rêver, à travers l’imagination de Léo, du théâtre et de la vie de Molière. Peu importe que le cadre paraisse romanesque, si le spectateur se projette in fine amplement dans le rôle du jeune homme qui rêve : au double voyage fictif de Léo et de Molière se superpose fabuleusement celui d’un spectateur séduit.