Théâtre Montparnasse : Madame Zola

      Créée à la petite salle du Théâtre Montparnasse, Madame Zola est une pièce d’Annick Le Goff, mise en scène par Anouche Setbon, avec Catherine Arditi dans le rôle d’Alexandrine Zola et Pierre Forest dans celui de l’apothicaire Fleury.

      L’action de Madame Zola représente une rencontre fictive entre la femme du célèbre écrivain et un apothicaire de quartier. Cette rencontre singulière donne lieu à plusieurs entrevues entre les deux personnages, entrevues qui structurent l’intrigue de la pièce et qui créent des tensions pour motiver les confidences de plus en plus intimes. Mais c’est le transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon en 1908 qui sert de point de départ à l’action. Comme le dit l’autrice elle-même, il s’agit d’un « bouleversement émotionnel » qui se produit à la suite du « second enterrement », bouleversement propice au besoin de parler, de se confier, de revenir sur le passé et de mettre de l’ordre dans les idées. Peu importe que le cadre soit fictif s’il permet de montrer l’histoire peu connue de cette femme hors du commun qu’était Alexandrine Zola et ce, à travers un texte écrit avec finesse et dans une langue très soignée. Alexandrine Zola aurait vécu à l’ombre de son mari pour le soutenir jusqu’au dernier moment. Mais comme leur mariage était plus grinçant qu’une histoire harmonieuse d’un couple heureux et uni, elle devra se libérer d’un passé pesant pour repenser son rapport à la mémoire d’Émile Zola.


“Après avoir lu, par hasard, la belle biographie d’Evelyne Bloch-Dano sur Alexandrine Zola, j’ai parlé à Catherine Arditi de cette femme injustement méconnue qui, selon moi, méritait de ne pas rester dans l’ombre de son mari et de passer à la lumière. Son caractère généreux et excessif pouvait lui correspondre. Devant son intérêt, je me suis mise au travail…” (Annick Le Goff)


     La démarche esthétique qui conduit Annick Le Goff à transposer l’histoire d’un personnage historique à la scène ne tient pas à un simple enjeu documentaire sur une époque et ses mœurs. Il s’agira toujours d’une transposition partiale transcendée par le point de vue subjectif du dramaturge qui en fait nécessairement une relecture personnelle à l’aune de sa propre culture et selon l’évolution des mentalités. Il ne se contentera pas de réécrire des propos interceptés dans les correspondances ou dans la presse et, si tel était le cas, il sera toujours obligé d’opérer des choix et de resserrer les faits retenus dans une intrigue qui puisse intéresser les spectateurs contemporains. C’est d’autant plus délicat quand il a affaire à un écrivain mondialement connu dont le destin et l’œuvre sont devenus une légende, laquelle relève du patrimoine littéraire intouchable. Cet enjeu mémoriel est suggéré dans la pièce d’Annick Le Goff par le récit de la « panthéonisation » et par les scrupules de Madame Zola de ne révéler rien qui puisse compromettre la mémoire de son mari. Être confronté à l’histoire intime d’un personnage historique, c’est chaque fois frôler le risque de faire des révélations scandaleuses. C’est également contribuer à sa légende parce que l’histoire intime humanise en quelque sorte un héros montré à travers ses défauts. Mais il est ici question de Madame Zola et de sa vie aux côtés d’un homme célèbre, de ses espoirs et de ses sacrifices, du destin d’une femme ayant vécu au sein de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle. Un compris subtile s’impose donc pour porter à la scène l’histoire d’Alexandrine Zola avec noblesse. Le théâtre la redonne aux spectateurs dans une interprétation à la fois classique et pittoresque de deux comédiens que l’on a le plaisir de voir s’emparer de leurs rôles.

      Quelques décors et accessoires situent l’action dramatique à l’époque où elle eût pu réellement avoir lieu : d’un côté, le bureau derrière lequel Madame Zola s’assoit pour relire ou rédiger une lettre ou appeler son apothicaire avec un appareil d’époque, de l’autre, un canapé marron capitonné sur lequel elle se pose en le recevant et en se faisant soigner avec des potions miracles, qui n’escompteront pas l’effet souhaité. Les costumes correspondent à cette ambiance surannée, que cherchait sans doute à susciter la metteuse en scène avec sa scénographe Oria Puppo. Madame Zola porte une jupe noire brodée et un chemisier blanc aux volants de dentelle, une broche attachée au cou. Si elle représente ce qu’elle devient grâce au mariage avec Zola, l’apparence semble quelque peu trompeuse dans la mesure où le spectateur découvre derrière ce masque conventionnel d’une bourgeoise rigide une femme émancipée dont les origines sont extrêmement modestes : celles d’une orpheline dès l’âge de sept ans et d’une blanchisseuse qu’elle était jusqu’à l’ascension sociale grâce à la liaison que l’écrivain impose à sa famille coûte que coûte. L’apothicaire Fleury, quant à lui, est vêtu d’un pantalon et un gilet foncés à rayures et d’une chemise vert clair, mettant çà et là une veste grise et une écharpe. La scénographie tout à fait classique amène ainsi le spectateur dans un salon bourgeois du début du XXe siècle, éclairé d’une lumière tamisée tirant vers le brun et le rouge, ce qui accentue l’aspect chaleureux de l’appartement, une condition pour se laisser aisément aller aux confidences plus intimes. 

      Au début de l’action dramatique, Madame Zola se retrouve seule dans son appartement pour faire part à son mari défunt de la cérémonie au Panthéon, de ses émotions, de son admiration : elle mène avec lui un dialogue imaginaire propre à constituer une sorte de scène d’exposition qui pose d’emblée le cadre intimiste et la tonalité pathétique sans verser pour autant dans le sentimentalisme. Certains propos relevés par le jeu raffiné de Catherine Arditi suscitent même le rire complice des spectateurs. Et c’est dans le même esprit qu’elle reçoit l’apothicaire dont elle fait petit à petit connaissance et qu’elle est parfois gênée de rappeler pour se procurer des soins. Une certaine raideur mêlée à l’humeur d’une femme vieillissante ne paraît pas sans humour. Comme l’apothicaire ne rentre pas toujours dans les caprices de Madame Zola, leurs désaccords risquent de provoquer une rupture. Mais puisque son besoin de parler est plus fort, Madame Zola finit toujours par le solliciter pour les soins. Elle a ainsi l’occasion de lui parler de son mari écrivain que l’apothicaire connaît vaguement. Elle va jusqu’à lui imposer la lecture des passages de l’œuvre de Zola, ceux qui sont en réalité inspirés de leur propre vie sans que l’apothicaire et le spectateur s’en doutent.

      L’apothicaire, quant à lui, n’est pas un personnage anodin, tel un confident de tragédie classique, parce qu’il renferme sa propre histoire qu’il est amené à révéler, malgré lui, à l’instigation des remarques, parfois peu délicates, de Madame Zola persuadée qu’il trompe sa femme. C’est qu’elle a été elle-même trompée, alors que c’est l’inverse dans le cas de l’apothicaire. Les ennuis conjugaux évoqués par Fleury conduisent Madame Zola à lui faire peu à peu part de ceux qu’elle a eus elle-même et qui sont restés soigneusement cachés au public à cause du scandale que craignait l’écrivain malgré ses mœurs réputées assez libres. Elle apprend à l’apothicaire qu’elle a fini par adopter l’enfant qu’Émile Zola avait eu d’une autre femme. Si elle ne l’a pas quitté, c’était pour le soutenir à des moments charnières de sa carrière politique et littéraire, l’affaire Dreyfus comprise. Elle peut ainsi se demander si, sans elle, il y aurait vraiment eu Émile Zola…

       Malgré un aspect quelque peu démodé de la mise en scène, dont on est  loin de se plaindre après avoir vu la pièce, l’ensemble est parfaitement cohérent et réserve au spectateur une agréable surprise tant par la découverte du personnage historique méconnu que par le jeu subtile des deux comédiens.