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Théâtre de la Huchette : Un train pour Milan

      Un train pour Milan est une création originale de François Feroleto, présentée pour la première fois au Festival d’Avignon en 2020, donnée actuellement au Théâtre de la Huchette (>). Ce spectacle intime nous livre un récit poignant d’un prisonnier calabrais, inspiré à la fois de la vie de François Feroleto et de nouvelles de Dino Buzzati.

      Les textes littéraires nous affectent par leur incontestable pouvoir de séduction d’autant plus grandissant pour certains d’entre eux qu’ils ne cessent de nous parler de nous-mêmes, de faire ressortir des réminiscences enfouies au plus profond de notre âme et de nous renvoyer par-là à nos origines éclatées. D’autres textes se trouvent intimement liés à notre trajectoire personnelle bouleversée parce qu’ils réactivent en nous de nouveaux univers sublimés dans notre imagination par l’insoutenable volonté de vivre. La littérature peut nous pousser à dépasser ce délicieux stade de mélancolie de la lecture et susciter en nous le désir de nous raconter à notre tour. C’est de cette rencontre de désirs, de souvenirs, de vicissitudes et de quêtes de soi que semblent surgir le texte et le spectacle de François Feroleto Un train pour Milan : se raconter soi-même à travers un parcours fantastique composé et recomposé d’extraits réécrits puisés dans l’œuvre de son auteur de prédilection.

      Un train pour Milan est tout d’abord un récit imaginaire qu’un prisonnier calabrais condamné à perpétuité adresse à son fils, récit fait le temps de paraître face à la foule amenée à trancher sur son éventuelle sortie de prison selon une vieille coutume. C’est ainsi que Marcello attendant dans sa cellule se lance dans une narration empreinte de nostalgie et d’émotion qui nous conduit au fin fond de sa Calabre appauvrie qu’il a dû troquer pour Milan en quête de jours meilleurs. Son histoire en apparence tout à fait banale est pourtant celle des milliers de calabrais obligés de s’exiler après la Seconde Guerre mondiale pour trouver un travail ailleurs que par chez eux. Elle nous raconte avec finesse leur déchirement existentiel entraîné par d’insurmontables disparités entre le Nord et le Sud malgré l’ascension sociale réussie de plusieurs d’entre eux. C’est dans ce récit en partie autobiographique que s’imbriquent furtivement des extraits de nouvelles de Dino Buzzati, ce qui lui confère furieusement une dimension poétique et une certaine portée universelle, et ce qui provoque in fine d’étonnants effets de reconnaissance, source de nombreuses tensions.

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Un train pour Milan, Théâtre de la Huchette © Yannick Debain

      La scénographie nous laisse pénétrer dans la cellule où Marcello se trouve incarcéré depuis plus de douze ans et où il attend avec angoisse sa comparution devant la foule. Un simple banc noir est placé devant une sorte de grille. Cette grille qui s’ouvre çà et là comme une fenêtre est encastrée dans un cadre muni de battants qui se déplient et replient en modifiant l’aspect du décor pour suggérer les lieux évoqués par Marcello au cours de son récit. C’est grâce à un battant vert-jaune dont le relief semble figurer la flore calabraise que le prisonnier nous amène par exemple jusque chez lui dans les années de sa jeunesse marquée par d’émouvants souvenirs familiaux et relevée par une chanson traditionnelle. L’action est ainsi scandée par ces incursions faites hors de la prison non seulement pour redynamiser son déroulement scénique, mais aussi pour souligner avec une plus grande poésie la condition ambiguë du prisonnier. Cette poésie émane d’autre part d’un subtil éclairage fondé sur d’ingénieuses colorations très suggestives, comme cette sublime scène où la voix de Michel Bouquet, une fois Marcello assoupi sur son banc, évoque la vie d’une microfaune présente dans un jardin. Des sons et bandes sonores minutieusement choisis accompagnent en plus le récit de Marcello qu’ils transcendent avec l’éclairage dans un spectacle saisissant.

      François Feroleto s’empare de la création de son personnage avec un équilibre délicat en lui prêtant une posture et des gestes bien mesurés qui traduisent certes la souffrance morale et le déchirement existentiel de Marcello, mais il s’y emploie sans aucun excès de pathos et sans aucun frétillement superflu. Sa voix rauque souligne avec conviction le long emprisonnement et l’inévitable déchéance physique du personnage, sans pour autant que François Feroleto mette l’accent sur le délabrement. Il crée ainsi un vibrant anti-héros quasi aéré en proie aux interrogations inquiétantes soulevées à la fois par l’attente de la présentation à la foule et par le récit de souvenirs métamorphosé peu à peu en une sorte de confession. Il nous séduit dès le lever du rideau tout en nous transportant avec efficacité dans un univers mi-réel mi-fantastique émergeant de cette mise en voix sensible ainsi que de nombreux suspens créés au gré des épisodes narrés et transposés symboliquement sur le plateau.

      Un train pour Milan de François Feroleto, à l’affiche au Théâtre de la Huchette, est un spectacle captivant tant par le récit bouleversant de Marcello mêlé à plusieurs extraits tirés de nouvelles de Dino Buzzati que par de frappants effets de lumière et de fond sonore qui jalonnent sa mise en scène.

Studio Hébertot : L’Empereur des boulevards

empereur des boulevards      L’Empereur des boulevards ou l’incroyable destin de Georges Feydeau est une pièce d’Olivier Schmidt donnée au Studio Hébertot dans la mise en scène de l’auteur (>). Comme l’indique son titre, elle retrace le parcours hors du commun du célèbre dramaturge de comédies de boulevard du XIXe siècle. Mais tout n’est pas si facile et si brillant qu’il ne paraît dans l’univers hilarant de ses pièces, ce qu’Olivier Schmidt nous montre avec intérêt en nous dévoilant les hauts et les bas de la carrière de Feydeau articulée à sa vie flamboyante.

      Il est certain que le théâtre de Georges Feydeau dégage une certaine idée de légèreté et de superficialité propre aux représentations de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle : confort matériel et financier, conformisme moral et attachement aux apparences qui caractérisent bel et bien un mode de vie bourgeois, subverti en même temps par une propension plus ou moins ouverte à l’insouciance, à l’inconstance et à l’infidélité. Les personnages de Feydeau se trouvent empêtrés dans des situations embarrassantes entraînées généralement par d’impressionnants imbroglios extraconjugaux. Ce que nous donne à voir le théâtre, le clinquant et l’exquis apparents de ces amours passagers, ne correspond pourtant que partiellement à ce qu’aurait vécu et connu le dramaturge lui-même. Dans ses pièces, en effet, tout finit en quelque sorte par rentrer dans l’ordre : les intrigues amoureuses se nouent aussi bien en se complexifiant qu’elles se dénouent, ce qui n’est possible avec une telle aisance débordant de gaieté que sur scène. Si une recherche effrénée de plaisirs dans le Paris de la Belle-Epoque a inspiré Feydeau dans l’invention, sa vie conjugale en a payé un lourd tribut.

      Ce sont précisément ces vicissitudes et tribulations de Feydeau que met en scène la pièce d’Olivier Schmidt. L’Empereur des boulevards s’ouvre symboliquement sur un récit du jeune Georges séduit par les théâtres parisiens en délaissant rapidement la narration pour rebondir sur des scènes bien rythmées qui représentent des moments clés. L’action est fondée sur une tension dialectique entre les aspirations dramatiques et amoureuses de l’homme de théâtre naissant et sa progressive déchéance morale dans la fréquentation de filles comme dans la maladie et l’abandon. C’est bien un envers désolant de cette illustre carrière auquel les spectateurs ne pensent pas quand on leur parle de Feydeau. La pièce d’Olivier Schmidt n’est pour autant nullement moralisatrice. Elle déroule le parcours de Feydeau suivant des accidents de vie marquants pour en donner une image bouleversante. Elle est imprégnée d’une sensibilité tragique qui nous affecte malgré toutes les déconvenues peu louables de ce génie de théâtre, et nous fait d’autant plus intéresser à son ardeur fatale dans les plaisirs de la vie parisienne.

      De beaux costumes d’époque et le maquillage se chargent de suggérer le temps historique. La scénographie, quant à elle, situe l’action dans un endroit conventionnel dessiné par un rideau blanc semi-transparent suspendu vers le fond, mais aussi par quelques accessoires symboliques, ce qui permet de promener les personnages sans encombre de lieu en lieu et ce qui favorise les changements rapides. Le metteur en scène nous fait ainsi sortir du salon bourgeois typique des comédies de boulevard non seulement pour renforcer le caractère épique de l’action, mais aussi pour déconstruire l’image que l’on prête au dramaturge au regard des représentations véhiculées par son théâtre. Il le sort de ce cocon prétendument protecteur qui n’est qu’une convention théâtrale et qui donne une vision erronée de la vie : Georges Feydeau se trouve confronté à une multitude de situations délicates, comme il est amené à faire une rencontre fatale, celle de l’ange de la nuit aux apparences de muse qui lui fait payer cher son succès. L’action frôle tant soit peu les dimensions surréalistes propres à transcender le parcours de Feydeau en un « destin incroyable ».

      L’action scénique suit un rythme endiablé, sans doute non seulement à l’image des pièces de Feydeau où chaque hésitation et chaque maladresse entraînent des rebondissements fâcheux, mais aussi à l’image de son époque réputée pour sa nonchalance frénétique. Elle nous plonge efficacement dans cet univers à la fois pittoresque et redoutable en regard de tous les pièges tendus au jeune auteur de théâtre par un Paris aussi brillant par son goût d’éclatantes carrières que sordide par ses mauvaises fréquentations. Une fois fait le choix de consacrer sa vie au théâtre, une fois embarqué sur ce bateau insubmersible de belles promesses et d’amères déceptions, Feydeau ne connaîtra plus de répit : constamment sollicité par les uns et les autres, par le public, par ses adversaires, par des femmes et des amis, mais aussi et surtout par sa propre femme, ainsi souvent en proie à des questionnements existentiels quant à la poursuite de son parcours d’homme de théâtre. Le déroulement rapide est par ailleurs soutenu par un accompagnement musical qui accentue le caractère pittoresque ou poignant de certaines scènes, ainsi que par plusieurs chansons qui dépeignent avec un certain goût pour le cliché l’ambiance de l’époque représentée. Les comédiens, quant à eux, créent avec conviction des personnages types reconnaissables grâce à des traits saillants bien mis en valeurs, à l’exception notable de Georges Feydeau qui paraît le plus individualisé et qui se détache de l’ensemble par l’accent mis sur l’expression sensible de ses doutes.

      L’Empereur des boulevards nous captive rapidement pour nous donner à voir en raccourci le parcours extraordinaire de Georges Feydeau, devenu pour cette fois-ci lui-même personnage de théâtre, mis à nu en quelque sorte pour se raconter aux spectateurs à travers la brillante écriture d’Olivier Schmidt.

Théâtre de l’Essaïon : Rembrandt sous l’escalier

Rembrandt sous l'escalier      Rembrandt sous l’escalier est une nouvelle pièce de l’écrivaine et dramaturge Barbara Lecompte, présentée au Théâtre de l’Essaïon (>) dans une mise en scène captivante d’Elsa Saladin. Cette nouvelle création de la compagnie Étoile et Cie dresse un portrait émouvant du célébrissime peintre néerlandais du XVIIe siècle.

      Si les tableaux de ce peintre baroque incontournable sont connus et admirés, sa vie l’est sans doute beaucoup moins d’autant plus que la démarche biographique — expliquer les œuvres par la vie de leur auteur — est passée de mode depuis bien des décennies. La pièce de Barbara Lecompte, conçue comme une suite de tableaux déroulée sous forme de dialogues fictifs, revient, quant à elle, sur le parcours personnel et spirituel de Rembrandt. Elle s’inscrit par-là dans le genre dramatique contemporain de récits de vie fondé précisément sur la mise en récit dramatique de la vie d’un artiste au sens large reconnu aujourd’hui par les institutions de tout ordre. Cette démarche se solde dans le même temps par des interrogations suscitées aussi bien par des polémiques toujours abondantes dans le cas d’hommes et de femmes célèbres que par des zones d’ombre impossibles à élucider de façon définitive. Ces brèches s’avèrent particulièrement fructueuses pour la fabulation propre non seulement à les combler au prix parfois de reconstitutions séduisantes, mais aussi et surtout à questionner notre rapport au monde et aux autres. C’est ainsi que Rembrandt de la pièce de Barbara Lecompte, ranimé par Elsa Saladin, nous livre un bouleversant témoignage porté sur son cheminement hors du commun.

      Ce qui distingue la démarche d’écriture de Barbara Lecompte dans Rembrandt sous l’escalier repose sur une prise de parole ambiguë du peintre s’adressant à son père mort à des moments charnières de son parcours professionnel. Rembrandt retrouve son père sous un escalier, d’abord comme un adolescent apprenti en quête de sa voie artistique, au moment où son père devenu aveugle est encore en vie (en 1628 à Leyde), à cette période heureuse où il décide d’embrasser la carrière de peintre tout en refusant paradoxalement d’entreprendre un voyage initiatique traditionnel en Italie. Ce choix ne va cependant pas de soi pour un jeune néerlandais issu de milieux modestes qui, de plus, aspire à s’affirmer sur le marché de l’art d’Amsterdam en voulant y imposer coûte que coûte sa marque de fabrique, dès lors qu’il s’acharne à peindre les bourgeois et les princes tels qu’ils sont sans aucune complaisance. Les périodes retenues correspondent ainsi à des moments de rupture propices à amener Rembrandt à revenir aussi bien sur ses choix artistiques entraînant de vives polémiques que sur des accidents de vie qui l’affectent profondément dans sa vie personnelle, sentimentale ou purement matérielle. Le père apparaît de cette manière comme un confident et mentor veillant d’outre-tombe sur un fils prodigue. Une subtile tension dialectique, parfaitement équilibrée, s’instaure dès lors entre un récit de vie mouvementé et un dialogue allégé sur la peinture.

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Rembrandt sous l’escalier, Théâtre de l’Essaïon 2023 © Laetitia Piccarreta

      La scénographie nous transporte dans un endroit imaginaire pensé comme une scène de genre hollandaise en nous introduisant dans un atelier symbolique aménagé pour l’occasion : à jardin, un guéridon flanqué d’une chaise ; au milieu de la scène, un escalier en spirale ; à cour, un chevalet. Par-ci, par-là, quelques objets ordinairement représentés comme accessoires : sablier, livres, crâne, bouteilles, instruments de peinture. Ce qui accentue par la suite cette impression de regarder une scène de genre du XVIIe siècle néerlandais tient à l’éclairage de Johanna Boyer-Dilolo fondé sur des effets de clair-obscur conçus en écho au tableau Philosophe en méditation (1632). Les comédiens semblent ainsi se détacher fantastiquement d’une scène plongée dans la semi-obscurité, comme si tels des personnages de tableau hauts en couleur se ranimaient soudain pour nous révéler le fond de leur pensée : leur histoire se confondant avec une délicate ambiguïté avec ceux de la peinture dont le sujet véritable serait Tobie et Anne attendant le retour de leur fils (1632) et qui a en réalité inspiré Barbara Lecompte dans l’écriture de sa pièce. Le côté curieusement étrange de cette ambiance pittoresque est renforcée par une musique de violon interprétée par Consuelo Lepauw sur un tempo largo, ce qui confère au récit de vie de l’enfant prodigue Rembrandt une résonance mystique méditative.

      L’action scénique proprement dite tient ainsi à sous-tendre, par un accompagnement musical, les scènes dialoguées entre Rembrandt et son père, ce qui produit une sorte d’enchantement qui situe l’action déroulée entre songe et réalité. Si le spectateur sait que les rencontres du peintre avec le père retourné parmi les vivants sont irréalistes et/ou qu’elles sont le fruit d’une méditation transformée en scènes vivantes, Rembrandt s’impose à lui comme un personnage réaliste empreint de magie, miraculeusement ressorti de ses nombreux tableaux et autoportraits pour lui faire part de son expérience d’homme dans une singulière communion conditionnée par une distance spatio-temporelle insurmontable et une présence scénique authentique pétrie de féerie. Christophe Delessart, dans le rôle de Rembrandt, crée un personnage vigoureux, haut en couleur, en une quête inépuisable de lui-même et de renouvellement de la peinture : les mouvements et gestes pétillants du comédien confèrent au peintre une vivacité entraînante qui contraste pour autant avec l’impression de sérénité qui se dégage de ses tableaux. Éric Belkheir s’empare de la création de la figure du père en lui prêtant une attitude paisible équilibrée qui inspire à la fois la confiance, la perspicacité et la bienveillance en accord avec les représentations de la sagesse acquise en âge avancé. L’accompagnement musical de l’énigmatique Consuelo Lepauw se confond, quant à elle, avec l’évocation exaltée de Saskia et Henrickje, respectivement femme et maîtresse de Rembrandt.

      Rembrandt sous l’escalier de Barbara Lecompte, mise en scène par Elsa Saladin au Théâtre de l’Essaïon, est une création attrayante amplement réussie. Elle a tous les atouts pour séduire les spectateurs, que cieux-ci soient ou non passionnés de peinture et de Rembrandt : le spectacle s’impose à notre attention comme un retour narratif méditatif sur soi-même sans aucune dimension moralisatrice. On se laisse entraîner aussi bien par le jeu des comédiens que par une atmosphère énigmatique qui s’en dégage irrésistiblement.

Comédie-Nation : Pourquoi Camille ?

Pourquoi Camille      Pourquoi Camille ? est une pièce de Philippe Bluteau créée en novembre 2021 et reprise en 2022 au Théâtre Pixel dans une mise en scène émouvante de Manon Glauninger, remise à l’affiche à la Comédie-Nation (>). Elle représente une rencontre poignante entre un Robespierre sensible entiché d’idéaux révolutionnaires et une Lucile Desmoulins déchirée par l’arrestation de son mari Camille intervenue le 31 mars 1794.

      Les personnages intouchables de la Révolution de 1789 font depuis plusieurs décennies l’objet de controverses après une longue période de sacralisation, qu’il s’agisse de Georges Danton ou de Maximilien Robespierre parmi les plus emblématiques, tandis que Louis XIV et Marie-Antoinette connaissent un regain d’intérêt valorisant. Leurs destins hors du commun, souvent marqués par une mort forcée sous la guillotine, sont désormais appréhendés avec une plus grande lucidité, ce qui nous conduit aujourd’hui à les regarder moins comme des figures purement historiques et politiques que comme des êtres humains à part entière confrontés à des défis existentiels lors des événements les plus bouleversants de l’histoire moderne. Cette appréhension moins orientée s’attache à retrouver l’humain derrière les constructions et concepts idéologiques forgés par la propension à l’héroïsation propre au récit épique et par les certitudes du positivisme du XIXe siècle. C’est précisément à ce même processus d’humanisation que semblent se prêter aussi bien la pièce de Philippe Bluteau que la mise en scène de Manon Glauninger : déceler un trouble existentiel derrière une image de façade.

      Robespierre et Lucile Desmoulins, dans la pièce de Philippe Bluteau, sont amenés sur scène à un moment critique de leur existence. C’est certes Lucile secouée par l’arrestation de son mari qui se trouve d’emblée en proie à une frayeur mortelle, habituée depuis le début de la Révolution à voir des têtes fauchées par la guillotine à la suite de procès plus que douteux. Mais Robespierre, demeurant chez les Duplay et promis à leur fille Éléonore, ne peut pas être regardé comme une représentation sans cœur : s’il a signé, avec d’autres révolutionnaires, le mandat d’arrestation, il n’est nullement improbable qu’il n’y ait apposé sa signature au prix d’une lutte intérieure douloureuse parce que Camille Desmoulins était après tout un ami d’enfance et que Robespierre a assisté en tant que témoin à son mariage avec Lucile. Celle-ci peut ainsi se rendre avec vraisemblance chez ce vieil ami qu’elle croit fidèle et dont elle espère toujours avec ferveur une intervention susceptible de sauver la vie de Camille. Quand les liens d’amitié, les sentiments, les principes moraux, les idéaux politiques et la raison d’État s’en mêlent, la rencontre entre eux ne peut donner lieu qu’à une confrontation déchirante pour les deux personnages non sans résonance avec des événements et des préoccupations d’époque. Éléonore Duplay, amoureuse de Robespierre, en intervenant dans l’impossible échange entre les deux protagonistes, aura elle aussi son mot à dire. C’est ainsi que Philippe Bluteau parvient à instaurer une palpitante tension dialectique entre des faits historiques avérés et les sentiments réinventés des trois personnages éprouvés par des questions existentielles.

      La scénographie, quant à elle, situe l’action dans la chambre de Robespierre chez les Duplay, où il se trouve précisément surpris et interpellé par Lucile Desmoulins la nuit du 31 mars 1794. À jardin, une table en bois, avec un encrier et des plumes ; à cour, un simple lit recouvert d’un drap rouge et flanqué d’une table tripode en guise de table de chevet, puis quelques affiches symboliques telles que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et une carte de la France révolutionnaire de 1794 accrochées dans la chambre : cette simplicité pittoresque des décors contraste d’emblée étroitement avec le caractère turbulent et tourbillonnant du mouvement des passions qui ne manquent pas d’éclater. Si, par ailleurs, le costume de Robespierre est confectionné selon les codes vestimentaires d’époque, celui de Lucile — un chemisier blanc et un pantalon crème — est au contraire plus moderne, ce qui entraîne un curieux effet de décalage et ce qui rend au reste ce personnage plus proche de nous. Et il est vrai que les spectateurs ne peuvent pas aussitôt ne pas être insensibles à sa détresse et à son urgence d’agir, alors qu’ils auront besoin de plus de temps pour saisir la complexité du personnage controversé de Robespierre et pour comprendre ses choix difficiles.

      L’action dramatique et la création des personnages vont en effet dans le sens d’un dévoilement progressif de leur état d’âme : les insistances, les accusations, les défis et les manœuvres de Lucile entraînent peu à peu un Robespierre en apparence intraitable à réagir et à se mettre à nu devant cette femme dont la présence ne cesse visiblement de le troubler. Si leurs espaces de jeu sont d’abord bien délimités, côté bureau pour Robespierre, côté lit pour Lucile, si les deux personnages semblent intimidés par un contact direct, ils ne manquent pas de s’approcher pour se laisser aller à un affrontement ouvert. L’action scénique connaît ainsi une évolution relevée de rebondissements et de replis soigneusement travaillés, mais aussi d’un coup de théâtre savoureux (historiquement sans doute discutable), propres à dépasser un simple débat d’idées et à infléchir l’action sur le plan des passions. Elle se déroule pourtant sans excès de pathos et sans emphase, ce qui confère aux alexandrins convoqués une résonance humaine. C’est à ce titre que l’on apprécie pleinement la création sensible des personnages : ceux-ci semblent en effet avoir déposé leur masque pour laisser transparaître à demi-mot les motifs de leurs actes, ce qui compte en particulier dans le cas de Robespierre incarné par Benoît Michaud avec un air de gravité volontairement trahi par des émotions que son personnage n’arrive pas toujours à maîtriser ou à dissimuler. Kelly Rovera, quant à elle, crée Lucile avec une élégante dignité malgré toute la douleur orageuse qu’on lui suppose. Manon Glauninger, dans le rôle d’Éléonore, nous donne à voir une femme austère sincèrement attachée à Robespierre.

      Pourquoi Camille ? de Philippe Bluteau est une création sensible de Manon Glauninger : quitte à réinventer les personnages historiques et à réécrire par-là tant soit peu l’histoire, elle nous séduit par la justesse donnée à l’expression des idées et des émotions, mais aussi par la manière dont elle nous fait redécouvrir des événements controversés.

Studio Hébertot : La Maladie de la Famille M

La Maladie de la Famille M affiche     La Maladie de la Famille M (La malattia della famiglia M) est une pièce du dramaturge italien Fausto Paravidino créée pour la première fois en France en 2011 dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française (>) : la Cie Nuit Orange la propose dans une nouvelle mise en scène sensible de Marie Benati donnée au Studio Hébertot (>).

      La pièce de Fausto Paravidino dresse un portrait poignant d’une famille tant brisée par la disparition de la mère qu’éprouvée par des tensions incessantes entre un vieux père, un jeune frère et deux sœurs. Elle porte un regard désenchanté sur les représentations de la famille contemporaine non conforme au modèle bourgeois traditionnel. Son argument en apparence banal n’empêche pas l’auteur d’en tirer une action puissante qui remue les sensibilités subrepticement : elle mêle avec finesse quelques effets de rebondissement au déroulement d’un quotidien on ne peut plus ordinaire, scandé précisément par des frictions installées dans une durée indéterminée. C’est une pièce de théâtre inclassable, ce qui fait sa grande richesse et ce qui suscite sans doute la curiosité des metteurs en scène à son égard : une tragédie au sens large transposée dans un milieu modeste, avec des personnages tirés de la vie de tous les jours, une pièce qui exploite dès lors les codes de l’écriture réaliste, mais aussi les ressorts de l’absurde dans leur acception esthétique. Il en émane une tristesse infinie fascinante qui séduit les spectateurs par une curieuse propension à l’humour.

 

      L’action repose sur la succession de tableaux reliés par l’omniprésence d’un médecin-narrateur : celui-ci présente l’histoire de la famille M comme un souvenir pesant inscrit dans sa carrière de spécialiste de maladies tropicales amené à exercer en tant que généraliste et ce, moins pour « guérir » ses patients que pour les « soigner », c’est-à-dire se mettre davantage à leur écoute et leur donner des conseils. Si son statut tend à cautionner la véracité de son témoignage, il construit tout aussi un lien dynamique avec les spectateurs auxquels il s’adresse au début et à la fin, alors qu’il se positionne autrement comme le témoin des faits déroulés en intervenant généralement dans l’action observée de façon indirecte. Malgré toute la détresse atténuée par des effets de comique qui émane de cette action, il fait preuve de bienveillance en portant sans amertume un regard chaleureux et compatissant, ce qui entraîne une étrange tension aussi bien entre le déroulement épique des faits relatés sous forme de tableaux et le récit de souvenir qu’entre sa réception de ces faits douloureux et celle des spectateurs. Ce n’est pas tant la singularité du précédé qui séduit que sa mise en place délicate dans l’engendrement des émotions : ce procédé œuvre en particulier dans l’exploitation de l’absurde épuré de sa dimension parodique au profit des émotions qui piquent les sensibilités.

      La scénographie, mise en œuvre par Pierre Mengelle et Édouard Dossetto, nous introduit dans le salon de la famille M, mais l’action déborde ce cadre en se déroulant, pour les tableaux situés à l’extérieur, sur les escaliers de la salle en gradin, ce qui rapproche les spectateurs et les personnages. La scène est organisée autour d’une table carrée placée au centre, autour de laquelle gravitent les personnages en mal de communiquer et de vivre ensemble : quand ils se retrouvent, c’est certes pour causer, parfois bien à contrecœur, mais sans parvenir à se poser réellement. Un canapé deux places installé à jardin, de dos à la salle, fait face à un grand poste de télévision connecté à une caméra portative utilisée çà et là pour projeter en direct ce qui se passe et pour entraîner un curieux effet de mise en abîme, en plus de celui qui relève de la présence du médecin. Enfin, deux lits superposés se trouvent placés à cour, séparés du salon par une paroi imaginaire, ce qui permet çà et là de parler d’un tiers paradoxalement à la fois absent et présent. Cette scénographie en apparence réaliste — les costumes contemporains, quant à eux, évoquent les jeunes d’aujourd’hui, à l’exception du père, issus de milieux modestes — sert efficacement le déroulement de l’action tout en contribuant à provoquer un sentiment de mal-être et d’étrangeté en résonance avec des scènes empreintes d’absurde.

 

      L’action scénique tient à l’entrelacement des tableaux relativement courts de tonalités variées comme à l’alternance de scènes d’extérieur et de scène d’intérieur. Si certains semblent faire avancer l’action, d’autres montrent l’enlisement de la famille dans un quotidien répétitif. Les uns entraînent des rebondissements en apparence insignifiants, liés en particulier à Fulvio et Fabrizio qui courent après l’une des deux sœurs ; les seconds intègrent le plus souvent l’absurde tel que cette plaisante recherche des chaussures égarées par le vieux père en perte de repères. Les uns et les autres s’enchevêtrent avec une consistance grandissante pour donner forme à une action entraînante qui semble pourtant avancer par à-coup. Ce sont le père Luigi, sa fille Marta et son fils Gianni qui tirent le ménage vers un statisme morne relevé par de grinçants effets de comique et contré par l’intrusion de Fulvio et Fabrizio.

      Daniel Berlioux, dans le rôle de Luigi, crée un drôle de père excentrique tout en laissant habilement planer un doute sur sa santé mentale. Marie Benati et Guillaume Villiers-Moriamé apparaissent dans ceux de Marta et de Gianni aux caractères opposés : elle, avec un air de souffrance, par un machinal sens de responsabilité et lui, à cause d’une immaturité gamine, par une irresponsabilité débordante. La seconde sœur, Marie, incarnée par Léna Allibert avec une allure taciturne, semble le plus se chercher et se remettre en question, ce qui conduit à un quiproquo amoureux et par-là à une dispute entre son copain Fulvio créé avec un air d’excès de confiance par Alex Dey et son prétendant Fabrizio qu’incarne Taddéo Ravassard avec un romantisme refoulé. Gaspard Baumhauer apparaît, quant à lui, dans le rôle du charmant docteur.

      La Maladie de la Famille M de Fausto Paravidino, montée par la Cie Nuit Orange, à l’affiche au Studio Hébertot, est une pièce singulière fondée sur un heureux mélange de genres et de registres : les comédiens de la troupe s’emparent de la création de leurs personnages avec justesse, avec une certaine sobriété dans le jeu, en les rapprochant ainsi davantage des spectateurs émus.