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Studio Hébertot : L’Empereur des boulevards

empereur des boulevards      L’Empereur des boulevards ou l’incroyable destin de Georges Feydeau est une pièce d’Olivier Schmidt donnée au Studio Hébertot dans la mise en scène de l’auteur (>). Comme l’indique son titre, elle retrace le parcours hors du commun du célèbre dramaturge de comédies de boulevard du XIXe siècle. Mais tout n’est pas si facile et si brillant qu’il ne paraît dans l’univers hilarant de ses pièces, ce qu’Olivier Schmidt nous montre avec intérêt en nous dévoilant les hauts et les bas de la carrière de Feydeau articulée à sa vie flamboyante.

      Il est certain que le théâtre de Georges Feydeau dégage une certaine idée de légèreté et de superficialité propre aux représentations de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle : confort matériel et financier, conformisme moral et attachement aux apparences qui caractérisent bel et bien un mode de vie bourgeois, subverti en même temps par une propension plus ou moins ouverte à l’insouciance, à l’inconstance et à l’infidélité. Les personnages de Feydeau se trouvent empêtrés dans des situations embarrassantes entraînées généralement par d’impressionnants imbroglios extraconjugaux. Ce que nous donne à voir le théâtre, le clinquant et l’exquis apparents de ces amours passagers, ne correspond pourtant que partiellement à ce qu’aurait vécu et connu le dramaturge lui-même. Dans ses pièces, en effet, tout finit en quelque sorte par rentrer dans l’ordre : les intrigues amoureuses se nouent aussi bien en se complexifiant qu’elles se dénouent, ce qui n’est possible avec une telle aisance débordant de gaieté que sur scène. Si une recherche effrénée de plaisirs dans le Paris de la Belle-Epoque a inspiré Feydeau dans l’invention, sa vie conjugale en a payé un lourd tribut.

      Ce sont précisément ces vicissitudes et tribulations de Feydeau que met en scène la pièce d’Olivier Schmidt. L’Empereur des boulevards s’ouvre symboliquement sur un récit du jeune Georges séduit par les théâtres parisiens en délaissant rapidement la narration pour rebondir sur des scènes bien rythmées qui représentent des moments clés. L’action est fondée sur une tension dialectique entre les aspirations dramatiques et amoureuses de l’homme de théâtre naissant et sa progressive déchéance morale dans la fréquentation de filles comme dans la maladie et l’abandon. C’est bien un envers désolant de cette illustre carrière auquel les spectateurs ne pensent pas quand on leur parle de Feydeau. La pièce d’Olivier Schmidt n’est pour autant nullement moralisatrice. Elle déroule le parcours de Feydeau suivant des accidents de vie marquants pour en donner une image bouleversante. Elle est imprégnée d’une sensibilité tragique qui nous affecte malgré toutes les déconvenues peu louables de ce génie de théâtre, et nous fait d’autant plus intéresser à son ardeur fatale dans les plaisirs de la vie parisienne.

      De beaux costumes d’époque et le maquillage se chargent de suggérer le temps historique. La scénographie, quant à elle, situe l’action dans un endroit conventionnel dessiné par un rideau blanc semi-transparent suspendu vers le fond, mais aussi par quelques accessoires symboliques, ce qui permet de promener les personnages sans encombre de lieu en lieu et ce qui favorise les changements rapides. Le metteur en scène nous fait ainsi sortir du salon bourgeois typique des comédies de boulevard non seulement pour renforcer le caractère épique de l’action, mais aussi pour déconstruire l’image que l’on prête au dramaturge au regard des représentations véhiculées par son théâtre. Il le sort de ce cocon prétendument protecteur qui n’est qu’une convention théâtrale et qui donne une vision erronée de la vie : Georges Feydeau se trouve confronté à une multitude de situations délicates, comme il est amené à faire une rencontre fatale, celle de l’ange de la nuit aux apparences de muse qui lui fait payer cher son succès. L’action frôle tant soit peu les dimensions surréalistes propres à transcender le parcours de Feydeau en un « destin incroyable ».

      L’action scénique suit un rythme endiablé, sans doute non seulement à l’image des pièces de Feydeau où chaque hésitation et chaque maladresse entraînent des rebondissements fâcheux, mais aussi à l’image de son époque réputée pour sa nonchalance frénétique. Elle nous plonge efficacement dans cet univers à la fois pittoresque et redoutable en regard de tous les pièges tendus au jeune auteur de théâtre par un Paris aussi brillant par son goût d’éclatantes carrières que sordide par ses mauvaises fréquentations. Une fois fait le choix de consacrer sa vie au théâtre, une fois embarqué sur ce bateau insubmersible de belles promesses et d’amères déceptions, Feydeau ne connaîtra plus de répit : constamment sollicité par les uns et les autres, par le public, par ses adversaires, par des femmes et des amis, mais aussi et surtout par sa propre femme, ainsi souvent en proie à des questionnements existentiels quant à la poursuite de son parcours d’homme de théâtre. Le déroulement rapide est par ailleurs soutenu par un accompagnement musical qui accentue le caractère pittoresque ou poignant de certaines scènes, ainsi que par plusieurs chansons qui dépeignent avec un certain goût pour le cliché l’ambiance de l’époque représentée. Les comédiens, quant à eux, créent avec conviction des personnages types reconnaissables grâce à des traits saillants bien mis en valeurs, à l’exception notable de Georges Feydeau qui paraît le plus individualisé et qui se détache de l’ensemble par l’accent mis sur l’expression sensible de ses doutes.

      L’Empereur des boulevards nous captive rapidement pour nous donner à voir en raccourci le parcours extraordinaire de Georges Feydeau, devenu pour cette fois-ci lui-même personnage de théâtre, mis à nu en quelque sorte pour se raconter aux spectateurs à travers la brillante écriture d’Olivier Schmidt.

Théâtre de l’Essaïon : Rembrandt sous l’escalier

Rembrandt sous l'escalier      Rembrandt sous l’escalier est une nouvelle pièce de l’écrivaine et dramaturge Barbara Lecompte, présentée au Théâtre de l’Essaïon (>) dans une mise en scène captivante d’Elsa Saladin. Cette nouvelle création de la compagnie Étoile et Cie dresse un portrait émouvant du célébrissime peintre néerlandais du XVIIe siècle.

      Si les tableaux de ce peintre baroque incontournable sont connus et admirés, sa vie l’est sans doute beaucoup moins d’autant plus que la démarche biographique — expliquer les œuvres par la vie de leur auteur — est passée de mode depuis bien des décennies. La pièce de Barbara Lecompte, conçue comme une suite de tableaux déroulée sous forme de dialogues fictifs, revient, quant à elle, sur le parcours personnel et spirituel de Rembrandt. Elle s’inscrit par-là dans le genre dramatique contemporain de récits de vie fondé précisément sur la mise en récit dramatique de la vie d’un artiste au sens large reconnu aujourd’hui par les institutions de tout ordre. Cette démarche se solde dans le même temps par des interrogations suscitées aussi bien par des polémiques toujours abondantes dans le cas d’hommes et de femmes célèbres que par des zones d’ombre impossibles à élucider de façon définitive. Ces brèches s’avèrent particulièrement fructueuses pour la fabulation propre non seulement à les combler au prix parfois de reconstitutions séduisantes, mais aussi et surtout à questionner notre rapport au monde et aux autres. C’est ainsi que Rembrandt de la pièce de Barbara Lecompte, ranimé par Elsa Saladin, nous livre un bouleversant témoignage porté sur son cheminement hors du commun.

      Ce qui distingue la démarche d’écriture de Barbara Lecompte dans Rembrandt sous l’escalier repose sur une prise de parole ambiguë du peintre s’adressant à son père mort à des moments charnières de son parcours professionnel. Rembrandt retrouve son père sous un escalier, d’abord comme un adolescent apprenti en quête de sa voie artistique, au moment où son père devenu aveugle est encore en vie (en 1628 à Leyde), à cette période heureuse où il décide d’embrasser la carrière de peintre tout en refusant paradoxalement d’entreprendre un voyage initiatique traditionnel en Italie. Ce choix ne va cependant pas de soi pour un jeune néerlandais issu de milieux modestes qui, de plus, aspire à s’affirmer sur le marché de l’art d’Amsterdam en voulant y imposer coûte que coûte sa marque de fabrique, dès lors qu’il s’acharne à peindre les bourgeois et les princes tels qu’ils sont sans aucune complaisance. Les périodes retenues correspondent ainsi à des moments de rupture propices à amener Rembrandt à revenir aussi bien sur ses choix artistiques entraînant de vives polémiques que sur des accidents de vie qui l’affectent profondément dans sa vie personnelle, sentimentale ou purement matérielle. Le père apparaît de cette manière comme un confident et mentor veillant d’outre-tombe sur un fils prodigue. Une subtile tension dialectique, parfaitement équilibrée, s’instaure dès lors entre un récit de vie mouvementé et un dialogue allégé sur la peinture.

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Rembrandt sous l’escalier, Théâtre de l’Essaïon 2023 © Laetitia Piccarreta

      La scénographie nous transporte dans un endroit imaginaire pensé comme une scène de genre hollandaise en nous introduisant dans un atelier symbolique aménagé pour l’occasion : à jardin, un guéridon flanqué d’une chaise ; au milieu de la scène, un escalier en spirale ; à cour, un chevalet. Par-ci, par-là, quelques objets ordinairement représentés comme accessoires : sablier, livres, crâne, bouteilles, instruments de peinture. Ce qui accentue par la suite cette impression de regarder une scène de genre du XVIIe siècle néerlandais tient à l’éclairage de Johanna Boyer-Dilolo fondé sur des effets de clair-obscur conçus en écho au tableau Philosophe en méditation (1632). Les comédiens semblent ainsi se détacher fantastiquement d’une scène plongée dans la semi-obscurité, comme si tels des personnages de tableau hauts en couleur se ranimaient soudain pour nous révéler le fond de leur pensée : leur histoire se confondant avec une délicate ambiguïté avec ceux de la peinture dont le sujet véritable serait Tobie et Anne attendant le retour de leur fils (1632) et qui a en réalité inspiré Barbara Lecompte dans l’écriture de sa pièce. Le côté curieusement étrange de cette ambiance pittoresque est renforcée par une musique de violon interprétée par Consuelo Lepauw sur un tempo largo, ce qui confère au récit de vie de l’enfant prodigue Rembrandt une résonance mystique méditative.

      L’action scénique proprement dite tient ainsi à sous-tendre, par un accompagnement musical, les scènes dialoguées entre Rembrandt et son père, ce qui produit une sorte d’enchantement qui situe l’action déroulée entre songe et réalité. Si le spectateur sait que les rencontres du peintre avec le père retourné parmi les vivants sont irréalistes et/ou qu’elles sont le fruit d’une méditation transformée en scènes vivantes, Rembrandt s’impose à lui comme un personnage réaliste empreint de magie, miraculeusement ressorti de ses nombreux tableaux et autoportraits pour lui faire part de son expérience d’homme dans une singulière communion conditionnée par une distance spatio-temporelle insurmontable et une présence scénique authentique pétrie de féerie. Christophe Delessart, dans le rôle de Rembrandt, crée un personnage vigoureux, haut en couleur, en une quête inépuisable de lui-même et de renouvellement de la peinture : les mouvements et gestes pétillants du comédien confèrent au peintre une vivacité entraînante qui contraste pour autant avec l’impression de sérénité qui se dégage de ses tableaux. Éric Belkheir s’empare de la création de la figure du père en lui prêtant une attitude paisible équilibrée qui inspire à la fois la confiance, la perspicacité et la bienveillance en accord avec les représentations de la sagesse acquise en âge avancé. L’accompagnement musical de l’énigmatique Consuelo Lepauw se confond, quant à elle, avec l’évocation exaltée de Saskia et Henrickje, respectivement femme et maîtresse de Rembrandt.

      Rembrandt sous l’escalier de Barbara Lecompte, mise en scène par Elsa Saladin au Théâtre de l’Essaïon, est une création attrayante amplement réussie. Elle a tous les atouts pour séduire les spectateurs, que cieux-ci soient ou non passionnés de peinture et de Rembrandt : le spectacle s’impose à notre attention comme un retour narratif méditatif sur soi-même sans aucune dimension moralisatrice. On se laisse entraîner aussi bien par le jeu des comédiens que par une atmosphère énigmatique qui s’en dégage irrésistiblement.

Comédie-Nation : Pourquoi Camille ?

Pourquoi Camille      Pourquoi Camille ? est une pièce de Philippe Bluteau créée en novembre 2021 et reprise en 2022 au Théâtre Pixel dans une mise en scène émouvante de Manon Glauninger, remise à l’affiche à la Comédie-Nation (>). Elle représente une rencontre poignante entre un Robespierre sensible entiché d’idéaux révolutionnaires et une Lucile Desmoulins déchirée par l’arrestation de son mari Camille intervenue le 31 mars 1794.

      Les personnages intouchables de la Révolution de 1789 font depuis plusieurs décennies l’objet de controverses après une longue période de sacralisation, qu’il s’agisse de Georges Danton ou de Maximilien Robespierre parmi les plus emblématiques, tandis que Louis XIV et Marie-Antoinette connaissent un regain d’intérêt valorisant. Leurs destins hors du commun, souvent marqués par une mort forcée sous la guillotine, sont désormais appréhendés avec une plus grande lucidité, ce qui nous conduit aujourd’hui à les regarder moins comme des figures purement historiques et politiques que comme des êtres humains à part entière confrontés à des défis existentiels lors des événements les plus bouleversants de l’histoire moderne. Cette appréhension moins orientée s’attache à retrouver l’humain derrière les constructions et concepts idéologiques forgés par la propension à l’héroïsation propre au récit épique et par les certitudes du positivisme du XIXe siècle. C’est précisément à ce même processus d’humanisation que semblent se prêter aussi bien la pièce de Philippe Bluteau que la mise en scène de Manon Glauninger : déceler un trouble existentiel derrière une image de façade.

      Robespierre et Lucile Desmoulins, dans la pièce de Philippe Bluteau, sont amenés sur scène à un moment critique de leur existence. C’est certes Lucile secouée par l’arrestation de son mari qui se trouve d’emblée en proie à une frayeur mortelle, habituée depuis le début de la Révolution à voir des têtes fauchées par la guillotine à la suite de procès plus que douteux. Mais Robespierre, demeurant chez les Duplay et promis à leur fille Éléonore, ne peut pas être regardé comme une représentation sans cœur : s’il a signé, avec d’autres révolutionnaires, le mandat d’arrestation, il n’est nullement improbable qu’il n’y ait apposé sa signature au prix d’une lutte intérieure douloureuse parce que Camille Desmoulins était après tout un ami d’enfance et que Robespierre a assisté en tant que témoin à son mariage avec Lucile. Celle-ci peut ainsi se rendre avec vraisemblance chez ce vieil ami qu’elle croit fidèle et dont elle espère toujours avec ferveur une intervention susceptible de sauver la vie de Camille. Quand les liens d’amitié, les sentiments, les principes moraux, les idéaux politiques et la raison d’État s’en mêlent, la rencontre entre eux ne peut donner lieu qu’à une confrontation déchirante pour les deux personnages non sans résonance avec des événements et des préoccupations d’époque. Éléonore Duplay, amoureuse de Robespierre, en intervenant dans l’impossible échange entre les deux protagonistes, aura elle aussi son mot à dire. C’est ainsi que Philippe Bluteau parvient à instaurer une palpitante tension dialectique entre des faits historiques avérés et les sentiments réinventés des trois personnages éprouvés par des questions existentielles.

      La scénographie, quant à elle, situe l’action dans la chambre de Robespierre chez les Duplay, où il se trouve précisément surpris et interpellé par Lucile Desmoulins la nuit du 31 mars 1794. À jardin, une table en bois, avec un encrier et des plumes ; à cour, un simple lit recouvert d’un drap rouge et flanqué d’une table tripode en guise de table de chevet, puis quelques affiches symboliques telles que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et une carte de la France révolutionnaire de 1794 accrochées dans la chambre : cette simplicité pittoresque des décors contraste d’emblée étroitement avec le caractère turbulent et tourbillonnant du mouvement des passions qui ne manquent pas d’éclater. Si, par ailleurs, le costume de Robespierre est confectionné selon les codes vestimentaires d’époque, celui de Lucile — un chemisier blanc et un pantalon crème — est au contraire plus moderne, ce qui entraîne un curieux effet de décalage et ce qui rend au reste ce personnage plus proche de nous. Et il est vrai que les spectateurs ne peuvent pas aussitôt ne pas être insensibles à sa détresse et à son urgence d’agir, alors qu’ils auront besoin de plus de temps pour saisir la complexité du personnage controversé de Robespierre et pour comprendre ses choix difficiles.

      L’action dramatique et la création des personnages vont en effet dans le sens d’un dévoilement progressif de leur état d’âme : les insistances, les accusations, les défis et les manœuvres de Lucile entraînent peu à peu un Robespierre en apparence intraitable à réagir et à se mettre à nu devant cette femme dont la présence ne cesse visiblement de le troubler. Si leurs espaces de jeu sont d’abord bien délimités, côté bureau pour Robespierre, côté lit pour Lucile, si les deux personnages semblent intimidés par un contact direct, ils ne manquent pas de s’approcher pour se laisser aller à un affrontement ouvert. L’action scénique connaît ainsi une évolution relevée de rebondissements et de replis soigneusement travaillés, mais aussi d’un coup de théâtre savoureux (historiquement sans doute discutable), propres à dépasser un simple débat d’idées et à infléchir l’action sur le plan des passions. Elle se déroule pourtant sans excès de pathos et sans emphase, ce qui confère aux alexandrins convoqués une résonance humaine. C’est à ce titre que l’on apprécie pleinement la création sensible des personnages : ceux-ci semblent en effet avoir déposé leur masque pour laisser transparaître à demi-mot les motifs de leurs actes, ce qui compte en particulier dans le cas de Robespierre incarné par Benoît Michaud avec un air de gravité volontairement trahi par des émotions que son personnage n’arrive pas toujours à maîtriser ou à dissimuler. Kelly Rovera, quant à elle, crée Lucile avec une élégante dignité malgré toute la douleur orageuse qu’on lui suppose. Manon Glauninger, dans le rôle d’Éléonore, nous donne à voir une femme austère sincèrement attachée à Robespierre.

      Pourquoi Camille ? de Philippe Bluteau est une création sensible de Manon Glauninger : quitte à réinventer les personnages historiques et à réécrire par-là tant soit peu l’histoire, elle nous séduit par la justesse donnée à l’expression des idées et des émotions, mais aussi par la manière dont elle nous fait redécouvrir des événements controversés.

Studio Hébertot : La Maladie de la Famille M

La Maladie de la Famille M affiche     La Maladie de la Famille M (La malattia della famiglia M) est une pièce du dramaturge italien Fausto Paravidino créée pour la première fois en France en 2011 dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française (>) : la Cie Nuit Orange la propose dans une nouvelle mise en scène sensible de Marie Benati donnée au Studio Hébertot (>).

      La pièce de Fausto Paravidino dresse un portrait poignant d’une famille tant brisée par la disparition de la mère qu’éprouvée par des tensions incessantes entre un vieux père, un jeune frère et deux sœurs. Elle porte un regard désenchanté sur les représentations de la famille contemporaine non conforme au modèle bourgeois traditionnel. Son argument en apparence banal n’empêche pas l’auteur d’en tirer une action puissante qui remue les sensibilités subrepticement : elle mêle avec finesse quelques effets de rebondissement au déroulement d’un quotidien on ne peut plus ordinaire, scandé précisément par des frictions installées dans une durée indéterminée. C’est une pièce de théâtre inclassable, ce qui fait sa grande richesse et ce qui suscite sans doute la curiosité des metteurs en scène à son égard : une tragédie au sens large transposée dans un milieu modeste, avec des personnages tirés de la vie de tous les jours, une pièce qui exploite dès lors les codes de l’écriture réaliste, mais aussi les ressorts de l’absurde dans leur acception esthétique. Il en émane une tristesse infinie fascinante qui séduit les spectateurs par une curieuse propension à l’humour.

 

      L’action repose sur la succession de tableaux reliés par l’omniprésence d’un médecin-narrateur : celui-ci présente l’histoire de la famille M comme un souvenir pesant inscrit dans sa carrière de spécialiste de maladies tropicales amené à exercer en tant que généraliste et ce, moins pour « guérir » ses patients que pour les « soigner », c’est-à-dire se mettre davantage à leur écoute et leur donner des conseils. Si son statut tend à cautionner la véracité de son témoignage, il construit tout aussi un lien dynamique avec les spectateurs auxquels il s’adresse au début et à la fin, alors qu’il se positionne autrement comme le témoin des faits déroulés en intervenant généralement dans l’action observée de façon indirecte. Malgré toute la détresse atténuée par des effets de comique qui émane de cette action, il fait preuve de bienveillance en portant sans amertume un regard chaleureux et compatissant, ce qui entraîne une étrange tension aussi bien entre le déroulement épique des faits relatés sous forme de tableaux et le récit de souvenir qu’entre sa réception de ces faits douloureux et celle des spectateurs. Ce n’est pas tant la singularité du précédé qui séduit que sa mise en place délicate dans l’engendrement des émotions : ce procédé œuvre en particulier dans l’exploitation de l’absurde épuré de sa dimension parodique au profit des émotions qui piquent les sensibilités.

      La scénographie, mise en œuvre par Pierre Mengelle et Édouard Dossetto, nous introduit dans le salon de la famille M, mais l’action déborde ce cadre en se déroulant, pour les tableaux situés à l’extérieur, sur les escaliers de la salle en gradin, ce qui rapproche les spectateurs et les personnages. La scène est organisée autour d’une table carrée placée au centre, autour de laquelle gravitent les personnages en mal de communiquer et de vivre ensemble : quand ils se retrouvent, c’est certes pour causer, parfois bien à contrecœur, mais sans parvenir à se poser réellement. Un canapé deux places installé à jardin, de dos à la salle, fait face à un grand poste de télévision connecté à une caméra portative utilisée çà et là pour projeter en direct ce qui se passe et pour entraîner un curieux effet de mise en abîme, en plus de celui qui relève de la présence du médecin. Enfin, deux lits superposés se trouvent placés à cour, séparés du salon par une paroi imaginaire, ce qui permet çà et là de parler d’un tiers paradoxalement à la fois absent et présent. Cette scénographie en apparence réaliste — les costumes contemporains, quant à eux, évoquent les jeunes d’aujourd’hui, à l’exception du père, issus de milieux modestes — sert efficacement le déroulement de l’action tout en contribuant à provoquer un sentiment de mal-être et d’étrangeté en résonance avec des scènes empreintes d’absurde.

 

      L’action scénique tient à l’entrelacement des tableaux relativement courts de tonalités variées comme à l’alternance de scènes d’extérieur et de scène d’intérieur. Si certains semblent faire avancer l’action, d’autres montrent l’enlisement de la famille dans un quotidien répétitif. Les uns entraînent des rebondissements en apparence insignifiants, liés en particulier à Fulvio et Fabrizio qui courent après l’une des deux sœurs ; les seconds intègrent le plus souvent l’absurde tel que cette plaisante recherche des chaussures égarées par le vieux père en perte de repères. Les uns et les autres s’enchevêtrent avec une consistance grandissante pour donner forme à une action entraînante qui semble pourtant avancer par à-coup. Ce sont le père Luigi, sa fille Marta et son fils Gianni qui tirent le ménage vers un statisme morne relevé par de grinçants effets de comique et contré par l’intrusion de Fulvio et Fabrizio.

      Daniel Berlioux, dans le rôle de Luigi, crée un drôle de père excentrique tout en laissant habilement planer un doute sur sa santé mentale. Marie Benati et Guillaume Villiers-Moriamé apparaissent dans ceux de Marta et de Gianni aux caractères opposés : elle, avec un air de souffrance, par un machinal sens de responsabilité et lui, à cause d’une immaturité gamine, par une irresponsabilité débordante. La seconde sœur, Marie, incarnée par Léna Allibert avec une allure taciturne, semble le plus se chercher et se remettre en question, ce qui conduit à un quiproquo amoureux et par-là à une dispute entre son copain Fulvio créé avec un air d’excès de confiance par Alex Dey et son prétendant Fabrizio qu’incarne Taddéo Ravassard avec un romantisme refoulé. Gaspard Baumhauer apparaît, quant à lui, dans le rôle du charmant docteur.

      La Maladie de la Famille M de Fausto Paravidino, montée par la Cie Nuit Orange, à l’affiche au Studio Hébertot, est une pièce singulière fondée sur un heureux mélange de genres et de registres : les comédiens de la troupe s’emparent de la création de leurs personnages avec justesse, avec une certaine sobriété dans le jeu, en les rapprochant ainsi davantage des spectateurs émus.

Théâtre Lucernaire : Un soir chez Renoir

Un soir chez Renoir affiche      Un soir chez Renoir est une nouvelle brillante pièce de Cliff Paillé donnée dans une captivante mise en scène de l’auteur au théâtre Lucernaire (>). Après Madame Van Gogh et Chaplin 1939, Un soir chez Renoir nous plonge passionnément dans l’univers de peintres impressionnistes amenés à s’interroger aussi bien sur leur art que sur le rapport au milieu de l’art. Nous retrouvons avec plaisir dans le rôle-titre le talentueux Romain Arnaud-Kneisky.

      Pour cette fois-ci, Cliff Paillé dresse moins le portrait d’un artiste reconnu qu’il ne choisit pour sa pièce un groupe de peintres bien circonscrit et un écrivain emblématique, réunis et désunis à un moment charnière, lors d’une soirée d’hiver ordinaire, autour d’une maigre table chez l’un d’entre eux. C’est sans doute une entreprise ambitieuse parce qu’il s’agit de personnages célèbres bien connus par les amateurs de l’art et parce qu’il s’agit aussi d’une période phare dans l’histoire de la peinture française de rayonnement mondial : Auguste Renoir, Claude Monet, Berthe Morisot, Edgar Degas et Émile Zola. Et c’est une entreprise complexe amplement réussie parce que Cliff Paillé ne se contente pas d’imaginer une réunion pittoresque qui évoque « gentiment » ces personnages historiques, mais parce qu’il parvient aussi bien à instaurer un passionnant débat esthétique compte tenu de leur spécificité qu’à soulever des questions proprement métaphysiques quant à l’essence de la création. Tout est finement pensé : sans abstraction, sans lourdeur, sans longueur, l’action d’Un soir chez Renoir entraîne les spectateurs en leur montrant les quatre peintres et l’écrivain célèbres non pas peut-être tels qu’on se les imagine au travers de leurs tableaux et/ou écrits mais, avec une touche réaliste, tels qu’ils pouvaient être au quotidien en proie à des défis artistiques et matériels.

      Un soir chez Renoir revient sur le moment historique de la troisième exposition organisée par plusieurs peintres dits impressionnistes indépendamment du Salon officiel. L’action située en hiver 1877 démarre peu avant l’ouverture de cette nouvelle exposition des parias de l’art réunis en apparence chez Renoir pour trouver des solutions et des compromis matériels. L’arrivée de Zola secrètement invité par Renoir et le souhait de ce dernier de présenter un tableau au Salon officiel — la misère dans laquelle il vit depuis des années et un manque de visibilité désolant entraîné par des critiques acerbes obligent —, ces contretemps mettent le feu aux poudres et transforment un dîner banal en une dispute d’envergure esthétique enflammée. La question d’exposer au Salon officiel et de « trahir » ainsi le groupe (non pas une « école ») fondé précisément sur l’opposition aux principes artistiques et marchands de ce Salon bourgeois renommé est loin d’être purement alimentaire. Si Edgar Degas se montre inconditionnel sur le principe de l’indépendance totale du groupe, et s’il se voit dans un premier temps soutenu par Berthe Morisot dont la situation financière semble largement confortable, Auguste Renoir, en partie à l’aide de Claude Monet et surtout grâce à Émile Zola, s’y oppose avec une détermination grandissante en vue d’amener des visiteurs à leur Salon boudé par le public induit en erreur par des critiques hostiles. Ce sont les interventions du critique d’art Zola qui ramènent régulièrement la dispute sur des questions proprement esthétiques telles que la technique de peindre ou la finalité de la peinture. Cliff Paillé instaure dès lors, au sein de l’action d’Un soir chez Renoir, une palpitante tension dialectique pleinement révélatrice de convergences et de ruptures impossibles à résoudre de façon définitive. C’est un coup de maître !

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      La scénographie nous transporte dans un atelier de peinture reconnaissable d’emblée grâce à plusieurs cadres de formats variés installés au fond de la scène. De façon symbolique, elle campe une ambiance en apparence romanesque obtenue à l’aide de plusieurs éléments pittoresques typiques : à jardin, chevalet, guéridons, fauteuil ou chaises, puis à cour, petit escabeau, petit chevalet, chaises encastrées. Au milieu de la scène, le moment venu, les personnages dresseront une table provisoire faite d’une grande planche posée sur deux pieds de bois brut. Mais avant de s’y asseoir pour discuter, ils doivent préparer ce dîner qu’ils ne verront jamais servi, non pas faute d’aliments qui manquent d’abord dans l’atelier misérable de Renoir et qui arrivent peu à peu au compte-goutte, mais parce que l’intérêt de leur réunion change de manière imprévisible et qu’ils finiront par se séparer sans avoir le temps de manger. Quoi qu’il en soit de leur estomac, ces préparatifs et les accessoires, ensemble avec des costumes d’époque qui distinguent socialement chacun d’eux — par exemple, Émile Zola et Berthe Morisot sont habillés d’élégants vêtements bourgeois contrairement à Auguste Renoir et Claude Monet qui portent quant à eux des habits de pauvres — signifient adroitement cette réalité socio-historique qui est la leur et qui les renferme dans un univers précis. De ce point de vue, la scénographie et l’action forment une fresque réaliste vivante de laquelle se détachent sensiblement six personnages hauts en couleur.

      L’action scénique, quant à elle, repose sur des menus gestes et mouvements relatifs à l’accomplissement des tâches quotidiennes les plus simples : sans jamais se murer dans un débat esthétique hermétique, elle est attachée aux conditions matérielles qui le font émerger tout en finesse, d’autant plus que Zola mis à part, Renoir, Monet, Morisot et Degas ne sont pas des théoriciens de l’art mais des peintres en chair et en os qui se plaisent avant tout à peindre. C’est ainsi que s’introduisent dans cette fresque l’humour et l’ironie propres non seulement à fluidifier le déroulement de l’action, mais aussi à dépeindre avec force les caractères des six personnages, y compris la petite crémière incarnée avec un regard charmeur par Marie Hurault, jeune modèle de Renoir qui « remonte » en l’occurrence à plusieurs reprises pour apporter des ingrédients manquants. Si l’ambiance semble d’abord bon enfant malgré un certain sentiment de pauvreté qui émane des propos, la tension entre les personnages éclate précisément au moment où Renoir sort de sa poche un bulletin d’inscription rouge et où il tente de justifier son choix. C’est l’occasion pour chacun d’eux de s’affirmer au sein du groupe et de défendre ses positions.

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      C’est aussi une occasion pour les comédiens de donner de l’épaisseur à leurs personnages. Romain Arnaud-Kneisky crée un Renoir jovial et sensible en nous persuadant avec aisance que celui-ci est passionné par la peinture, mais souffrant de manque de reconnaissance et prêt par-là à s’émanciper au sein du groupe dominé par Degas. Sylvain Zarli incarne ce dernier en adoptant une posture maîtrisée avec naturel, même à des moments de crise : il semble en imposer aux autres avec ses gestes assurés, mais aussi grâce à un regard sévère qui traduit les certitudes de Degas. Face à lui, Elya Birman, dans le rôle de Monet, interprète avec un air de bonhomie poétique, d’une allure négligée, un personnage chaleureux gracieusement obsédé par des effets de lumière. Alice Serfati, dans le rôle de Berthe Morisot, s’empare de la création de la femme peintre en lui donnant une attitude distinguée pleine d’élégance, proche de celle de Zola créé par Alexandre Cattez. Si son Zola se montre bien à l’écoute des autres, il ne manque pas de prestance tel un « ver de la pomme » pour s’arroger le droit d’énoncer avec aplomb ses propres idées sur l’art.

      Un soir chez Renoir de Cliff Paillé, jouée au théâtre Lucernaire est ainsi une brillante création : elle nous enchante non seulement par un texte subtil écrit avec une belle plume, mais aussi par sa mise en vie scénique palpitante.