Comédie-Nation : Pourquoi Camille ?

Pourquoi Camille      Pourquoi Camille ? est une pièce de Philippe Bluteau créée en novembre 2021 et reprise en 2022 au Théâtre Pixel dans une mise en scène émouvante de Manon Glauninger, remise à l’affiche à la Comédie-Nation (>). Elle représente une rencontre poignante entre un Robespierre sensible entiché d’idéaux révolutionnaires et une Lucile Desmoulins déchirée par l’arrestation de son mari Camille intervenue le 31 mars 1794.

      Les personnages intouchables de la Révolution de 1789 font depuis plusieurs décennies l’objet de controverses après une longue période de sacralisation, qu’il s’agisse de Georges Danton ou de Maximilien Robespierre parmi les plus emblématiques, tandis que Louis XIV et Marie-Antoinette connaissent un regain d’intérêt valorisant. Leurs destins hors du commun, souvent marqués par une mort forcée sous la guillotine, sont désormais appréhendés avec une plus grande lucidité, ce qui nous conduit aujourd’hui à les regarder moins comme des figures purement historiques et politiques que comme des êtres humains à part entière confrontés à des défis existentiels lors des événements les plus bouleversants de l’histoire moderne. Cette appréhension moins orientée s’attache à retrouver l’humain derrière les constructions et concepts idéologiques forgés par la propension à l’héroïsation propre au récit épique et par les certitudes du positivisme du XIXe siècle. C’est précisément à ce même processus d’humanisation que semblent se prêter aussi bien la pièce de Philippe Bluteau que la mise en scène de Manon Glauninger : déceler un trouble existentiel derrière une image de façade.

      Robespierre et Lucile Desmoulins, dans la pièce de Philippe Bluteau, sont amenés sur scène à un moment critique de leur existence. C’est certes Lucile secouée par l’arrestation de son mari qui se trouve d’emblée en proie à une frayeur mortelle, habituée depuis le début de la Révolution à voir des têtes fauchées par la guillotine à la suite de procès plus que douteux. Mais Robespierre, demeurant chez les Duplay et promis à leur fille Éléonore, ne peut pas être regardé comme une représentation sans cœur : s’il a signé, avec d’autres révolutionnaires, le mandat d’arrestation, il n’est nullement improbable qu’il n’y ait apposé sa signature au prix d’une lutte intérieure douloureuse parce que Camille Desmoulins était après tout un ami d’enfance et que Robespierre a assisté en tant que témoin à son mariage avec Lucile. Celle-ci peut ainsi se rendre avec vraisemblance chez ce vieil ami qu’elle croit fidèle et dont elle espère toujours avec ferveur une intervention susceptible de sauver la vie de Camille. Quand les liens d’amitié, les sentiments, les principes moraux, les idéaux politiques et la raison d’État s’en mêlent, la rencontre entre eux ne peut donner lieu qu’à une confrontation déchirante pour les deux personnages non sans résonance avec des événements et des préoccupations d’époque. Éléonore Duplay, amoureuse de Robespierre, en intervenant dans l’impossible échange entre les deux protagonistes, aura elle aussi son mot à dire. C’est ainsi que Philippe Bluteau parvient à instaurer une palpitante tension dialectique entre des faits historiques avérés et les sentiments réinventés des trois personnages éprouvés par des questions existentielles.

      La scénographie, quant à elle, situe l’action dans la chambre de Robespierre chez les Duplay, où il se trouve précisément surpris et interpellé par Lucile Desmoulins la nuit du 31 mars 1794. À jardin, une table en bois, avec un encrier et des plumes ; à cour, un simple lit recouvert d’un drap rouge et flanqué d’une table tripode en guise de table de chevet, puis quelques affiches symboliques telles que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et une carte de la France révolutionnaire de 1794 accrochées dans la chambre : cette simplicité pittoresque des décors contraste d’emblée étroitement avec le caractère turbulent et tourbillonnant du mouvement des passions qui ne manquent pas d’éclater. Si, par ailleurs, le costume de Robespierre est confectionné selon les codes vestimentaires d’époque, celui de Lucile — un chemisier blanc et un pantalon crème — est au contraire plus moderne, ce qui entraîne un curieux effet de décalage et ce qui rend au reste ce personnage plus proche de nous. Et il est vrai que les spectateurs ne peuvent pas aussitôt ne pas être insensibles à sa détresse et à son urgence d’agir, alors qu’ils auront besoin de plus de temps pour saisir la complexité du personnage controversé de Robespierre et pour comprendre ses choix difficiles.

      L’action dramatique et la création des personnages vont en effet dans le sens d’un dévoilement progressif de leur état d’âme : les insistances, les accusations, les défis et les manœuvres de Lucile entraînent peu à peu un Robespierre en apparence intraitable à réagir et à se mettre à nu devant cette femme dont la présence ne cesse visiblement de le troubler. Si leurs espaces de jeu sont d’abord bien délimités, côté bureau pour Robespierre, côté lit pour Lucile, si les deux personnages semblent intimidés par un contact direct, ils ne manquent pas de s’approcher pour se laisser aller à un affrontement ouvert. L’action scénique connaît ainsi une évolution relevée de rebondissements et de replis soigneusement travaillés, mais aussi d’un coup de théâtre savoureux (historiquement sans doute discutable), propres à dépasser un simple débat d’idées et à infléchir l’action sur le plan des passions. Elle se déroule pourtant sans excès de pathos et sans emphase, ce qui confère aux alexandrins convoqués une résonance humaine. C’est à ce titre que l’on apprécie pleinement la création sensible des personnages : ceux-ci semblent en effet avoir déposé leur masque pour laisser transparaître à demi-mot les motifs de leurs actes, ce qui compte en particulier dans le cas de Robespierre incarné par Benoît Michaud avec un air de gravité volontairement trahi par des émotions que son personnage n’arrive pas toujours à maîtriser ou à dissimuler. Kelly Rovera, quant à elle, crée Lucile avec une élégante dignité malgré toute la douleur orageuse qu’on lui suppose. Manon Glauninger, dans le rôle d’Éléonore, nous donne à voir une femme austère sincèrement attachée à Robespierre.

      Pourquoi Camille ? de Philippe Bluteau est une création sensible de Manon Glauninger : quitte à réinventer les personnages historiques et à réécrire par-là tant soit peu l’histoire, elle nous séduit par la justesse donnée à l’expression des idées et des émotions, mais aussi par la manière dont elle nous fait redécouvrir des événements controversés.