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Théâtre de l’Île-Saint-Louis : Un homme ça doit être fort

Un homme ça doit être fort flyer      Un homme ça doit être fort est une nouvelle pièce d’Isabelle Toris-Duthillier donnée au Théâtre de l’Île-Saint-Louis. Cette fois-ci, le XVIIIe siècle représenté dans ses pièces précédentes cède la place à un sujet contemporain réputé difficile, celui de la différence et de la transsexualité. Comédienne et dramaturge, Isabelle Toris-Duthillier s’y prend pour autant avec beaucoup de délicatesse en écrivant une pièce engendrant une sensation d’apaisement.

      La transsexualité est un sujet épineux au sein d’une société contemporaine divisée par des questions de genres et de leur représentation. Il y a certes une certaine tendance post-moderne qui remet inlassablement en cause toutes nos structures de pensée et les archétypes sociaux vieux de plus de mille ans, mais aussi une tendance opposée scrupuleusement attachée à préserver les valeurs traditionnelles prétendument justes. S’il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui fait, peut-être abusivement, effet de mode et effet de crispation, on oublie rapidement que derrière toutes ces polémiques interminables se trouvent des êtres humains en chair et en os, sensibles et souffrants, fragilisés précisément par ces polémiques poussées à outrance qui révèlent en fin de compte une profonde intolérance de la société d’aujourd’hui. Une violence de parade se lit souvent dans des partis pris tranchés, fermés à tout dialogue, ce qui conduit in fine à des combats d’idées infructueux et à des conflits sociaux insolubles. C’est ainsi qu’on apprécie la dimension conciliante de la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier focalisée sur l’individu-être-humain.

      Un homme ça doit être fort nous raconte l’histoire d’une femme trans qui, depuis son enfance, ne se sentait pas bien dans son corps biologique de garçon et qui parvient à adopter un enfant. Son histoire est d’autant plus douloureuse qu’elle a dû subir les violences quotidiennes d’un père machiste qui battait sa mère, ce dont elle était un témoin oculaire impuissant. Le personnage mis en œuvre par Isabelle Toris-Duthillier porte un fardeau lourd d’expériences et souvenirs traumatisants pour en endosser un autre qui est proprement existentiel. C’est de ce double fardeau, de ce passé désolant et d’une transformation en femme, qu’il s’agit de rendre compte à un fils bouleversé tant par la découverte de ses propres origines biologiques que celle de la transsexualité de sa mère adoptive née dans un corps d’homme. Pour les trois personnages (la femme trans, son mari et son fils), il s’agit ainsi de libérer la parole et de faire une sorte de confession. La tension dialectique de l’action dramatique surgit de cette libération cathartique qui apaise les trois personnages bouleversés.

      La scénographie nous transporte dans un salon décoré avec sobriété : une table basse entourée de deux chaises, un piano placé à cour qui tend à situer l’action dans un milieu en apparence bourgeois, sentiment indirectement confirmé par la profession du mari psychiatre. Au-delà de cet ancrage social amené en demi-teinte, plusieurs accessoires hautement symboliques renvoient de manière tangible, pour souligner la dimension profondément psychologique de la pièce, aussi bien à des souffrances passées et actuelles qu’à ces quasi talismans perçus au cours de l’action comme des signes d’apaisement : une vieille photo de Ladislas (la femme trans) avec son chien chéri, mais aussi une peluche et le journal intime du fils. L’ambiance de ce huis-clos à trois semble au premier abord pesante parce que les révélations à faire et à entendre risquent d’engendrer de nouvelles souffrances chez les trois êtres meurtris par des accidents de vie qui les conduisent à se chercher constamment pour se reconstruire et vivre dans leur plénitude existentielle, sociale et psychologique.

      Cette dimension psychologique amenée par la scénographie façonne le déroulement intime de l’action scénique. Si leurs personnages respectifs se coulent dans des postures plutôt statiques, les trois comédiens ne restent pas pour autant figés dans une immobilité impassible : c’est précisément l’expression des sentiments par le biais de gestes simples mais significatifs et de modulations nuancées de leur voix qui nous tient en haleine et ce, d’autant plus que le choix de mots justes et l’adoption d’un ton convenable semblent amplement conditionner la sortie d’une crise existentielle. Patrice Faucheux, dans le rôle du père, crée le personnage le plus lumineux de la pièce dans la mesure où il apporte avec conviction un précieux soutien aux autres : un mari et père dynamique à l’écoute de ses proches. Vincent Duthillier incarne le fils adoptif : certes un fils un peu sombre, un peu gêné, un peu timide, mais un fils sensible et reconnaissant qui porte un message fort. Isabelle Toris-Duthillier, quant à elle, s’empare de la création de la femme trans avec une grande sensibilité, sans excès de pathos, en nous intéressant aux douleurs de son personnage et en nous dévoilant son intimité comme si elle nous racontait sa propre histoire.

      Un homme ça doit être fort est une création réussie qui aborde avec audace un sujet social sensible. Sans chercher à tenir un discours moralisateur, la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier transmet à ses spectateurs un message humaniste fondamental : le respect d’autrui et de son identité sexuelle, le droit d’être différent et d’être accepté tel quel dans un contexte explosif.

Théâtre Lucernaire : Olympe de Gouges, plus vivante que jamais

Olympe de Gouges      Olympe de Gouges, plus vivante que jamais est une création originale de Joëlle Fossier-Auguste, mise en scène en 2021 par Pascal Vitiello qui a également signé celle du Rêve de Mercier donnée avec succès l’année dernière au Théâtre de la Contrescarpe. C’est un captivant seul-en-scène qui retrace avec saveur le destin quasi romanesque d’une étonnante figure historique connue essentiellement pour sa Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne (>).

      La création d’Olympe de Gouges, plus vivante que jamais s’inscrit dans la lignée de ces spectacles très appréciés qui redonnent vie à un personnage historique autre que les rois et les reines de la tragédie classique et du drame romantique. De condition bourgeoise, probablement fille naturelle de Lefranc de Pompignan, femme de Lettres réputée pour ses aventures amoureuses, Marie Gouze (1748-1793) nous intéresse aujourd’hui non seulement par sa mort tragique sous la guillotine et par ses écrits dans lesquels elle défend audacieusement la cause des femmes, mais aussi comme un témoin hors du commun des événements les plus violents qui ont marqué l’histoire de France. Décriée et moquée à son époque pour s’être émancipée de la condition de femme bourgeoise, méprisée par les Révolutionnaires pour avoir eu le culot de se mettre au même rang que les hommes, elle fait partie de ces femmes fortes dont l’image a été revalorisée et qui vont jusqu’à susciter notre admiration. Joëlle Fossier-Auguste s’empare de cette figure controversée avec une grande humanité en évitant adroitement tout écueil de son instrumentation.

      Le spectacle se présente, non sans une certaine ambiguïté délicate, comme un palpitant récit de vie de l’héroïne incarcérée à la Conciergerie, récit de vie fictivement déployé entre plusieurs interlocuteurs qui se confondent in fine avec les spectateurs. Ceux-ci retrouvent le personnage au moment où elle est littéralement jetée en prison et où elle fait connaissance avec le gardien censé la surveiller jour et nuit, ce qui l’amène peu à peu à lui raconter son enfance, son mariage forcé, ses amours et ses combats. Ce choix d’écriture favorise le déploiement d’une double temporalité, le temps de l’incarcération et celui des récits situés à des époques antérieures. Il en surgit une tension dialectique d’autant plus vibrante que ces récits s’apparentent à des scènes dialoguées, que ce soit avec le gardien ou avec ceux qu’Olympe de Gouges évoque à tour de rôle en se racontant. Ainsi Joëlle Fossier-Auguste réussit-elle aussi bien à refonder un simple récit épique dans une écriture dramatique particulièrement dynamique destinée à être portée sur scène par une seule comédienne, qu’à donner plus de poids, grâce à cette remarquable polyphonie, à la parole du personnage, même si celui-ci assume toutes les voix.

Olympe de Gouges
Olympe de Gouges, plus vivante que jamais, Théâtre Lucernaire © François Crepin

      La scénographie nous introduit bel et bien dans la cèle d’Olympe de Gouges, symboliquement représentée par un paravent clair et une table d’écriture assortie d’une chaise, où l’héroïne écrira sa dernière lettre bouleversante curieusement adressée à un inconnu. La robe à rayures style directoire, portée par la comédienne, nous situe quant à elle dans la triste décennie révolutionnaire. C’est dans la simplicité de ce décor sobre constitué avec perspicacité que se rejouent les derniers jours d’Olympe de Gouges incarnée par Céline Monsarrat avec une vivacité entraînante qui contraste avec la condition d’une prisonnière amplement consciente de sa fin prochaine. C’est dans l’intimité de ce décor sobre qu’Olympe de Gouges, autrice de nombreuses pièces de théâtre à scandale dont certaines fustigent l’esclavagisme, semble composer ces scènes dialoguées à travers lesquelles elle se raconte jusqu’à son étonnante comparution devant le Tribunal révolutionnaire et a fortiori jusqu’à l’enclenchement du couperet, deux moments significatifs soulignés par de saisissants choix de mise en scène quant aux dessins créés avec des lumières et projetés sur le fond de la scène, pour le premier, et quant à un éclairage et un fond sonore singuliers pour l’exécution de la peine capitale.

      Céline Monsarrat crée une Olympe de Gouges savoureuse, pleine d’énergie et forte de ses convictions politiques. La mise en œuvre de la double temporalité, ce va-et-vient incessant entre l’emprisonnement du personnage et le récit de sa vie romanesque, amène la comédienne à l’incarner avec ce curieux entrain mêlé d’humour, de traits d’esprit et de détermination d’Olympe de Gouges à poursuivre son combat pour les causes défendues jusqu’au dernier souffle. L’héroïne ne semble ainsi jamais s’apitoyer gratuitement sur son destin, dont elle se sert au contraire pour dénoncer les injustices sociales et les incohérences des régimes (monarchique et révolutionnaire). Sans aucune place pour l’amertume ou pour un attendrissement excessif, la création d’Olympe de Gouges par Céline Monsarrat nous livre dès lors une héroïne historique « plus vivante que jamais », telle en effet qu’elle aurait pu apparaître au cours de sa vie débordant de rencontres, d’aventures et de polémiques.

      Olympes de Gouges, plus vivante que jamais, programmée en ce début de saison au Théâtre Lucernaire, est une création pleinement réussie qui donne ses lettres de noblesse à une héroïne controversée, création qui nous fait redécouvrir avec intérêt sa vie romanesque comme les polémiques modernes qu’elle a eu l’audace de provoquer à son époque.

Théâtre de la Huchette : Un train pour Milan

      Un train pour Milan est une création originale de François Feroleto, présentée pour la première fois au Festival d’Avignon en 2020, donnée actuellement au Théâtre de la Huchette (>). Ce spectacle intime nous livre un récit poignant d’un prisonnier calabrais, inspiré à la fois de la vie de François Feroleto et de nouvelles de Dino Buzzati.

      Les textes littéraires nous affectent par leur incontestable pouvoir de séduction d’autant plus grandissant pour certains d’entre eux qu’ils ne cessent de nous parler de nous-mêmes, de faire ressortir des réminiscences enfouies au plus profond de notre âme et de nous renvoyer par-là à nos origines éclatées. D’autres textes se trouvent intimement liés à notre trajectoire personnelle bouleversée parce qu’ils réactivent en nous de nouveaux univers sublimés dans notre imagination par l’insoutenable volonté de vivre. La littérature peut nous pousser à dépasser ce délicieux stade de mélancolie de la lecture et susciter en nous le désir de nous raconter à notre tour. C’est de cette rencontre de désirs, de souvenirs, de vicissitudes et de quêtes de soi que semblent surgir le texte et le spectacle de François Feroleto Un train pour Milan : se raconter soi-même à travers un parcours fantastique composé et recomposé d’extraits réécrits puisés dans l’œuvre de son auteur de prédilection.

      Un train pour Milan est tout d’abord un récit imaginaire qu’un prisonnier calabrais condamné à perpétuité adresse à son fils, récit fait le temps de paraître face à la foule amenée à trancher sur son éventuelle sortie de prison selon une vieille coutume. C’est ainsi que Marcello attendant dans sa cellule se lance dans une narration empreinte de nostalgie et d’émotion qui nous conduit au fin fond de sa Calabre appauvrie qu’il a dû troquer pour Milan en quête de jours meilleurs. Son histoire en apparence tout à fait banale est pourtant celle des milliers de calabrais obligés de s’exiler après la Seconde Guerre mondiale pour trouver un travail ailleurs que par chez eux. Elle nous raconte avec finesse leur déchirement existentiel entraîné par d’insurmontables disparités entre le Nord et le Sud malgré l’ascension sociale réussie de plusieurs d’entre eux. C’est dans ce récit en partie autobiographique que s’imbriquent furtivement des extraits de nouvelles de Dino Buzzati, ce qui lui confère furieusement une dimension poétique et une certaine portée universelle, et ce qui provoque in fine d’étonnants effets de reconnaissance, source de nombreuses tensions.

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Un train pour Milan, Théâtre de la Huchette © Yannick Debain

      La scénographie nous laisse pénétrer dans la cellule où Marcello se trouve incarcéré depuis plus de douze ans et où il attend avec angoisse sa comparution devant la foule. Un simple banc noir est placé devant une sorte de grille. Cette grille qui s’ouvre çà et là comme une fenêtre est encastrée dans un cadre muni de battants qui se déplient et replient en modifiant l’aspect du décor pour suggérer les lieux évoqués par Marcello au cours de son récit. C’est grâce à un battant vert-jaune dont le relief semble figurer la flore calabraise que le prisonnier nous amène par exemple jusque chez lui dans les années de sa jeunesse marquée par d’émouvants souvenirs familiaux et relevée par une chanson traditionnelle. L’action est ainsi scandée par ces incursions faites hors de la prison non seulement pour redynamiser son déroulement scénique, mais aussi pour souligner avec une plus grande poésie la condition ambiguë du prisonnier. Cette poésie émane d’autre part d’un subtil éclairage fondé sur d’ingénieuses colorations très suggestives, comme cette sublime scène où la voix de Michel Bouquet, une fois Marcello assoupi sur son banc, évoque la vie d’une microfaune présente dans un jardin. Des sons et bandes sonores minutieusement choisis accompagnent en plus le récit de Marcello qu’ils transcendent avec l’éclairage dans un spectacle saisissant.

      François Feroleto s’empare de la création de son personnage avec un équilibre délicat en lui prêtant une posture et des gestes bien mesurés qui traduisent certes la souffrance morale et le déchirement existentiel de Marcello, mais il s’y emploie sans aucun excès de pathos et sans aucun frétillement superflu. Sa voix rauque souligne avec conviction le long emprisonnement et l’inévitable déchéance physique du personnage, sans pour autant que François Feroleto mette l’accent sur le délabrement. Il crée ainsi un vibrant anti-héros quasi aéré en proie aux interrogations inquiétantes soulevées à la fois par l’attente de la présentation à la foule et par le récit de souvenirs métamorphosé peu à peu en une sorte de confession. Il nous séduit dès le lever du rideau tout en nous transportant avec efficacité dans un univers mi-réel mi-fantastique émergeant de cette mise en voix sensible ainsi que de nombreux suspens créés au gré des épisodes narrés et transposés symboliquement sur le plateau.

      Un train pour Milan de François Feroleto, à l’affiche au Théâtre de la Huchette, est un spectacle captivant tant par le récit bouleversant de Marcello mêlé à plusieurs extraits tirés de nouvelles de Dino Buzzati que par de frappants effets de lumière et de fond sonore qui jalonnent sa mise en scène.

Studio Hébertot : L’Empereur des boulevards

empereur des boulevards      L’Empereur des boulevards ou l’incroyable destin de Georges Feydeau est une pièce d’Olivier Schmidt donnée au Studio Hébertot dans la mise en scène de l’auteur (>). Comme l’indique son titre, elle retrace le parcours hors du commun du célèbre dramaturge de comédies de boulevard du XIXe siècle. Mais tout n’est pas si facile et si brillant qu’il ne paraît dans l’univers hilarant de ses pièces, ce qu’Olivier Schmidt nous montre avec intérêt en nous dévoilant les hauts et les bas de la carrière de Feydeau articulée à sa vie flamboyante.

      Il est certain que le théâtre de Georges Feydeau dégage une certaine idée de légèreté et de superficialité propre aux représentations de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle : confort matériel et financier, conformisme moral et attachement aux apparences qui caractérisent bel et bien un mode de vie bourgeois, subverti en même temps par une propension plus ou moins ouverte à l’insouciance, à l’inconstance et à l’infidélité. Les personnages de Feydeau se trouvent empêtrés dans des situations embarrassantes entraînées généralement par d’impressionnants imbroglios extraconjugaux. Ce que nous donne à voir le théâtre, le clinquant et l’exquis apparents de ces amours passagers, ne correspond pourtant que partiellement à ce qu’aurait vécu et connu le dramaturge lui-même. Dans ses pièces, en effet, tout finit en quelque sorte par rentrer dans l’ordre : les intrigues amoureuses se nouent aussi bien en se complexifiant qu’elles se dénouent, ce qui n’est possible avec une telle aisance débordant de gaieté que sur scène. Si une recherche effrénée de plaisirs dans le Paris de la Belle-Epoque a inspiré Feydeau dans l’invention, sa vie conjugale en a payé un lourd tribut.

      Ce sont précisément ces vicissitudes et tribulations de Feydeau que met en scène la pièce d’Olivier Schmidt. L’Empereur des boulevards s’ouvre symboliquement sur un récit du jeune Georges séduit par les théâtres parisiens en délaissant rapidement la narration pour rebondir sur des scènes bien rythmées qui représentent des moments clés. L’action est fondée sur une tension dialectique entre les aspirations dramatiques et amoureuses de l’homme de théâtre naissant et sa progressive déchéance morale dans la fréquentation de filles comme dans la maladie et l’abandon. C’est bien un envers désolant de cette illustre carrière auquel les spectateurs ne pensent pas quand on leur parle de Feydeau. La pièce d’Olivier Schmidt n’est pour autant nullement moralisatrice. Elle déroule le parcours de Feydeau suivant des accidents de vie marquants pour en donner une image bouleversante. Elle est imprégnée d’une sensibilité tragique qui nous affecte malgré toutes les déconvenues peu louables de ce génie de théâtre, et nous fait d’autant plus intéresser à son ardeur fatale dans les plaisirs de la vie parisienne.

      De beaux costumes d’époque et le maquillage se chargent de suggérer le temps historique. La scénographie, quant à elle, situe l’action dans un endroit conventionnel dessiné par un rideau blanc semi-transparent suspendu vers le fond, mais aussi par quelques accessoires symboliques, ce qui permet de promener les personnages sans encombre de lieu en lieu et ce qui favorise les changements rapides. Le metteur en scène nous fait ainsi sortir du salon bourgeois typique des comédies de boulevard non seulement pour renforcer le caractère épique de l’action, mais aussi pour déconstruire l’image que l’on prête au dramaturge au regard des représentations véhiculées par son théâtre. Il le sort de ce cocon prétendument protecteur qui n’est qu’une convention théâtrale et qui donne une vision erronée de la vie : Georges Feydeau se trouve confronté à une multitude de situations délicates, comme il est amené à faire une rencontre fatale, celle de l’ange de la nuit aux apparences de muse qui lui fait payer cher son succès. L’action frôle tant soit peu les dimensions surréalistes propres à transcender le parcours de Feydeau en un « destin incroyable ».

      L’action scénique suit un rythme endiablé, sans doute non seulement à l’image des pièces de Feydeau où chaque hésitation et chaque maladresse entraînent des rebondissements fâcheux, mais aussi à l’image de son époque réputée pour sa nonchalance frénétique. Elle nous plonge efficacement dans cet univers à la fois pittoresque et redoutable en regard de tous les pièges tendus au jeune auteur de théâtre par un Paris aussi brillant par son goût d’éclatantes carrières que sordide par ses mauvaises fréquentations. Une fois fait le choix de consacrer sa vie au théâtre, une fois embarqué sur ce bateau insubmersible de belles promesses et d’amères déceptions, Feydeau ne connaîtra plus de répit : constamment sollicité par les uns et les autres, par le public, par ses adversaires, par des femmes et des amis, mais aussi et surtout par sa propre femme, ainsi souvent en proie à des questionnements existentiels quant à la poursuite de son parcours d’homme de théâtre. Le déroulement rapide est par ailleurs soutenu par un accompagnement musical qui accentue le caractère pittoresque ou poignant de certaines scènes, ainsi que par plusieurs chansons qui dépeignent avec un certain goût pour le cliché l’ambiance de l’époque représentée. Les comédiens, quant à eux, créent avec conviction des personnages types reconnaissables grâce à des traits saillants bien mis en valeurs, à l’exception notable de Georges Feydeau qui paraît le plus individualisé et qui se détache de l’ensemble par l’accent mis sur l’expression sensible de ses doutes.

      L’Empereur des boulevards nous captive rapidement pour nous donner à voir en raccourci le parcours extraordinaire de Georges Feydeau, devenu pour cette fois-ci lui-même personnage de théâtre, mis à nu en quelque sorte pour se raconter aux spectateurs à travers la brillante écriture d’Olivier Schmidt.

Théâtre de l’Essaïon : Rembrandt sous l’escalier

Rembrandt sous l'escalier      Rembrandt sous l’escalier est une nouvelle pièce de l’écrivaine et dramaturge Barbara Lecompte, présentée au Théâtre de l’Essaïon (>) dans une mise en scène captivante d’Elsa Saladin. Cette nouvelle création de la compagnie Étoile et Cie dresse un portrait émouvant du célébrissime peintre néerlandais du XVIIe siècle.

      Si les tableaux de ce peintre baroque incontournable sont connus et admirés, sa vie l’est sans doute beaucoup moins d’autant plus que la démarche biographique — expliquer les œuvres par la vie de leur auteur — est passée de mode depuis bien des décennies. La pièce de Barbara Lecompte, conçue comme une suite de tableaux déroulée sous forme de dialogues fictifs, revient, quant à elle, sur le parcours personnel et spirituel de Rembrandt. Elle s’inscrit par-là dans le genre dramatique contemporain de récits de vie fondé précisément sur la mise en récit dramatique de la vie d’un artiste au sens large reconnu aujourd’hui par les institutions de tout ordre. Cette démarche se solde dans le même temps par des interrogations suscitées aussi bien par des polémiques toujours abondantes dans le cas d’hommes et de femmes célèbres que par des zones d’ombre impossibles à élucider de façon définitive. Ces brèches s’avèrent particulièrement fructueuses pour la fabulation propre non seulement à les combler au prix parfois de reconstitutions séduisantes, mais aussi et surtout à questionner notre rapport au monde et aux autres. C’est ainsi que Rembrandt de la pièce de Barbara Lecompte, ranimé par Elsa Saladin, nous livre un bouleversant témoignage porté sur son cheminement hors du commun.

      Ce qui distingue la démarche d’écriture de Barbara Lecompte dans Rembrandt sous l’escalier repose sur une prise de parole ambiguë du peintre s’adressant à son père mort à des moments charnières de son parcours professionnel. Rembrandt retrouve son père sous un escalier, d’abord comme un adolescent apprenti en quête de sa voie artistique, au moment où son père devenu aveugle est encore en vie (en 1628 à Leyde), à cette période heureuse où il décide d’embrasser la carrière de peintre tout en refusant paradoxalement d’entreprendre un voyage initiatique traditionnel en Italie. Ce choix ne va cependant pas de soi pour un jeune néerlandais issu de milieux modestes qui, de plus, aspire à s’affirmer sur le marché de l’art d’Amsterdam en voulant y imposer coûte que coûte sa marque de fabrique, dès lors qu’il s’acharne à peindre les bourgeois et les princes tels qu’ils sont sans aucune complaisance. Les périodes retenues correspondent ainsi à des moments de rupture propices à amener Rembrandt à revenir aussi bien sur ses choix artistiques entraînant de vives polémiques que sur des accidents de vie qui l’affectent profondément dans sa vie personnelle, sentimentale ou purement matérielle. Le père apparaît de cette manière comme un confident et mentor veillant d’outre-tombe sur un fils prodigue. Une subtile tension dialectique, parfaitement équilibrée, s’instaure dès lors entre un récit de vie mouvementé et un dialogue allégé sur la peinture.

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Rembrandt sous l’escalier, Théâtre de l’Essaïon 2023 © Laetitia Piccarreta

      La scénographie nous transporte dans un endroit imaginaire pensé comme une scène de genre hollandaise en nous introduisant dans un atelier symbolique aménagé pour l’occasion : à jardin, un guéridon flanqué d’une chaise ; au milieu de la scène, un escalier en spirale ; à cour, un chevalet. Par-ci, par-là, quelques objets ordinairement représentés comme accessoires : sablier, livres, crâne, bouteilles, instruments de peinture. Ce qui accentue par la suite cette impression de regarder une scène de genre du XVIIe siècle néerlandais tient à l’éclairage de Johanna Boyer-Dilolo fondé sur des effets de clair-obscur conçus en écho au tableau Philosophe en méditation (1632). Les comédiens semblent ainsi se détacher fantastiquement d’une scène plongée dans la semi-obscurité, comme si tels des personnages de tableau hauts en couleur se ranimaient soudain pour nous révéler le fond de leur pensée : leur histoire se confondant avec une délicate ambiguïté avec ceux de la peinture dont le sujet véritable serait Tobie et Anne attendant le retour de leur fils (1632) et qui a en réalité inspiré Barbara Lecompte dans l’écriture de sa pièce. Le côté curieusement étrange de cette ambiance pittoresque est renforcée par une musique de violon interprétée par Consuelo Lepauw sur un tempo largo, ce qui confère au récit de vie de l’enfant prodigue Rembrandt une résonance mystique méditative.

      L’action scénique proprement dite tient ainsi à sous-tendre, par un accompagnement musical, les scènes dialoguées entre Rembrandt et son père, ce qui produit une sorte d’enchantement qui situe l’action déroulée entre songe et réalité. Si le spectateur sait que les rencontres du peintre avec le père retourné parmi les vivants sont irréalistes et/ou qu’elles sont le fruit d’une méditation transformée en scènes vivantes, Rembrandt s’impose à lui comme un personnage réaliste empreint de magie, miraculeusement ressorti de ses nombreux tableaux et autoportraits pour lui faire part de son expérience d’homme dans une singulière communion conditionnée par une distance spatio-temporelle insurmontable et une présence scénique authentique pétrie de féerie. Christophe Delessart, dans le rôle de Rembrandt, crée un personnage vigoureux, haut en couleur, en une quête inépuisable de lui-même et de renouvellement de la peinture : les mouvements et gestes pétillants du comédien confèrent au peintre une vivacité entraînante qui contraste pour autant avec l’impression de sérénité qui se dégage de ses tableaux. Éric Belkheir s’empare de la création de la figure du père en lui prêtant une attitude paisible équilibrée qui inspire à la fois la confiance, la perspicacité et la bienveillance en accord avec les représentations de la sagesse acquise en âge avancé. L’accompagnement musical de l’énigmatique Consuelo Lepauw se confond, quant à elle, avec l’évocation exaltée de Saskia et Henrickje, respectivement femme et maîtresse de Rembrandt.

      Rembrandt sous l’escalier de Barbara Lecompte, mise en scène par Elsa Saladin au Théâtre de l’Essaïon, est une création attrayante amplement réussie. Elle a tous les atouts pour séduire les spectateurs, que cieux-ci soient ou non passionnés de peinture et de Rembrandt : le spectacle s’impose à notre attention comme un retour narratif méditatif sur soi-même sans aucune dimension moralisatrice. On se laisse entraîner aussi bien par le jeu des comédiens que par une atmosphère énigmatique qui s’en dégage irrésistiblement.