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Théâtre 13 – Seine : Yourte

      Yourte est une création de la compagnie Les mille Printemps à partir du texte co-écrit par Gabrielle Chalmont et Marie-Pierre Nalbandian : elle est donnée au Théâtre 13 – Seine (>).

      Au regard de plusieurs particularités dramatiques, Yourte n’est pas un spectacle tout à fait traditionnel. La pièce est présentée comme « une comédie engagée », que l’on peut d’emblée associer à une « pièce à thèse ». Ce classement parmi les « pièces à thèse » suscite une certaine méfiance parce qu’on s’attend à ce qu’elles cherchent à nous imposer une idéologie ou à nous donner une leçon. Si on a tendance à s’en méfier, c’est aussi que le théâtre à thèse sous-entend que le spectateur est ignorant ou que ses convictions et les représentations sont erronées. On n’est plus à l’époque des Lumières où les « philosophes » croyaient pouvoir instruire un public dans l’ensemble illettré. Quand on dit, d’autre part, « théâtre engagé », on pense immédiatement au théâtre de Sartre et à son utilisation de la scène pour exposer ses idées philosophiques. Ce théâtre paraît aujourd’hui daté dans la mesure où l’existentialisme, bel et bien dépassé, n’a plus de cours. On peut également penser à certaines pièces d’Ibsen, telles qu’Un ennemi du peuple ou La Maison des poupées. Le traitement de l’action dramatique et les sujets abordés par le dramaturge norvégien sont en revanche doués d’une telle dimension universelle que son théâtre continue à nous tendre un miroir et à interroger notre rapport à la société. Ibsen sort du lot parce qu’il passe généralement pour le fondateur du théâtre moderne en raison du renouvellement des sujets considérés comme fondamentaux pour la société qui n’est plus fondée sur les anciennes valeurs aristocratiques mais sur l’égalité et la justice sociale. Le théâtre à thèse comme le théâtre engagé ont donc leurs hauts et leurs bas. Pour gagner la faveur des spectateurs et pour devenir pérennes, ils nécessitent une manipulation particulière qui ne conduise pas à un didactisme plat. Pièce « écologique » sur la vie singulière d’une communauté en retrait de la société de consommation, Yourte tâche d’éviter cet écueil en repensant et en remodelant le rapport de la scène à une salle de théâtre en gradins.

Yourte est le récit d’un rêve. Des jeunes gens se regroupent pour imaginer, inventer, construire un nouveau monde, une manière de vivre qui leur ressemble et les rassemble. Quitter la ville pour la campagne, troquer mille supermarchés pour un potager, abandonner patron.ne.s, logements, voitures, ordinateurs, portables, argent. Vivre ensemble en redécouvrant les saveurs de l’entraide, du partage, de l’égalité au sein d’un espace vert où béton, consommation, carriérisme et individualisme n’ont plus leur place. Le rêve, c’est la yourte. Oui, mais le rêve de qui ? Tout le monde ?
Yourte, Théâtre 13, Dossier de presse
 

      Les spectateurs qui entrent dans la salle sont accueillis et placés par les comédiens eux-mêmes. Ce qui désarçonne certains d’entre eux, c’est que deux jeunes comédiennes les tutoient tous sans gêne et sans différence d’âge : certains semblent embarrassés, d’autres se laissent prendre au jeu. On comprend rapidement l’enjeu de cet accueil « amical » dans la mesure où la séparation stricte entre la scène et la salle ne sera jamais vraiment instaurée. La vie communautaire dans la Yourte est fondée sur des relations franches, épurées de toutes conventions et hiérarchie sociales. Les comédiens jouent certes de manière traditionnelle en respectant le déroulement de l’action retenue et les rôles appris, mais ils œuvrent tout au long de la représentation à briser l’illusion théâtrale au nom de cette simplicité égalitaire des relations sociales. Ils cherchent même à inclure les spectateurs dans l’action en leur donnant l’impression qu’ils font partie de la communauté comme Isaac et sa petite amie qui s’y rendent pour voir leurs amis pendant les vacances. Plusieurs spectateurs se voient interpellés au cours de la représentation, invités à répondre à des questions ou à rejoindre la scène pour aider les comédiens à déplacer les décors. En même temps, ceux-ci montent çà et là dans les gradins, s’appuient nonchalamment sur la balustrade, se parlent à travers les rangs des spectateurs s’ils ne s’adressent directement à eux pour partager leur point de vue. Moi-même j’ai été interrogé, au milieu du spectacle, par une comédienne qui voulait savoir si j’étais bien installé. Une complicité toute singulière s’établit ainsi entre les spectateurs et les comédiens qu’on a alors du mal à considérer comme de simples personnages sortis de l’imagination d’un dramaturge. On sait que l’on assiste à un spectacle organisé, et les comédiens le présentent généralement comme tel, mais ils semblent en même temps se confondre avec des personnes de la vie réelle.

L’affiche de Yourte, Théâtre 13, 2020

      La scénographie et les manipulations des décors sont dans ces conditions tout à fait symboliques. La scène n’est pas censée représenter un lieu réel. Elle abrite les comédiens-personnages venus partager leur expérience avec les spectateurs en salle. Elle comprend avant tout deux espaces dramatiques différents : l’appartement d’Isaac et de sa copine et le terrain où s’est installée la communauté Yourte. Le premier est matérialisé, au milieu de la scène, par quatre grandes planches en bois, une paroi bleu gris dressée derrière et portant une étagère, une table et trois chaises posées devant. C’est là que paraît le jeune couple au début de l’action pour opposer son mode de vie frustré par des échecs professionnels, des espoirs brisés ou l’usure des transports à celui de la Yourte qui passe pour sain. Le second espace dramatique qui embrasse toute la scène est suggéré par des tentes en bambou ― de grosses tiges que les comédiens ne cessent d’assembler et de déplacer ―, deux parterres en bois remplis de salades ou de terre. C’est ainsi que l’appartement sera symboliquement absorbé par l’espace réservé à la communauté dès lors qu’Isaac et Camille décident de renoncer à leur vie ordinaire et de rester auprès de leurs amis. Il est démantelé, les pièces réutilisées : les planches sont déplacées par les comédiens pour construire la scène où les membres de la communauté se représentent leur vie antérieure, chacun, à travers un défaut saillant. Présentée comme ça, l’action a bel et bien l’air d’une pièce à thèse censée mettre en avant les bienfaits de la vie vécue au milieu de la nature.

Aujourd’hui j’ai 26 ans, et j’admets avoir du mal à faire le deuil de mon monde. Un monde qui tue, exploite, divise, torture. Oui, mais aussi un monde qui voyage, explore, soigne, écrit, chante, danse et communique loin, très loin. […] Ma génération, elle vit une transition. Un immense bordel complexe vécu par des individus qui n’ont plus envie de subir les bras croisés. C’est de ce groupe d’individus dont j’ai envie de parler aujourd’hui. Il est l’heure de se raconter des histoires.
Gabrielle Chalmont, co-autrice de Yourte, Théâtre 13, Dossier de presse
 

      La vie dans la Yourte ne paraît cependant pas parfaitement harmonieuse. Elle est certes conçue comme une utopie, assumée au reste explicitement comme telle, mais l’action en fait apparaître des limites. Elle est tout d’abord dérangée par l’arrivée du jeune couple et, en particulier, celle de Maxime qui se moque royalement de sa « philosophie » poussée à outrance. La désinvolture de Maxime fait ainsi basculer l’action dans le comique. Si ce trentenaire a été emmené par Isaac et Camille, c’est parce que sa femme l’avait quitté du jour au lendemain. L’attachement de Maxime à la vie ordinaire fondée sur l’ambition et la réussite sociales divisent les membres de la Yourte désemparés par son comportement cavalier. Sa sœur essaie de calmer le jeu au prix d’une violente dispute, puis le caractère impulsif de Jonathan conduit à une agression physique stoppée in extremis par d’autres membres. Mais il n’y a pas que Maxime qui met le feu aux poudres, il y a aussi un sujet brûlant qui divise : l’intervention discutée contre la construction d’un supermarché Carrefour dans les parages des terrains de la communauté. Si Jonathan est adepte d’une solution radicale ― faire sauter le nouveau Carrefour, d’autres membres s’y opposent au nom des principes fondateurs de la Yourte. Recourir à la violence, ce serait revenir à la vie antérieure contestée, ce serait revenir à l’époque des manifestations et des grèves, c’est-à-dire à l’époque des revendications politiques et sociales, alors que vivre dans la Yourte signifie vivre dans le renoncement et en harmonie avec la nature.

      L’action dramatique fait ainsi ressortir des tensions existant au sein de la communauté sans aucune idéalisation. Elle mise plutôt sur le comique et le rire, parfois même sur la dérision. De manière générale, elle ne cherche pas, et c’est là le mérite de la pièce, à convaincre, coûte que coûte ou en jouant sur les émotions des spectateurs, de la justesse exclusive de la philosophie de la Yourte. On le voit dans le cas du personnage de Maxime : aucun membre de la communauté ne tente de le faire adhérer à son idéologie ni de le retenir. L’action montre simplement cette autre vie comme une alternative à la vie de la société de consommation qui conduit, sur le plan humain, à la frustration entraînée par des ambitions insatisfaites et, sur le plan planétaire, aux abus d’un capitalisme sauvage et à l’effondrement écologique. Cette action est enfin portée par les comédiens convaincants dans leur rôle, qui s’en emparent avec un tel naturel qu’on les prend pour des membres de la Yourte. S’ils sont tous brillants, on souligne en particulier le talent de Bastien Chevrot dans le rôle Jonathan qui crée un personnage ferme et pourtant touchant. Yourte est une pièce de théâtre et un spectacle hors du commun.

Théâtre des Béliers Parisiens : Le Porteur d’histoire

      Le Porteur d’histoire d’Alexis Michalik a déjà fait preuve de ses qualités dramatiques depuis sa double création. La première version présentée au Festival d’Avignon en 2011 est le fruit d’une écriture de plateau. La mouture définitive de la pièce, retravaillée et enrichie, est donnée d’abord au Festival d’Avignon en juillet, puis au Théâtre 13 (>) en septembre 2012. Lauréat en 2014 de deux Molières (Meilleur auteur et Meilleure mise en scène), le même spectacle est toujours joué, depuis 2016, à guichets fermés au Théâtre des Béliers parisiens (>).

      Alexis Michalik a un incontestable sens du théâtre au regard du succès durable de ses pièces mises en scène par lui-même et souvent récompensées par plusieurs Molières : en plus du Porteur d’histoire, on peut voir Le Cercles des illusionnistes (2014) actuellement donné au théâtre Le Splendid, Edmond (2016) au Théâtre du Palais-Royal, Intra Muros (2017) au Théâtre de la Pépinière ou, nouvellement, Une histoire d’amour (2020) à La Scala. Il est rare de jouer en même temps plusieurs pièces d’un même auteur et qui sont, de plus, des premières créations remises à l’affiche depuis plusieurs années. La clé d’une telle réussite semble tenir non seulement à une ingénieuse écriture dramatique, mais aussi à la manière dont celle-ci est manipulée sur scène. Quoi qu’on en pense, les intrigues de toutes les pièces de Michalik sont construites de telle sorte qu’elles tiennent le spectateur en haleine du début jusqu’au dénouement grâce à des histoires aussi incroyables que fascinantes. Fondées sur une succession rapide de scènes qui mélangent les époques et les lieux différents, elles renferment quelque chose d’indicible qui opère une séduction grandissante.

      Tout tourne autour de la question de l’acte narrateur abordé et abondamment commenté dans Le Porteur d’histoire tout au long de l’action. À cet égard, on peut qualifier cette pièce de méta-narrative dans la mesure où elle démontre en direct le fonctionnement du récit mis en scène en en vérifiant l’effet tout d’abord sur les personnages, ensuite en miroir, dans la salle, sur les spectateurs ― tout aussi entraînés et absorbés que les premiers par la spirale des événements. L’action commence significativement par le discours de L’Homme qui s’interroge lui-même, comme il interroge le public, sur le sens du mot « histoire » et sur ce que c’est que « raconter une histoire ». S’il accorde une telle importance au fait de raconter, c’est qu’il s’agit d’un acte anthropologique fondamental pour toute l’humanité consciente d’elle-même et porteuse d’une mémoire collective transmise de génération en génération sous forme de récit, mémoire qui ne cesse d’élaborer et questionner l’identité des ethnies différentes. Car l’Histoire (du grec, enquête) n’est autre chose qu’un ensemble d’histoires particulières portées par les hommes qui mènent une enquête sur le passé pour comprendre leur rapport à la société. Que ces histoires particulières soient réelles, ou qu’elles relèvent de la fiction même comme celles de roman, elles semblent à l’origine du cours de la grande Histoire, ce qu’essaie de montrer Le Porteur d’histoire au travers d’un enchaînement aussi ingénieux qu’improbable de l’action déroulée sous l’emprise d’une légende orchestrée par Alexandre Dumas qui en est un des personnages principaux.

Alexis Michalik : L’origine de l’idée du Porteur d’histoire est partie de la visite d’un cimetière au cours de laquelle j’ai imaginé ce que quelqu’un aurait pu cacher dans une tombe abandonnée : un trésor ? des livres ? des carnets ? Je me suis imaginé me plonger dans ces carnets écrits par une femme au XIXe siècle, une sorte d’héroïne, d’aventurière. Dans une scène, on la verrait dans une calèche en train de discuter avec un homme qu’elle ne connaît pas, s’entretenant de la vie, du pouvoir du récit. À la fin de cette conversation, on comprendrait que l’homme est Alexandre Dumas. Je suis un grand fan de Dumas. Le Comte de Monte-Cristo a été un de mes livres de chevet et je voulais que ce livre irradie toute l’œuvre, que l’âme de Monte-Cristo soit dans Le Porteur d’Histoire. (Interview accordée à Classiques & Contemporains)

      Le choix de placer Le Porteur d’histoire sous le patronage d’Alexandre Dumas n’est cependant pas le fait du hasard. L’écrivain célèbre du xixe siècle est auteur de romans historiques lus avec intérêt par des générations de lecteurs jusqu’à aujourd’hui : ses romans mêlent subtilement des faits historiques à une action romanesque de telle sorte que la frontière entre la fiction et la réalité paraît impossible à démêler. Comme dans les romans de Dumas, les personnages et les spectateurs se demandent au cours de la représentation si ce qu’on leur raconte est de l’ordre de la réalité ou de l’ordre de la fiction. Les événements se voient imbriqués les uns aux autres avec une telle cohérence, et ce, malgré les déformations et les raccourcis entraînés par les besoins de la scène, que l’ensemble a l’air vraisemblable. Cette fausse impression de vraisemblance relève en l’occurrence du caractère fragmentaire de l’intrigue composée des fragments de récit qui promènent les spectateurs non seulement d’un lieu à l’autre, mais aussi d’une époque à l’autre, en s’appuyant sur plusieurs personnages historiques. Si l’action commence en 2001 à Mechta Layadat en Algérie, elle remontera de manière épisodique jusqu’à l’époque de Marie-Antoinette et de la duchesse de Polignac, celle de Clément VI (1348) et enfin celle de Sixte II (IIIe siècle) ; elle sera déplacée dans les Ardennes, en Avignon ou au Canada. Mais tout va si vite que le spectateur n’est pas à même de questionner la véracité de la fiction parce que constamment sollicité pour recomposer le puzzle des histoires qui n’arrêtent pas de se superposer sans jamais aller jusqu’au bout. À l’instar de Dumas donc, et comme le dit L’Homme ou Martin Martin, chaque fragment crée un suspens qui oblige les personnages et les spectateurs à réclamer la suite.

Alia. ― Ah non ! On veut savoir la suite. […]
L’Homme. ― Tout à l’heure vous étiez là à dire « on est très mauvais public, ça nous intéresse pas », maintenant vous êtes prête à me déchiqueter pour savoir la suite et ça, c’est la règle numéro un du feuilleton, tel que l’a inventé Dumas, le suspens de bas de page, qui vous fait acheter le journal du lendemain pour avoir le chapitre suivant ! Le Comte de Monte-Cristo, Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Bragelonne… (Le Porteur d’histoire, scène 13)
 

      Au cœur de l’histoire portée par Martin, celle qui concentre toutes les ficelles, se trouve la légende d’Adélaïde Edmonde de Saxe de Bourville et de ses mystérieux carnets, découverts en 1988 par Martin creusant une tombe pour son père au fin fond des Ardennes. Ces carnets retracent les voyages censés être racontés par Adélaïde à un jeune homme de vingt qu’elle aurait rencontré dans une diligence en quittant le château de sa famille exterminée sous la Révolution, jeune homme qui n’est autre que le futur écrivain Alexandre Dumas. Ils doivent de plus mener à la source d’un gigantesque trésor soigneusement gardé et enfoui par la famille, trésor qui est à l’origine de la mystérieuse tribu des Lysistrates œuvrant pour la démocratie. C’est ainsi qu’en 1830, Jules de Polignac, un descendant de la duchesse de Polignac qui lui aurait appris l’existence de cet immense trésor perdu, aurait décidé l’invasion et l’occupation de l’Algérie qui ne s’est terminée qu’en 1962. C’est que les propos d’Alexandre Dumas au sujet d’Adélaïde de Saxe de Bourville partie à la recherche de son trésor ont été interceptés lors d’une fête donnée au Palais-Royal… Mais le hasard fera découvrir en 2008 que l’écriture d’un carnet d’Adélaïde gardée par Jeanne et celle d’Alexandre Dumas sont identiques ! Et pourtant la jeune fille diplômée de littérature ancienne retrouve la bibliothèque d’Adélaïde de Saxe de Bourville lorsqu’elle revient dans la maison familiale à Mechta Layadat. Rideau. Entre le pastiche de l’auteur du Comte de Monte-Cristo et l’existence de la bibliothèque plane ainsi un insoluble mystère : où se trouve la frontière entre la légende et l’histoire ? Et qu’en est-il de ces deux scènes de rencontre, scéniquement bien réelles, entre Alexandre Dumas et Adélaïde de Saxe de Bourville ? et de la scène où le jeune Delacroix peint celle-ci en Algérie ? et du trésor retrouvé par Martin sous un vieux chêne et qui revient à Alia, mère de Jeanne ? Une fiction historique bien agencée.

Le père. ― Vois-tu, il est de mon avis que chaque fiction cache un fait réel : l’Odyssée, l’Iliade, l’Énéide… Tous relatent des faits extraordinaires qui sont inspirés d’une réalité historique avérée. Eh bien, tous font mention des Lysistrates, de manière détournée, bien sûr, mais c’est pour moi la preuve de leur existence. (Le Porteur d’histoire, scène 36)

      Le dispositif scénique repose sur un nombre plus que limité d’accessoires. Le plateau serait quasiment nu si on ne voyait pas au fond un grand tableau noir à craie et un porte-vêtements placé à gauche de la scène. Quelques chaises et des costumes variés selon les époques représentées complètent cette scénographie minimaliste. Le reste est affaire d’éclairage, de fond sonore, de gestes et de mouvements des comédiens qui créent les espaces dramatiques évoqués grâce à leur seul jeu. Alia et Jeanne, lorsqu’elles reçoivent Martin dans leur maison à Mechta Layadat, n’ont pas besoin de tomates cerises ou de livres concrets pour faire comprendre au spectateur que Martin mange ou lit. Les trois personnages n’ont pas non plus besoin d’un avion pour montrer qu’ils le prennent : trois chaises, un fond sonore approprié et les gestes des comédiens qui inclinent le dos tout en tremblant suggèrent sans peine qu’ils s’envolent en direction d’Alger pour atterrir à Marseille, où ils sont reçus par un policier de la douane imitant drôlement l’accent marseillais. Aussi facilement que l’action traverse plusieurs lieux et plusieurs époques, aussi souplement les cinq comédiens ― deux femmes et trois hommes ― ne cessent de revêtir des costumes différents pour incarner une foule de personnages ordinaires et historiques.

      Ce Porteur d’histoire est une création savoureuse qui exploite à fond les possibilités du jeu scénique combiné à une action entraînante qui ne cesse d’intriguer à travers les coïncidences rendues parfaitement cohérentes. Si les personnages mettent en avant l’acte de raconter, Le Porteur d’histoire le théâtralise pour montrer sa puissance. Et la séduction amenée par le spectacle ne tarit pas même quand on le revoit plusieurs années plus tard !

Bande-annonce du Porteur d’histoire

Théâtre Espace Marais : Le Joueur d’échecs (Zweig)

      Le Joueur d’échecs est à l’origine une nouvelle de Stefan Zweig, reprise et adaptée à la scène par Claude Mann pour Sissia Buggy qui l’a créée au Théâtre Espace Marais avec trois comédiens dans les rôles du voyageur conteur (Philippe Houillez), de son ami, du champion d’échecs Czentovic (André Rocques) et du mystérieux Monsieur B. (Joseph Morana).

      Ceux qui connaissent cette dernière nouvelle que Zweig rédigea et envoya aux éditeurs peu avant son suicide doivent être piqués de curiosité en s’interrogeant sur les modalités de la transposition théâtrale d’un double récit : quels personnages paraîtront sur le plateau ? seront-ils amenés plus à raconter l’histoire qu’à la jouer pour la porter à la scène ? quels passages seront retenus ? l’action sera-t-elle fidèle ou non à l’œuvre originale ?… Si ces démarches discutables risquent toujours d’agacer les spectateurs lecteurs scrupuleux à cause des choix liés à la nécessité de sacrifier certains faits de l’histoire, une telle transposition permet en même temps d’exploiter la polysémie d’un texte littéraire, de jouer finement avec des passages clés, de souligner leur tension dramatique et d’aller plus vite sur certains détails, de resserrer l’action et moduler le suspens. La nouvelle de Zweig pose une difficulté pour l’adaptation du long récit du mystérieux joueur d’échecs, enchâssé dans celui du voyageur qui raconte son incroyable rencontre avec lui sur un paquebot de luxe naviguant vers Buenos Aires. La dramaturgie de ces dernières décennies a cependant habitué les spectateurs aux sauts dans le temps ou aux retours en arrière, à un va-et-vient dynamique entre plusieurs lieux et entre des époques différentes, le présent et le passé. La réussite de la transposition d’un texte narratif à la scène ne tient donc désormais qu’à la virtuosité du dramaturge et du metteur en scène. À la libre appréciation du spectateur, selon ses goûts esthétiques, d’adhérer ou non à leur entreprise créatrice. Le travail de la charismatique metteuse en scène Sissia Buggy est loin d’être décevant : sa mise en scène palpitante entraîne vivement le spectateur dans un combat bouleversant d’un homme aux prises avec lui-même.

      La petite salle du Théâtre Espace Marais avec ses trois rangées de sièges se prête particulièrement bien à l’histoire quasiment intime du Joueur d’échecs malgré une relative ouverture de l’espace fictif que renferme l’intrigue : un paquebot de luxe accueillant une foule de passagers qui y fourmillent lors de la traversée. La scénographie minimaliste recrée l’ambiance de cette traversée avec des sons et des bruits typiques et une lumière tamisée tirant d’abord vers le bleu foncé. Sur le rythme d’une chanson allemande, deux comédiens, le voyageur conteur et son ami, entrent sur une plate-forme haute, protégée par une balustrade, donnant l’impression de se promener sur le pont ou sur le bord d’un bateau, avant de descendre sur la scène par deux escabeaux appuyés contre le fond décoré de pièces d’échafaudage. C’est alors qu’ils pénètrent dans l’espace situé au niveau des spectateurs et qui servira plus tard de salon de jeu. Sans grands moyens : trois fauteuils disposés de part et d’autre suggèrent les lieux dans lesquels évoluent quatre personnages retenus du Joueur d’échecs. À l’occasion, une table de jeu recouverte d’une nappe vermeille viendra compléter ce décor dépouillé, plongé tout au long de l’action dans le clair-obscur amené par un jeu de couleurs bleu et rouge. La scénographie fait ― heureusement ― l’impasse sur le luxe évoqué dans le texte, puisque les décors inspirent davantage une certaine pauvreté des lieux. Le dépouillement accentue en revanche le côté mystérieux de l’histoire de Monsieur B. venu troubler une partie d’échecs comme un revenant hanté par son passé à la recherche de lui-même.

Philippe Houillez – Joseph Morana – André Rocques

      Que certains passages du texte soient enregistrés et diffusés grâce à la voix off, ou que d’autres soient même supprimés, ne gâche rien à l’adaptation du Joueur d’échecs de Zweig. L’action prend au contraire de l’envol tout en avançant à un rythme endiablé, restituant la rapidité observée dans son écoulement à la lecture. Aucun détail superflu ne la ralentit contrairement même à ce qu’on pourrait attendre d’une partie d’échecs susceptible de paraître ennuyeuse aux non-initiés. Les courts passages lus par la voix off n’arrêtent pas le jeu : les comédiens prolongent cette lecture en les mimant. S’ils s’assoient parfois pour raconter eux-mêmes, ce n’est jamais pour longtemps : les faits évoqués dans leurs récits donnent aussitôt lieu à une action. Les parties d’échecs ne s’enlisent non plus dans un statisme mortel. Elles sont d’abord vivement commentées par le voyageur et Monsieur B. qui prodigue ses conseils pour sauver l’équipe réunie autour de l’arrogant McConnor contre le champion du monde Czentovic. On est d’autant plus curieux d’observer les réactions de ce dernier, l’interprétation que lui prête André Rocques, que la personnalité de Czentovic attise des rumeurs désobligeantes sur sa stupidité, sa rudesse et sa cupidité. Il en naît un jeu fascinant qui confronte le champion réputé pour son regard vide et fort de son succès à un homme troublé par son histoire personnelle. Les parties d’échecs sont ensuite scandées par la nervosité grandissante de Monsieur B. qui joue toujours rapidement et qui ne parvient pas à faire face à la lenteur retorse de Czentovic intéressé à déstabiliser son adversaire.

      Si l’action ralentit çà et là, c’est pour souligner les étapes notables dans le parcours du mystérieux joueur. Comme à la lecture de la nouvelle de Zweig, le voyageur conteur et son ami portent d’abord leur regard sur le seul Czentovic présent sur le paquebot. Mais l’action dramatique telle que manipulée par Claude Mann accélère l’exposition de ces prémices de l’histoire pour mettre au centre de l’intérêt le destin de Monsieur B. et sa tentation de jouer contre un partenaire réel, dont les coups ne sont pas d’emblée appris par lui parce qu’inscrits dans le palmarès des meilleures parties jouées au championnat. Joseph Morana montre d’abord une curiosité détachée et joviale pour la partie d’échecs. Il semble s’amuser du changement observé dans l’attitude de Czentovic dès lors qu’il s’aperçoit que ses conseils renversent le déséquilibre entre les joueurs. Mais son jeu évolue lors de la deuxième partie, le lendemain, après le récit de son apprentissage des échecs dans une chambre isolée où il s’était vu incarcéré par les nazis pendant des mois. Il l’adapte à la situation qui veut que Monsieur B. retombe dans son délire malgré l’interdiction de son médecin de jouer. Joseph Morana convainc dans son rôle en réussissant à doser son irritation montante contre la lenteur calculée de Czentovic impassible. Il tape des mains contre la table, il hausse le ton, ses mouvements deviennent de plus saccadés, son regard halluciné se vide progressivement. Sauvé in extremis par le voyageur conteur averti de son mal, il retrouve la voix grave et le sérieux du début de la partie pour disparaître à jamais.

      Ce Joueur d’échecs de Zweig porté à la scène par Sissia Buggy permet alors au lecteur spectateur non seulement de confronter la manière dont lui-même avait imaginé les scènes jouées à ses yeux, mais aussi de les apprécier telles qu’interprétées par les comédiens. La mise en scène équilibrée et le jeu brillant des comédiens sont tout à fait à la hauteur du célèbre romancier.

Théâtre de la Colline : Littoral

      Avec la création de Littoral, Wajdi Mouawad revient sur un texte qu’il a écrit et mis en scène il y a plus de vingt ans au Festival Théâtres des Amériques (1997), puis repris en 2009 pour le Festival d’Avignon. Cette nouvelle création, présentée à La Colline – théâtre national, intervient dans un contexte particulier : Wajdi Mouawad choisit Littoral pour rouvrir le théâtre dont il est directeur après une fermeture liée à une crise sanitaire sans précédent.

     Ce n’est pas la première fois qu’un metteur en scène réputé revient sur le texte qu’il a déjà monté : Antoine Vitez, par exemple, avait créé La Mouette de Tchekhov deux fois, Électre de Sophocle trois fois. Il ne s’agit bien sûr pas de la reprise d’une même mise en scène mais d’une véritable refonte de la pratique et de l’esthétique dramatiques qui évoluent au cours de la vie de chaque metteur en scène. Les critiques, les recherches, les nouvelles expériences, les tendances d’une époque, parfois des rencontres inespérées ou des événements marquants, tout un parcours artistique personnel influe alors sur la manière de penser et repenser le théâtre et le texte. Si Wajdi Mouawad décide de dépoussiérer Littoral, c’est parce que cette pièce phare de son répertoire, la première de la tétralogie Le Sang des promesses, aborde plusieurs questions douloureuses en résonance avec notre présent immédiat : le rapport de la jeunesse à la mort, à la mémoire, à l’identité, la difficulté de se raconter, mais aussi l’impossibilité d’aimer, la violence, la guerre. C’est loin d’être la démarche d’un créateur imbu de son œuvre : Wajdi Mouawad avoue au contraire l’impuissance même d’écrire un nouveau texte suffisamment puissant par manque du recul dont on a besoin pour témoigner avec noblesse sur ce que l’on vient de vivre. Le choix est à juste titre tombé sur Littoral, eu égard à la portée universelle de ce texte « ancien » devenu un « classique contemporain », puisqu’il n’est plus rare de l’étudier au collège ou au lycée. Cette nouvelle création, totalement imprévue dans la programmation 2019/20, se trouve ainsi « à la croisée des chemins », celle de hasards, de rencontres et d’événements, permettant à l’auteur metteur en scène d’explorer les possibilités idéologiques et scéniques de sa propre pièce.

« Au cours de ces deux mois [de confinement] qui viennent de passer, [la mort] fut si présente et si quotidienne. Nous avons dénombré les morts, nous avons décompté les morts, nous avons observé les courbes, nous avons suivi les pics, nous nous sommes épris de ses statistiques, oubliant qu’à chaque mort il s’agissait d’un chagrin et qu’à chaque mort il s’agissait d’un humain souvent s’en allant seul sans personne pour lui tenir la main. Voilà pourquoi, bien plus que la fête et bien plus que la reprise de nos habitudes, bien avant l’angoisse économique, peut-être est-il davantage temps de mettre la mort au centre de l’été. La regarder autrement. Poétiquement, symboliquement, sacrément, mystérieusement. Une façon d’assumer le traumatisme imperceptible que nous avons vécu, traumatisme qui ne dit pas son nom. » (Wajdi Mouawad, Dossier de presse pour Littoral, 2020, p. 3.)

     La toute première originalité dans la reprise de Littoral tient à une double distribution, l’une essentiellement féminine et l’autre essentiellement masculine, propre aussi bien aux créations précédentes qu’au texte imprimé. Les conséquences d’une telle métamorphose se font immédiatement sentir sur la manière dont on appréhende le bouleversement vécu par le personnage principal et sa quête qui se mesure sur plusieurs plans anthropologiques. Le spectacle et le texte ne résonnent pas de la même façon selon que ce personnage principal est un homme ou une femme, de plus accompagné par une sorte d’alter ego venu d’un ailleurs mystique, peut-être de l’inconscient, qui matérialise, pour les spectateurs/lecteurs, ses fantasmes ou ses cauchemars et qui lui permet de dialoguer avec lui-même comme avec un confident de la tragédie classique. Wilfrid devient ainsi Nour, alors que chevalier Guiromélan est transformé en chevaleresse Bérangère ; pour les autres personnages, ceux que rencontre Wilfrid/Nour au cours de son périple et qui l’aident à chercher un endroit pour enterrer son père, le sexe a moins d’importance. Si Wilfrid, en manque de repères personnels, paraissait plus fragile qu’ébranlé par la mort de son père qu’il n’a pas vraiment connu, Nour qui s’est substituée à lui étonne au contraire par son courage au regard de sa détermination à surmonter les obstacles sociaux plus lourds de conséquence pour une jeune fille que pour un jeune homme. On n’échappe certes pas aux stéréotypes de genre, mais ce n’est pas le but de cette double distribution : loin de subir une uniformisation fanatique, les deux sexes ont le plein de droit à leur spécificité naturelle.

     La mise en scène de Wajdi Mouawad joue, d’autre part, finement avec les codes du théâtre qu’elle ne laisse pas de détourner pour stimuler l’imagination du spectateur amené à reconstituer l’histoire de Nour en quête d’elle-même. Le rideau en bois noir se lève ainsi en grinçant sur une scène noire entièrement vide, simplement plongée dans une brume artificielle. Et elle reste vide pendant quelques instants, jouant peut-être avec l’impatience des spectateurs de retrouver les salles… Mais ce choix scénographique est davantage lié à la portée universelle de la fable qui fait abstraction de tout ancrage spatio-temporel : il n’y a que les prénoms des personnages qui permettent de vaguement situer l’action au Proche-Orient. Les comédiens apparaissent ainsi sur scène comme s’ils venaient de nulle part ou d’un rêve/cauchemar. Leurs silhouettes virevoltantes s’approchent de la rampe pour donner corps à ceux qui vont incarner les personnages et partager par-là un témoignage douloureux. C’est eux-mêmes qui délimitent l’espace de jeu avec des bandes blanches autocollantes au son rythmé émouvant d’un instrument à cordes frottées traditionnel. C’est eux-mêmes qui choisissent les accessoires et les vêtements accrochés aux cintres qui descendent l’un après l’autre jusqu’au plateau. Puis, Nour, habillée d’un pantalon kaki et d’un débardeur noir, cheveux frisés reliés par un chouchou en velours vermeil, se met à raconter au juge absent de scène comment elle a appris la mort de son père, lors d’un coït à trois heures du matin, et le spectacle commence. La scène restera un terrain de jeu dépouillé de tout décor jusqu’au dénouement, aménagement scénique qui exhibe le jeu des comédiens jusqu’à la moelle dans la mesure où tout repose désormais sur la seule virtuosité.

« Ma requête est simple, monsieur le juge. Je demande la permission de rapatrier le corps de mon père. Il est vrai que mon père n’est pas un chef d’État ni une personnalité d’importance civile, mais pour moi, ce serait une façon de réconcilier les morts et les vivants. Les vivants ont de la peine, mais les morts c’est important aussi. Les morts n’ont pas d’âge, vous savez, alors il faut les aider à trouver le repos. Mon père n’a pas vécu ici, son amour est là-bas, son bonheur est là-bas. Tout est prêt. J’irai au pays natal de mon père, jusqu’au village qui l’a vu naître, haut perché sur les montagnes, et je trouverai un lieu de repos pour son âme. Je peux partir dès ce soir, il ne manque votre autorisation. Voilà. Je vous ai tout raconté. » (Littoral, personnage de Wilfrid (celui de Nour dans la présente mise en scène), p. 62-63.)

     La théâtralité s’expose sans artifice aux yeux des spectateurs pour leur rappeler qu’ils restent au théâtre et qu’on va leur « raconter » une histoire. Cette déréalisation de l’action scénique repose d’emblée sur un enjeu narratif : en plus, certes, du voyage qu’entreprend Nour pour enterrer le corps de son père dans le pays où celui-ci est né, l’action ménage les rencontres impossibles entre les vivants et les morts, entre les vivants et leurs doubles imaginaires, elle est scandée par des retours en arrière qui aident Nour à connaître son père, sa mère, ses origines, à comprendre d’où elle vient. Deux apparitions l’accompagnent tout au long de l’action : chevaleresse Bérangère qui la protège en lui prodiguant des conseils, et le père qui lui révèle progressivement son histoire impossible avec Jeanne, sa femme morte peu après la naissance de Nour. Si la chevaleresse revient chaque fois avec un grand fracas empreint de parodie pour rompre une situation embarrassante qui semble sans issue pour Nour, les moments passés avec le père représentent, quant à eux, une source d’émotion particulière. La scène de la lecture des lettres jamais envoyées est d’une beauté irrésistible au pathétique : le père mort en retrait regarde la fille découvrir les lettres qu’il lui écrivait à tous les anniversaires, alors que deux autres comédiens démultiplient le personnage, l’un qui lit et l’autre qui interprète l’histoire d’amour avec Jeanne. Ces lettres resteront symboliquement éparpillées sur scène comme les traces d’un passé exhumé qui conduisent Nour au pays d’où le père et la mère avaient fui à cause d’une violente guerre civile ― c’est avec évidence celle au Liban qui inspire Wajdi Mouawad.

« On a tous besoin d’un miracle. Vous, les vieux, vous l’avez eu votre miracle, il y a longtemps, puisque vous avez connu le pays avant la guerre, mais moi, je suis née dans les bombes, mais je suis sûre que la vie, c’est autre chose que les bombes, que ça peut être autre chose, mais je ne sais pas quoi. » (Littoral, personnage de Simone, p. 74.)

     Simone, Amé, Sabbé, Massi et Joséphine font plus que suivre Nour dès lors qu’elle revient au pays de ses ancêtres : ils portent le témoignage de cette guerre qui les a violemment privés aussi bien de leurs proches que d’eux-mêmes. Ils portent la mémoire de ceux qui ont disparu et qu’il ne faut pas oublier. Ils aident autant Nour à comprendre qu’ils ne bouleversent les spectateurs par l’horreur de ce qu’ils ont du mal à dire. Ils relèvent ce cheminement vers le lieu d’enterrement, lieu d’apaisement et de réconciliation avec le passé traumatisant, d’une poésie paradoxale : le chant, le rire, la récitation…  Ils cheminent vers le littoral imaginaire qu’ils recréent avec du scotch bleu.

     Avec trois fois rien, les comédiens sous la baguette magique de Wajdi Mouawad frappent les spectateurs, pendant presque trois heures, autant par leur virtuosité que par une force impressionnante de l’histoire de ce Littoral remis en scène. Quel bonheur que de retourner au théâtre pour faire le deuil d’une crise sanitaire traumatisante ?!

Joël Pommerat : Pinocchio

      Pinocchio est une réécriture du conte éponyme de Carlo Collodi par Joël Pommerat, créée à Odéon-Théâtre de l’Europe (>), il y a déjà plus de dix ans, le 8 mars 2008. La plate-forme theatre-contemporain.net a récemment mis en ligne la captation de cette création.

      L’histoire de Pinocchio fait partie du patrimoine culturel que l’on découvre dès le plus jeune âge. Tous connaissent l’histoire comique de ce jeune garçon-marionnette qui fait maladroitement l’apprentissage de la vie à travers les mensonges qui le conduisent d’aventure en aventure, de catastrophe en catastrophe ou d’épreuve en épreuve jusqu’à sa métamorphose finale en un véritable garçon en chair et en os. C’est de cette histoire rocambolesque que s’est emparé Joël Pommerat avec son adresse habituelle pour la transposer à la scène. Il faut sans doute de l’audace pour oser reprendre un conte aussi connu et pour en proposer une réécriture personnelle et ce, d’autant plus pour un dramaturge et metteur en scène renommé. Une simple transformation d’un texte narratif en un texte dramatique ne peut renfermer qu’un mince intérêt pédagogique, risquant de passer inaperçue et d’être répertoriée parmi d’autres réécritures dont l’abondance met plus en valeur la richesse intrinsèque de l’œuvre originelle que la valeur littéraire de la nouvelle. Le travail de Joël Pommerat ne se réduit bien sûr pas à une telle platitude. Il explore, au contraire, à travers l’histoire de Pinocchio, les possibilités esthétiques de l’écriture scénique contemporaine. Il s’aventure, avec le célèbre pantin au nez qui s’allonge à chaque nouveau mensonge, sur une pente dramaturgique originale dans l’esprit de sa première réécriture de conte, Le Petit Chaperon rouge, qui avait déjà marqué un grand succès auprès du public et de la critique. Pour en juger, il faut évoquer conjointement l’écriture dramatique et l’écriture scénique qui vont de pair dans l’émergence de chaque nouvelle pièce de Pommerat (cf. l’écriture de plateau). La mise en scène, fascinante, qui en résulte attire l’attention par sa dimension « spectaculaire » qui n’est pas sans conséquence sur la réception de l’œuvre et la perception de la réalité.

      Au lever du rideau, la scène s’ouvre sur le plateau qui ressemble à une arène de cirque suggérée par un simple éclairage en rond, marqué au sol, devant le rideau clair sur lequel se profilent des ombres et derrière lequel on perçoit aussitôt des êtres mystérieux. Toute l’action de Pinocchio se déroule dans un cadre à une théâtralité exacerbée. Le déroulement du « spectacle » tient à une succession plus ou moins rapide de scènes juxtaposées les unes après les autres, régies par la baguette du présentateur qui ouvre et accompagne ce « spectacle » de sorte que le spectateur ne le perdra pas de vue. Des rideaux se succèdent à d’autres rideaux toujours dans la même tonalité qui, au niveau de l’éclairage, instaure le contraste entre le noir sombre dominant et les couleurs ocres ou claies qui laissent apparaître les personnages comme des fantômes sortis d’un univers singulier mais familier pour le spectateur. Ces choix matériels amènent une ambiance d’étrangeté qui persiste jusqu’à la fin de la représentation et ce, même pendant les scènes susceptibles de susciter le rire.

      L’organisation du « spectacle » repose sur les épaules du présentateur-régisseur, incarné par Pierre-Yves Chapalain dont la voix grave lui confère un caractère à la fois sérieux et troublant. Vêtu d’un pantalon brun en laine, le torse nu, la tête rasée, un corps légèrement vieilli, Pierre-Yves Chapalain crée un personnage qui établit le contact direct avec les spectateurs auxquels il s’adresse explicitement au micro pour leur « raconter » sa propre histoire. Il laisse d’emblée entendre que Pinocchio, c’était lui-même il y a longtemps déjà, ce qui semble justifier son rôle singulier au sein de l’action scénique. C’est ainsi que le « spectacle » mêle finement le récit et les épisodes clés de l’histoire. Le présentateur-régisseur s’impose comme l’élément qui relie les différents fragments étalés sur un axe temporel étendu en une unité organique. Il ne s’agit pas seulement pour lui de faire avancer l’action dramatique ou de résumer ce qui serait fastidieux de montrer sur scène. Ses interventions régulières confèrent par ricochet à l’action une forte dose de véracité et une dimension troublante.

« Pinocchio de Joël Pommerat, Théâtre de l’Odéon, Cie Louis Brouillard, 2008

      S’il n’y a aucun doute sur le caractère entièrement fictif de l’histoire du pantin taillé dans le bois qui finira par se métamorphoser en être humain, la monstration des artifices du théâtre entraîne un étrange effet de retournement de l’illusion théâtrale. Dans sa première intervention, le présentateur-régisseur insiste sur l’importance de « ne jamais mentir », de « jamais dévier de la vérité ». Il rappelle de plus au spectateur qu’il se trouve dans une salle de théâtre et qu’il lui raconte, selon ses propres mots, une « histoire extraordinaire et véridique à la fois ». Ce refus explicite d’une mise en scène naturaliste qui cherche traditionnellement à enfermer le spectateur dans l’illusion de la vérité de l’action représentée a pour conséquence que l’action scénique ou le jeu qui la déploie n’est perçue que comme du théâtre et par-là comme véritable. Le metteur en scène peut dès lors se laisser aller à l’utilisation libre de toute convention propre au jeu théâtral. Le comédien déguisé en Pinocchio ne paraît ainsi ni plus ni moins vrai qu’un comédien déguisé qui interprète un personnage de pure fantaisie. L’homme âgé, Gepetto dans le conte de Collodi, fait semblant de tailler le bois aux cris stridents de Pinocchio naissant et au son enregistré de la tronçonneuse sans aucune suspicion de mensonge. Les figurines nues aux têtes sans yeux et sans bouche sont disposées sur les bancs d’une salle de classe imaginaire pour suggérer l’univers de l’école parce que la vérité s’est déplacée de l’action fictive dans le jeu qui représente cette action. Ce qui change donc ici, c’est le rapport du spectateur au réel qui est véritablement réel : personne ne croit une seconde que l’action fictive puisse l’être, alors que le jeu lui-même l’est avec évidence.

      Ce qui est surprenant dans cette création de Pinocchio, c’est d’autre part le fait que les scènes que l’on pourrait trouver drôles ne le sont finalement pas et que l’on n’est moins amusé qu’ému par l’histoire du pantin ou celle, en réalité, du présentateur-régisseur qui n’arrête pas de nous parler. Pourquoi ne rit-on pas quand Pinocchio réclame à manger à son père avec une insolence désinvolte ? ou quand il se fait drôlement attraper, deux fois même, par les escrocs ? ou quand le mauvais élève brave effrontément le maître d’école ? ou quand lui et Pinocchio se réveillent avec des oreilles d’âne ? Ce rire châtré doit tenir à l’effet de cette tonalité grotesque qui mélange certes le comique et l’étrange mais qui tire à l’émotion eu égard à la souffrance exprimée par la voix grave du présentateur-régisseur engagé à raconter une « histoire véridique », celle de ses errements qui l’ont conduit à éprouver la douleur malgré l’arrogance avec laquelle Pinocchio a l’air d’assumer ses actes jusqu’au moment où il promet à la Fée de changer. C’est aussi que certains de ces errements vont peut-être jusqu’à tendre un miroir déformant à l’expérience propre du spectateur : qui n’a jamais eu honte de se retrouver sans argent ? qui n’a jamais répondu au maître ? qui ne s’est jamais fait bêtement arnaquer ? … vous aussi ?

      Pour résumer l’effet produit par cette création de Pinocchio par Joël Pommerat, il s’impose le terme discrètement glissé au début de notre article : fascinante ! On ne pourra jamais assez insister sur la beauté du spectacle de même que sur la portée humaine de l’histoire « racontée ».

Entrée libre : la présentation de Pinocchio de Joël Pommerat