Archives par mot-clé : théâtre classique

Le Roi Lear, mise en scène par Georges Lavaudant

      Metteur en scène mythique, Georges Lavaudant présente, au Théâtre de la Ville, une nouvelle création du Roi Lear (>). C’est sa troisième version de cette célèbre tragédie de Shakespeare dont le rôle-titre revient cette fois-ci à Jacques Weber. Elle est jouée hors les murs, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, dans une mise en scène épurée dont les rouages ne manquent pas de faire un délicieux froid dans le dos. Le pari gagné de Georges Lavaudant dans cette troisième version du Roi Lear tient à une sobriété scénographique qui induit une impressionnante manipulation de l’espace et de la lumière et qui invite ainsi les comédiens à déployer leur talent sur un plateau quasi nu.

      Les tragédies de Shakespeare ne cessent de nourrir notre imaginaire malgré leur caractère historiquement daté. Elles portent souvent sur scène l’histoire d’un roi déchu, violemment confronté aux affres du pouvoir dont les rênes lui tombent des mains, à cause du défaut d’excès ou le péché d’hybris. Dans le cas de Lear, cette démesure se cristallise dans une trop grande confiance suscitée par un amour paternel aveugle, non payé en retour en raison d’une double volonté de puissance qui rompt radicalement avec les règles du jeu fondées sur l’honnêteté et la gratitude. La déception de Lear, trahi par ses deux filles aînées, le conduit non seulement à une déchéance matérielle et physique, mais aussi à une flétrissure morale et intellectuelle aux allures de folie. Le déchirement émotionnel qui en découle est doué d’une dimension humaine propre à l’expérience de tout un chacun, mais situé dans un univers délétère qui concentre spectaculairement les plus hautes ambitions politiques, il se charge d’une résonance étourdissante qui subjugue l’esprit par le dévoilement minutieux de la noirceur la plus repoussante de plusieurs perfidies orchestrées en cascade. La force du Roi Lear qui fait son succès depuis des siècles repose sur cette confrontation brutale d’un roi fondamentalement bon, mais non sans défauts, à un entourage familial noyé dans une hypocrisie viscérale qui se solde par une série de morts non manichéennes.

      L’aménagement de l’espace scénique doit évoluer naturellement au cours de la représentation suivant le déroulement de l’action découpée en actes et en scènes sans respecter l’unité de lieu : au regard de cet enjeu dramaturgique typique de l’esthétique baroque, la sobriété scénographique arrêtée pour la mise en scène de Georges Lavaudant favorise d’emblée des changements fluides et efficaces de manière à rendre opaque le découpage en actes. Ce faisant, elle semble mettre sur le même pied d’égalité les scènes publiques et privées, soigneusement distinguées sur un plateau aménagé selon la dramaturgie élisabéthaine, comme si elles devaient toutes se valoir pour converger avec une plus grande limpidité au même dénouement à la fois tragique et libérateur. Quelques rares scènes d’intérieur ont simplement lieu devant une toile blanche baissée au milieu du plateau, ce qui accentue leur côté intime. Si un certain découpage continue, malgré tout, à structurer l’action scénique au regard des entrées et des sorties des personnages, il se dilue dans une musique classique de fond qui retentit à ces moments-là pour renforcer le sentiment de l’angoisse qui se dégage de la teneur glaçante des propos.

      La scénographie tend ainsi à abolir toute idée de hiérarchie en soulignant l’unité organique et indivisible de l’action dramatique : qu’ils soient princes, ducs, ou bâtards, tous les « méchants » montrent qu’ils se valent lorsqu’ils perturbent l’ordre établi sur la loyauté, l’équité et la fidélité. Le même espace scénique se transforme ainsi a minima à l’aide de quelques décors et accessoires pour s’imposer comme une arène ou un champ de bataille des passions qui dominent les personnages.

Roi Lear
Le Roi Lear, mise en scène par Georges Lavaudant, Théâtre de la Ville © Jean Louis Fernandez

      Au lever du rideau, la scène représente de façon symbolique la salle du trône où a lieu la délibération sur la passation de pouvoir entre Lear et ses trois filles : un grand tapis rouge déroulé sur le devant de la scène d’un bout à l’autre, quatre chaises en bois dont l’une recouverte par un manteau d’hermine et précédée d’une table basse, un vidéo projecteur placé sur un support pyramidal qui est censé montrer les territoires partagés par Lear. Réutilisé à plusieurs reprises, notamment à l’occasion des scènes de délibération, l’éclairage latéral venant du côté cour confère à cette première grande scène une ambiance maléfique renforcée par la coloration gris-vert d’un sol éclatant.

      Il en va de même lors de la scène où Edmund réussit à tromper son père, duc de Gloucester, sur les intentions faussement parricides de son frère. Cette scène, comme celle dans laquelle le bâtard Edmund expose opportunément ses motifs à travers un monologue saisissant, se déroule sur un plateau entièrement vide en accentuant discrètement son côté théâtral. S’il s’agit bien de « démasquer » la prétendue trahison d’Edgard, la porte de fond à deux battants, les costumes ― Edmund est par exemple habillé d’une chemise blanche, les manches retroussées, et d’un pantalon noir soutenu par des bretelles blanches ―, la nudité criarde de la scène et une luminosité tamisée tirant sur le gris pour contraster avec le fond noir donnent l’impression que les personnages se trouvent paradoxalement sur un plateau de cirque dégagé et que toute tromperie est ainsi une affaire de mots et de postures. Les scènes de falaise se passent également de tout élément de décor particulier pour livrer Lear, mais aussi Gloucester, à une misère existentielle soulignée à travers une nudité éclatante mise en valeur par l’éclairage : la parole, le geste et les haillons dont ils sont vêtus confèrent à leur détresse une résonance métaphysique très forte.

Roi Lear
Le Roi Lear, mise en scène par Georges Lavaudant, Théâtre de la Ville © Jean Louis Fernandez

      Deux moments charnières introduisent cependant dans cette scénographie épurée des effets spectaculaires obtenus grâce à une lumière éblouissante : l’éclat d’un orage, quand Lear devient fou, et la bataille finale, qui conduit au dénouement. S’ils frappent par leur intensité lumineuse, mais aussi sonore, ils sont courts et restent efficaces pour marquer des points de rupture dans l’action. Les déchets tombés des cintres, répandus sur le sol pendant la bataille, rompent dans le même temps avec le début policé de la scène située dans la salle du trône, mais aussi avec la sobriété décorative : ils engloutissent symboliquement Lear mort dedans tout en signifiant par-là l’écroulement définitif de l’ancien ordre bouleversé par des rivalités fratricides. Dans la mise en scène de Georges Lavaudant fondée sur un habile jeu de lumière, tout élément matériel introduit se charge ainsi d’une valeur expressive tout en se détachant avec force sur un fond dépouillé.

      C’est ainsi que le jeu des comédiens gagne en expressivité, dans la mesure où leurs mouvements et gestes doivent s’approprier l’espace à chaque nouvelle scène pour lui donner une signification. Ils s’acquittent de leur rôle avec bravoure, certains d’entre eux étant amenés à en endosser plusieurs et à créer ainsi des personnages épisodiques. L’ensemble a pourtant l’air cohérent et synchronisé. Si le roi Lear de Jacques Weber concentre les regards, d’autres rôles ne manquent pas d’offrir d’excellentes occasions pour briller. Thibault Vinçon, dans celui d’Edgard, s’empare du sien avec souplesse : il convainc avec aisance notamment à travers son double jeu lorsqu’Edgard, déguisé en mendiant, fait semblant d’être fou pour aider Lear et son père, mais aussi pour venger son déshonneur. Astrid Bas, comme Goneril, crée une intrigante féroce dont la posture imposante et le regard assassin collent à merveille à cette fille aînée de Lear. Manuel Le Lièvre se distingue, quant à lui, dans le rôle d’un fou truculent, haut en couleur, grâce au sens de la repartie placé avec justesse non seulement sur le plan de la parole, mais aussi à travers des parades chantées qui suscitent le rire. Babacar M’Baye Kall incarne Kent avec une assurance équilibrée. François Marthouret apparaît dans le rôle de Gloucester en soulignant avec élégance la faiblesse touchante de son caractère. Jacques Weber, enfin, crée un Lear d’une prestance indétrônable mais nuancée en variant adroitement les tons : il réussit en particulier à maintenir le doute sur la folie du roi ébranlé dans son amour paternel, si bien que le spectateur ne sait pas si Lear fait semblant d’être fou ou si et à quel moment il le devient vraiment.

      Georges Lavaudant propose, dans cette troisième version du Roi Lear, une nouvelle relecture tout à fait convaincante et saisissante : il met l’accent sur le jeu des comédiens en libérant le plateau de décors inutiles et en misant sur des effets de lumière, ce qui lui permet de ménager quelques moments intenses pour laisser ensuite les comédiens porter le poids du destin de Lear et de son entourage royal.

Théâtre Hébertot : L’Importance d’être constant

      Le Théâtre Hébertot ouvre la nouvelle saison théâtrale en mettant à l’affiche la plus célèbre parmi les pièces d’Oscar Wilde : L’Importance d’être constant (The Importance of Being Earnest)… dans une superbe mise en scène à couper le souffle, signée par Arnaud Denis (>).

      Le Mari idéal (1895) et L’Importance d’être constant (1895) comptent depuis longtemps parmi les pièces d’Oscar Wilde les plus jouées dans le monde entier. Et cela pour cause : il ne s’agit pas de simples comédies de boulevard à la Feydeau fondées sur des intrigues amoureuses croisées à la faveur de plusieurs quiproquos et de scènes de reconnaissance. L’Importance d’être constant y ressemble sans doute d’une certaine manière grâce au personnage de L'Importance d'être constantséducteur Algernon Moncrieff connu dans la haute société londonienne pour ses aventures galantes et pour sa propension à l’oisiveté, mais aussi à travers celui de Jack Worthing qui s’est créé une double identité pour préserver sa réputation quand il a envie de sortir à Londres pour se délasser de la campagne où il vit avec sa pupille. L’intrigue renferme en outre une scène de reconnaissance on ne peut plus romanesque dans la mesure où l’action conduit in extremis à la révélation de la naissance de Jack Worthing considéré comme un orphelin parce qu’autrefois trouvé dans un sac de voyage à la gare Victoria : sa reconnaissance comme le fils égaré de la sœur de Lady Bracknell et par-là comme le frère aîné d’Algernon permet en effet de dénouer l’action avec une double promesse de mariage. Cette action est dans le même temps soutenue par l’aspiration des deux jeunes hommes devenus amis à se marier selon le choix de leur cœur, alors qu’ils rencontrent un fâcheux obstacle dans les convictions nobiliaires de Lady Bracknell farouchement attachée à préserver la pureté de son rang social. Mais l’intérêt de la pièce d’Oscar Wild ne repose pas entièrement sur la disposition de cette intrigue érotico-galante qui brasse avec virtuosité plusieurs traditions comiques : son ingéniosité tient précisément à l’imprégnation de l’action dramatique par une forme d’humour mordant, prétendument « british », qui paraît totalement désinvolte et qui ne manque pas de tourner copieusement en ridicule tous les clichés de la société anglaise. C’est sans doute dans la manipulation et le dosage de cet humour mordant que réside la réussite d’une mise en scène de L’Importance d’être constant : une pièce trop bien faite, tant au niveau de l’inventio et du dispositio que sur le plan de l’elocutio, n’attend de fait pour être jouée que la mise en place d’un rythme entraînant soutenu par l’habileté d’un jeu comique. C’est exactement ce qu’a réussi à trouver Arnaud Denis entouré d’excellents comédiens qu’il dirige avec une justesse extraordinaire.

« Dans le mariage, à deux on s’ennuie, à trois on s’amuse. »

      S’agissant de la scénographie, Arnaud Denis opte pour un aménagement classique sans une recherche particulière de décalage spatio-temporel ou d’écart esthétique. Il met l’accent sur le côté visuellement attrayant de sa mise en scène : la belle affiche avec Evelyne Buyle, mise en avant et entourée de trois autres comédiens habillés en gala, annonce d’emblée cet aspect classique, lisible dans les costumes élégants historiquement marqués, mais aussi dans l’attitude fière des personnages dont les regards pleins d’assurance attirent les spectateurs pour les inviter à venir au théâtre. Comme le promet cette affiche, Arnaud Denis relève le défi dramaturgique sans décevoir leur espoir de découvrir un spectacle plein de finesse. Il met en place deux types de décors qui accentuent le passage d’un cadre tant soit peu réaliste à un univers plus romanesque, voire pastoral. Si, selon les indications scéniques, le premier acte se situe dans un salon pompeux à l’anglaise, l’action des actes II et III se déroule en plein air dans le jardin de la maison de campagne où vit Jack Worthing avec sa pupille Cecily. Ce salon, pièce de réception d’Algernon, ressemble à celui de l’époque victorienne : des boiseries en relief, tendues de papier peint gris clair et vert foncé, incrustées de plusieurs tableaux qui représentent les personnages eux-mêmes, et entrecoupées par des baies vitrées voilées de rideaux, forment le fond pittoresque de la scène ; un fauteuil deux places, flanqué de deux fauteuils simples et d’une table ronde en bois massif constituent le mobilier qui structure les mouvements des comédiens. Le jardin de plein air, en revanche, ne reflète que vaguement le lieu qu’il suggère : une grande paroi peinte figure le ciel bleu d’un après-midi ensoleillé, alors que de grands pots de fleurs disposés en demi-cercle autour de la scène embrassent une petite table blanche et deux chaises de la même couleur, légèrement décentrées pour souligner la dissymétrie propre à un jardin anglais. Si la scénographie du premier acte imite les décors d’un salon distingué d’une manière tout à fait réaliste, le jardin de plein air paraît plus conventionnel à cause des éléments de décors qui le composent de manière symbolique.

« Les principes de haute moralité n’ont jamais rendu personne heureux ni bien portant. »

      Ce double aménagement de l’espace scénique, qui correspond sans doute aux indications du dramaturge, sert parfaitement le jeu des comédiens tout en entraînant une tension singulière entre les deux volets de l’action. Si la première partie déroulée dans le salon d’Algernon campe les personnages dans le cliché de leur univers mondain, la suite qui a lieu dans le jardin permet de le dépasser à travers un infléchissement romanesque qui exploite abondamment les ressorts comiques : une fois déplacés à la campagne, les personnages se donnent paradoxalement une délicieuse comédie, les uns, pour cacher les mensonges dont ils abusent confortablement pour paraître dans la société londonienne et, les autres, pour déjouer les quiproquos dont ils semblent d’innocentes victimes. Certes, tout est inscrit dans le texte, mais ce n’est que son passage réussi à la scène qui réactive la tension dialectique entre le premier acte et les deux autres et qui permet opportunément de passer sous silence toute question de vraisemblance au profit d’un jeu comique virevoltant. Le savoir-faire d’Arnaud Denis instaure cette tension dans sa mise en scène de manière naturelle tout en fournissant à ses comédiens une formidable occasion de déployer littéralement leur talent pour le plus grand plaisir des spectateurs.

L'Importance d'être constant
L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021
© Marek Ocenas

      Tous les comédiens entrent dans la peau de leurs personnages sans moindre hésitation et ce, dans des postures volontairement comiques qui soulignent ponctuellement les travers ou les excès de ceux qu’ils incarnent. Ils dosent ce comique mis en avant dans leur jeu avec une telle adresse que certaines de ces postures explicitement surjouées semblent plus que convaincantes et qu’elles suscitent aussitôt l’adhésion des spectateurs amusés à un univers déjanté, présenté sous le sceau d’une ironie piquante pleinement révélatrice du fonctionnement de la société mondaine. C’est Lady Bracknell qui fédère autour de sa position sociale les autres personnages pour leur imposer ses préjugés sans moindre scrupule : Evelyne Buyle lui donne une prestance diabolique en proférant ses cruautés avec une telle légèreté qu’on ne doute pas une seconde qu’elle n’est pas intimement convaincue de ce qu’elle déclare. L’interrogatoire qu’elle mène avec Jack/Constant représente à cet égard un moment intense empreint d’une dimension comique subtile. Olivier Sitruk, dans le rôle d’Algernon, et Arnaud Denis lui-même, dans celui de Jack/Constant, forment, quant à eux, un duo de séducteurs complices auxquels personne ne saurait résister : ils confèrent à leurs personnages respectifs un indéniable charme obtenu grâce à une aisance mondaine qui correspond à l’idée que l’on se fait de ces jeunes nobles courant après les femmes avec une nonchalance débridée. Delphine Depardieu, dans le rôle de Gwendoline, et Marie Coutance, dans celui de Cecily, incarnent les deux personnages d’amoureuses sans aucune naïveté en en faisant des femmes sûres de leurs désirs qu’elles ne manquent pas d’affirmer à travers un jeu de séduction désinvolte. Enfin Nicole Dubois, dans le rôle de Mme Priss, et Fabrice Talon, dans celui de Révérend, complètent cette galerie des personnages qui relèvent l’ironie mordante de l’action grâce à des attitudes comiques soutenues avec le sens de la repartie.

« Je ne voyage jamais sans mon journal intime, comme cela j’ai toujours quelque chose de passionnant à lire dans le train. »

      Arnaud Denis a brillamment réussi à monter L’Importance d’être constant dans une mise en scène ciselée dans le moindre détail, qui a l’air de surgir sur le plateau du Théâtre Hébertot de façon naturelle, comme si les comédiens étaient de véritables doubles des personnages auxquels ils prêtent leur corps. Son magnifique spectacle empreint d’une élégance épatante est le fruit d’un travail scénographique et dramaturgique de haute qualité.

 

Le générique de L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021.

La Croisée des Chemins : Le Misanthrope & La Conversion d’Alceste

      Le Théâtre La Croisée des Chemins présente actuellement sur sa scène de Belleville la trilogie Du Misanthrope au Cardinal dans une mise en scène de Violette Erhart et Sylvain Martin. C’est l’histoire d’Alceste revisitée en trois chapitres constitués de trois pièces d’auteurs différents : Molière, Georges Courteline et Jacques Rampal. Le Misanthrope (>) et La Conversion d’Alceste (>) ont été donnés à la mi-septembre, alors que le dernier volet, Célimène et le Cardinal est prévu pour le début novembre.

      Le Misanthrope compte sans doute parmi les pièces les plus jouées de Molière et peut-être même du théâtre classique français. Son succès durable explique une émergence foisonnante d’adaptations ou de réécritures, mais aussi de continuations, comme celles de Georges Courteline et de Jacques Rampal. La conception du personnage d’Alceste a elle-même fait couler beaucoup d’encre tout en suscitant, depuis plus de trois siècles, des avis partagés. Les changements de sensibilité ont parfois conduit à des lectures diamétralement opposées par rapport à la tradition moliéresque qui voit en lui un personnage ridicule : la sensibilité romantique, en particulier, a donné le ton en renversant la perspective comique et en valorisant le caractère de paria d’un Alceste en mal de vivre au sein de la société mondaine. Les interprétations du Misanthrope ne cessent de pulluler pour constituer une sorte de patrimoine inépuisable parce qu’aucune n’est en fin de compte définitive, ce qui contribue à transformer cette pièce de Molière en mythe et le personnage d’Alceste en légende. Plus personne ne va ainsi la voir sans avoir certaines attentes, que ce soit en lien avec la tradition scolaire marquée par des crispations de lectures littéraires ou au regard d’une expérience théâtrale antérieure. La monter représente donc chaque fois un nouveau défi dramaturgique parce qu’il faut relever le gant pour trouver une voie tant soit peu originale. Ces dernières années, deux mises en scène du Misanthrope ont durablement marqué les esprits, celle de Stéphane Braunschweig au TNS (2003) et celle de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française (2016). Si tous les metteurs en scène n’ont pas leurs moyens pour proposer des créations aussi pointues et aussi achevées, ils ne manquent pas pour autant d’inventivité lorsqu’ils souhaitent rivaliser avec les grandes scènes nationales. Violette Erhart et Sylvain Martin font partie de ceux qui se sont attaqués au mystère d’Alceste avec franchise : et le fruit de leur travail est tout à fait convaincant quant aux deux premiers volets de la trilogie envisagée.

      Violette Erhart et Sylvain Martin situent l’action de la trilogie à l’époque contemporaine en cherchant à déjouer son historicité pour montrer sans doute sa profonde actualité. Si La Conversion d’Alceste se déroule le lendemain du Misanthrope, l’action de Célimène et le Cardinal devra avoir lieu, à en croire la voix off qui l’annonce, vingt ans plus tard. Cet intervalle entre les deux premiers chapitres et le troisième qui est à venir double en quelque sorte celui de la création de ce dernier tout en créant un certain suspens non seulement en ce qui concerne la suite de l’histoire, mais aussi quant à la résolution du décalage spatio-temporel sur le plan scénique. L’étroite proximité temporelle permet de réunir l’action des deux premières pièces dans le même espace : le salon d’Alceste, ce que favorise au reste, dans le cas du Misanthrope, le resserrement de l’action dramatique autour des scènes clés (la pièce n’est pas représentée dans son intégralité). Au lever du rideau de La Conversion d’Alceste, le misanthrope repenti (la nuit porte-t-elle conseil ?) et son ami Philinte se retrouvent ainsi déjà installés sur scène, tous les deux assoupis côté jardin, pour la relier au Misanthrope. Un spectateur intrigué ne laisse donc pas, d’ores et déjà, de se demander de quelle manière les metteurs en scène parviendront à leur rattacher Célimène et le Cardinal.

      La scénographie proprement dite est fondée sur un choix restreint de plusieurs éléments symboliques qui instaurent de manière conventionnelle le cadre spatio-temporel bourgeois-bohème : la fête, l’alcool, l’amour et l’aisance évoquent d’emblée l’ambiance bobo en parfaite résonance avec les manières guindées de la haute société bourgeoise dans la seconde moitié du XVIIe siècle. L’ambiance festive d’une soirée légèrement arrosée se dévoile visuellement à travers des objets de déco accrochés au fond de la scène : une guirlande en papier colorée et quelques ballons, mais aussi des bouteilles d’alcools variés qui circulent d’une table bar, dressée au fond de la scène, à une table basse en bois massif, flanquée de deux fauteuils en cuir bleu placés côté cour. D’une pièce à l’autre, la scène garde le même aspect tout en indiquant un changement de temps et d’ambiance lié à la volonté d’Alceste de devenir « philanthrope ». La soirée passée, les personnages se retrouvent le matin dans un léger état d’ébriété : la guirlande est tombée, les bouteilles à moitié vides et moins nombreuses sont dispersées dans le salon, quelques flûtes à champagne jetables jonchent le tapis étendu au sol. Ce désordre apparent est dans le même temps révélateur du délitement des relations sociales entraîné la veille par des révélations scandaleuses qui conditionnent la « tragédie » de Célimène.

La Conversion d’Alceste, Théâtre La Croisée des Chemins, 2021 © Marek Ocenas

      À ces éléments scénographiques qui nous transposent dans notre présent s’ajoutent les costumes qui calquent les codes vestimentaires de la bourgeoisie lambda : un pantalon bleu et un col roulé vert clair avec un manteau en toile grise mis par-dessus pour Alceste, un jean noir et une chemise blanche relevée d’un gilet noir pour Philinte, un pantalon gris et une chemise rouge pour Oronte, un pantalon rouge et une chemise rouge pour le marquis, une robe courte façon rock et des bottes en cuir noir pour Célimène et, enfin, une robe noire et une perruque brillante pour Arsinoë incarnée en l’occurrence par un comédien homme déguisé en femme. Ce déguisement soulève d’emblée la question d’un travestissement genré qui n’est pas sans une certaine résonance avec la bigoterie du personnage inscrite dans le texte de Molière. Si l’action scénique du Misanthrope exploite peu cet aspect transgenre, celle de La Conversion d’Alceste ne manque pas de l’appuyer sur un mode farcesque lorsqu’Arsinoë tente à nouveau de séduire Alceste en lui faisant des compliments sur sa bonne mine qu’elle attribue à son changement d’attitude. C’est sans doute une autre manière de faire un clin d’œil peu forcé aux effets de mode de la société bohème-bourgeoise d’aujourd’hui. Tout élément scénographique se charge ainsi curieusement de significations qui renvoient les spectateurs aux mœurs de notre époque.

      Quant à l’action scénique, les metteurs en scène ont réussi à la rendre dynamique malgré le caractère essentiellement dialogique des deux pièces. Ils promènent l’œil du spectateur à travers le salon d’Alceste en lui faisant suivre les multiples trajectoires des comédiens en mouvement perpétuel. Rares sont en effet ces moments où ceux-ci restent statiques à parler sans faire des gestes tant soit peu simples pour donner à leur personnage cette nonchalance avec laquelle les prétendus bobos s’adonnent aux plaisirs de la vie de tous les jours. Les changements d’actes ou de scènes se voient significativement ponctués par la danse et la musique house pour donner le ton et pour conférer à l’action un rythme entraînant. Le geste qui traverse l’action scénique des deux pièces et qui fédère les autres est la boisson : les personnages ne cessent de boire et de se resservir tout en déplaçant les bouteilles d’une table à l’autre. Cette propension à l’alcoolisme ne bascule toutefois pas dans une ivresse débridée qui verse dans la caricature : si un léger état d’ébriété déjà évoqué marque le début de La Conversion d’Alceste pour signifier la rupture avec les événements de la veille, l’action scénique du Misanthrope évite soigneusement de caricaturer à outrance les personnages qui ne perdent jamais leur maîtrise de soi. L’attitude bon enfant observé dans La Conversion d’Alceste contraste ainsi symboliquement avec le caractère sérieux du premier chapitre : c’est en effet dans ces nouvelles conditions que le misanthrope repenti fait sa nouvelle « mauvaise » expérience du « monde ».

Le Misanthrope & La Conversion d’Alceste, Théâtre La Croisée des Chemins, 2021.

      Tous les comédiens s’acquittent très bien de leur rôle tout en ménageant quelques agréables surprises qui suscitent ponctuellement le rire des spectateurs, même si les deux pièces sont interprétées sur un ton globalement sérieux. Les deux scènes du sonnet, d’abord dans Le Misanthrope, puis dans La Conversion d’Alceste, représentent à cet égard deux morceaux bouffons qui répondent tant au caractère prétentieux d’Oronte qu’à l’image empreinte de complaisance dont le charge le comédien. La scène des portraits dressés par Célimène est toute jubilatoire : mise en valeur par un éclairage centré sur la jeune fille entourée du marquis et d’Oronte, elle sort du cadre pour être comme explicitement offerte aux spectateurs présents dans la salle et que recherche Célimène pour briller, alors qu’Alceste, maussade, se tient dans la pénombre. Les comédiens paraissent sûrs d’eux-mêmes : ils maîtrisent leur voix et leurs gestes tout en recherchant un effet scénique précis qu’ils ne perdent jamais de vue. On salue au passage l’excellente interprétation de Célimène incarnée par Violette Erhart, qui est douée d’une souplesse d’enfer et d’une prestance remarquable.

      Les deux premiers volets de la trilogie Du Misanthrope au Cardinal joués au Théâtre La Croisée des Chemins, salle de Belleville, sont donc sans aucun doute le fruit d’une mise en scène finement pensée qui replace avec justesse l’histoire d’Alceste dans notre époque. On constate avec un grand plaisir qu’avec peu de moyens les deux metteurs en scène et comédiens en même temps ont réussi à monter un spectacle subtil. La prochaine création de Célimène et le Cardinal s’avère dans ces conditions tout à fait prometteuse.

A La Folie Théâtre : Le Legs de Marivaux

      Le Legs est une petite comédie de Marivaux, en un acte, relativement peu connue et peu jouée. Elle a été mise en scène par Alain de Bock dans une distribution faite avec de tout jeunes comédiens qui, tous passés par le Studio Alain de Bock (>), défendent très bien leur rôle. Elle est actuellement donnée à À La Folie Théâtre et ce, jusqu’au 7 novembre (>).

      L’histoire du LegsLe Legs_ affiche_ mes Alain de Bock est par ailleurs celle d’un mariage fâcheux conditionné par un héritage. Un marquis doit se marier avec une certaine Hortense ou lui payer deux cent mille écus, alors qu’il aime une comtesse à laquelle il ne parvient pas à déclarer son amour en bonne et due forme à cause de sa timidité chronique. Les vues d’Hortense portent sur un chevalier sans que la jeune femme éprouve la moindre attirance pour le marquis. Pour l’un comme pour l’autre se pose alors la question de l’héritage auquel aucun des deux ne veut renoncer. Les deux personnages sont ainsi amenés à se donner une comédie en faisant semblant de consentir au mariage dans l’espoir que l’autre finira par sacrifier sa part. Deux domestiques qui s’en mêlent à leur manière ne manquent pas de mettre leur grain de sel à cette comédie de dupes pour embrouiller leur maître sur le plan sentimental.

      À chaque nouvelle mise en scène d’une comédie de Marivaux, tout metteur en scène doit passer par son adaptation au goût des spectateurs contemporains. Les pièces de Marivaux sont des textes du XVIIIe siècle qui ont certes quelque peu vieilli sur le plan linguistique mais qui ne laissent rien à désirer quant à leur qualité dramatique. Ce qui reste intemporel, c’est l’analyse minutieuse et pertinente des trajectoires sentimentales des personnages le plus souvent perturbés par des contraintes ou des préjugés divers qu’il s’agit de dissiper pour accéder pleinement et librement à l’amour. La justesse avec laquelle Marivaux entre dans la peau de ses personnages exerce un attrait indéniable qui place cet auteur du XVIIIe siècle sur le devant de la scène contemporaine. Réussir à (bien) jouer du Marivaux est devenu même une sorte d’épreuve théâtrale par excellence. La difficulté qui revient avec récurrence dans toute création tient au caractère purement dialogique de l’action dramatique : autrement dit, toute l’action repose généralement sur les dialogues qui s’enchaînent à travers des mots qui piquent l’orgueil ou qui blessent l’amour-propre. Pour ne pas (trop) ennuyer les spectateurs et pour répondre à leurs attentes, il faut inventer ce que les personnages pourraient faire sur scène en plus de parler. À cet écueil peuvent se joindre des questions liées à des préoccupations sociales ancrées dans le contexte socio-politique de l’époque, dans la mesure où certains personnages sont des nobles et disposent bel et bien de serviteurs comme c’était l’usage sous l’Ancien Régime. À ce double écueil, Alain de Bock apporte des solutions dramaturgiques qui rendent sa mise en scène tout aussi pétillante que gracieuse. D’un côté, il situe l’action à la Belle Époque pour résoudre le problème de la distance par rapport à la langue et à la question sociale, ce qui conditionne les enjeux esthétiques de la scénographie. De l’autre, il invente une formidable action scénique qui exploite les possibilités de la « partition » marivaudienne, tout en l’imprégnant d’un érotisme insoupçonné. Le résultat ainsi obtenu est à la fois fascinant et convaincant.

      La scène représente une sorte de terrasse propre à favoriser les rencontres entre les personnages réunis en l’occurrence dans une propriété de la comtesse située à la campagne. Côté jardin, une table recouverte d’une nappe blanche en dentelle est entourée de deux chaises blanches en osier, pourvues de coussins noirs. À l’autre bout de la scène, côté cour, est installé un canapé deux places, également fait en osier et équipé de coussins noirs, flanqué d’une autre table recouverte d’une jolie nappe. Les deux côtés de la scène se répondent ainsi tout en proposant une variation délicate quant au choix du mobilier pour ne pas ennuyer l’œil du spectateur à travers une symétrie fade. Plusieurs pots de plantes vertes et quelques vases remplis de fleurs relèvent les décors en rendant l’espace scénique pittoresque et en faisant un clin d’œil à l’esthétique de l’art nouveau fondée sur l’utilisation des motifs végétaux. Les costumes, d’une élégance recherchée, s’inscrivent pleinement dans ce cadre aménagé à l’image des codes de la Belle Époque : les vêtements et les chaussures autant que les accessoires et les coiffures, tout rappelle en effet au spectateur la mode des vingt premières années du XXe siècle. La Comtesse avec son chignon haut, vêtue d’un chemisier blanc à volant et d’une longue jupe mauve, a l’air d’être sortie d’une affiche de Mucha. Les costumes permettent en même temps d’établir de fines distinctions entre les quatre personnages de maîtres. Alors qu’Hortense et le Chevalier sont habillés tout en blanc, ce qui connote l’idée d’innocence ou peut-être même de virginité, les habits de la Comtesse et du Marquis sont teintés de couleurs plus foncées et plus variées, ce qui leur confère une certaine maturité par rapport au couple des deux jeunes premiers.

      La scénographie dessine ainsi un espace scénique historiquement marqué sans toutefois pousser l’illusion jusqu’à un réalisme mièvre propre aux comédies de boulevard. Elle évoque en effet la Belle Époque à travers des éléments typiques sans chercher à imposer cet espace comme un lieu réel. Les décors et les costumes se détachent curieusement du fond noir de la scène, ce qui permet d’effacer toute prétention aux facilités d’une dramaturgie platement réaliste et de jouer subtilement sur un décalage tant soit peu merveilleux entre la réalité scénique des comédiens et celle des personnages. Ce simple contraste scénographique autorise le metteur en scène à introduire dans le jeu des comédiens des éléments comiques qui les conduisent à adopter des postures explicitement sensuelles sans verser dans la caricature. Puisque l’espace scénique ne représente en quelque sorte que ce qu’il est — un plateau de théâtre aménagé, certes avec goût, mais de manière conventionnelle, le jeu scénique peut dès lors s’appuyer amplement sur des gestes et des mouvements théâtralisés.

      Dès leur entrée en scène, les comédiens s’adonnent à un double jeu : à celui qui est renfermé dans leurs propos se superpose en effet délicieusement un jeu de corps et de regards qui « trahit » sans ambages la libido des personnages restée implicite dans le texte. Ainsi, dans la première scène, le Chevalier (Lambert Gintrand) court ostensiblement après Hortense (Inès Moulin Tougard) tout en se pressant contre elle et tout en essayant de lui arracher quelques baisers, alors qu’elle s’empresse de lui échapper en lui opposant des fleurs ou même une chaise. Il naît, de cette poursuite amoureuse, une action scénique comique qui suscite aisément le rire des spectateurs parce que le Chevalier ne manque pas de tomber, d’empêtrer ses pieds dans une plante ou de mordre une fleur, mais aussi parce que les regards fuyants et les intonations faussement naïves d’Hortense persuadent que la jeune fille se divertit copieusement tout en cherchant à prolonger le jeu galant. L’action scénique se poursuit dans le même esprit entre les serviteurs interrogés par Hortense sur les dispositions sentimentales du Marquis et de la Comtesse : Lépine (Antoine Ody) s’amuse alors à embêter Lisette (Laura Hatchadourian) à la manière du Chevalier en évitant à grand peine d’être surpris par la maîtresse et en recevant ainsi à son tour des coups. Il n’y a cependant rien de bouffon ou de vulgaire : tout se passe dans la joie et la bonne humeur à travers de simples gestes érotico-galants explicites. Si Hortense et Lisette se défendent tant bien que mal contre leur séducteur, elles en restent suffisamment complices pour maintenir le jeu de séduction au niveau de la suggestion. Une tension érotico-galante se fait également sentir entre le Marquis (Julien Joulain) et la Comtesse (Sophie Teulière), mais elle se fait plus discrète à cause de la timidité du premier et de la réputation de la seconde. Le spectateur comprend rapidement à travers leur jeu de corps qu’ils ont envie d’être l’un à l’autre sans arriver à se déclarer. Les postures évasives du Marquis amoureux énervent drôlement la Comtesse qui réagit souvent de manière brusque et impulsive : la signification de son attitude nerveuse et de ses regards sensuels n’échappe cependant qu’au seul Marquis qui prend les avances de la Comtesse pour de la colère. Tous les comédiens se laissent dans le même temps aller à un jeu à la fois un peu saccadé et fébrile, ce qui leur permet d’instaurer une distance comique par rapport à leur personnage et de situer l’action du Legs dans l’univers romanesque d’un conte libertin.

      Un équilibre apparent s’impose progressivement entre la véracité des sentiments et un jeu nerveux qui exploite les non-dits du texte de Marivaux. À une scénographie semi-réaliste correspond un jeu galant explicite pour proposer aux spectateurs une sorte de conte pour adultes à la fois moral et libertin. C’est que la teneur des propos ne manque pas de dénoncer le mensonge et l’avarice au profit d’un sentiment amoureux romanesque dépourvu de tout intérêt. Mais le jeu scénique subvertit dans le même temps cette dimension légèrement moralisatrice de la pièce grâce à un certain érotisme qui révèle avec humour les désirs sexuels enfouis dans l’expression verbale. Alain de Bock semble ainsi tremper la comédie de sentiment dans un conte de Crébillon fils.

Théâtre de Poche-Montparnasse : L’Île des esclaves

      L’Île des esclaves compte aujourd’hui parmi les pièces les plus connues du répertoire marivaudien prisé par les metteurs en scène contemporains. On la retrouve, à l’occasion de cette rentrée théâtrale, mise à l’honneur dans une nouvelle création de Didier Long au Théâtre de Poche-Montparnasse (>).

      Comédie en un acte destinée à la Comédie-Italienne, L’Île des esclaves remporte un grand succès dès sa première création en 1725. Son intrigue qui l’apparente d’emblée à une utopie sociale suscite une vive polémique sur les relations entre les maîtres et les valets, relations malsaines qu’il s’agit d’abord de corriger selon un principe égalitaire. De ce fait, cette pièce de Marivaux a pu être considérée par certains chercheurs comme annonçant les combats des philosophes à venir au cours du XVIIIeIle_ Poche-Montparnasse siècle. Et il est vrai qu’elle dénonce bel et bien les abus des maîtres en proie à une vie mondaine effrénée qui fait d’eux de véritables « tyrans » à maints égards. Pour les « corriger », c’est aux valets de leur tendre un miroir (déformant) en prenant leurs habits et en les plaçant à leur tour dans une position de serviteur. Mais comme le goût du XVIIIe pour le jeu veut que cet échange fait à la suite d’un naufrage ne bascule pas dans la violence, tout se passe dans une ambiance enjouée propre à l’univers dramatique de la Comédie-Italienne : selon les mots de Trivelin qui insiste sur des conditions de vie policées sur l’île, les maîtres, sans être tués, sont simplement tenus dans l’esclavage jusqu’à une reconnaissance cathartique de leurs travers. C’est ainsi que tout peut en fin de compte rentrer dans l’ordre social éprouvé et que chaque personnage finit par retrouver le statut qui était le sien à Athènes, c’est-à-dire dans la hiérarchie de la société du XVIIIe siècle : le déplacement spatial ne trompe aucun spectateur d’époque quant à la substitution de Paris à la capitale grecque. L’introduction d’Arlequin et du procédé du théâtre dans le théâtre confèrent en même temps à L’Île des esclaves une dimension résolument comique : tourner en ridicule les défauts des maîtres à travers une situation de jeu de rôles fondée avant tout sur la maladresse et sur l’innocence des serviteurs. Mais cette configuration n’empêche pas d’autres lectures de la pièce qui conduisent à ses nouvelles créations scéniques susceptibles d’interroger le texte selon des perspectives variées.

      Le parti pris de Didier Long et de ses comédiens se distingue, de cette première lecture essentiellement comique, par le choix d’un ton plus sérieux et plus grave qu’on ne donne habituellement aux comédies de Marivaux. Si l’ouverture de l’action représente symboliquement le naufrage des deux maîtres et de leurs serviteurs ― les seuls survivants, ceux-ci se retrouvent couchés pêle-mêle sur une scène voilée de couleurs sombres. Le fond et les deux côtés sont incrustés d’une sorte de treillis métalliques à motif abstrait, ce qui situe l’action dans un lieu non mimétique et dans une temporalité restée en suspens. Deux paravents à miroir et un tabouret complètent une scénographie minimaliste très sobre. Le costume de Trivelin habillé d’un long manteau noir va pleinement dans le sens d’une telle abstraction spatio-temporelle du lieu scénique. Les costumes des quatre naufragés sont en revanche historiquement marqués, et signalent d’emblée au spectateur leur appartenance à un monde supposé réel, en l’occurrence Athènes, en réalité la France du XVIIIe siècle : sans prétendre pour autant imiter fidèlement la mode à l’époque de Marivaux, seuls quelques éléments symboliques, tels que les paniers d’Euphrosine et le pourpoint à basques d’Iphicrate, évoquent de façon précise une élégance maniérée de cette époque ; les costumes de paysans portés par Arlequin et Cléanthis semblent plus conventionnels. Ces choix scénographiques opposent ainsi avec finesse le cadre atemporel de la fable et l’intrusion inopinée des naufragés venus d’une époque historique. Ils résolvent par-là le problème que pose la dimension peu crédible de l’action : ils la transforment en une sorte de conte pour adultes en évacuant opportunément la question de vraisemblance dans un entre-deux romanesque. L’effet de contraste obtenu sur la scène serrée du Théâtre de Poche-Montparnasse est alors tout à fait saisissant.

« L’île, c’est la scène, lieu par excellence de la transformation, du jeu de rôle. Si rien n’y est réel, tout y est vrai. L’île n’y est pas représentée de manière réaliste mais tend à traduire ce que les personnages ressentent une fois échoués dans cet univers mystérieux, où la nature omniprésente est indomptée et ne ressemble à rien de connu. »
Didier Long, DP de L’Île des esclaves,
Théâtre de Poche-Montparnasse, 2021.
 

      Quant au jeu proprement dit, celui-ci repose sur un autre contraste qui affecte directement l’enjeu polémique de la pièce. Ce qui frappe un fin connaisseur du théâtre de Marivaux dans la mise en scène de Didier Long, c’est sans doute son caractère généralement peu propice au rire. Julie Marboeuf et Frédéric Rose, dans les rôles d’Euphrosine et Iphicrate, adoptent une posture empreinte de gravité sans en rien perdre du début à la fin de l’action. Dès leur apparition sur scène, ils ne semblent pas démordre du rang social élevé de leur personnage : ils ne se laissent pas aller à un jeu enjoué ou à des manières plus relâchées tels qu’on peut les attendre dans une comédie de Marivaux susceptible de tirer des effets comiques à partir de situations burlesques improbables. Leurs personnages se montrent par exemple peu sensibles aux portraits déplaisants et offensants qu’en dressent Cléanthis et Arlequin : ils se contentent d’exprimer leur désaccord avec sobriété ou même avec froideur. Julie Marboeuf garde une posture hautaine propre à une dame issue de la grande noblesse : un maintien étudié, un regard vaguement triste, la main droite inclinée vers le haut, elle ne se permet aucun écart de comportement susceptible de trahir les véritables émotions de son personnage. Il en va de même pour Iphicrate : Frédéric Rose reste sérieux tout au long de l’action sans tomber dans des excès de colère ou même de joie, si bien que son Iphicrate persuade qu’il sait contrôler ses émotions et répondre par-là à l’impératif mondain d’une parfaite maîtrise de soi attendue dans la société du XVIIIe siècle. Ce sont les deux serviteurs qui introduisent une touche d’humour dans l’action à travers une spontanéité pleinement révélatrice de leur penchant ou de leur ressentiment : Chloé Lambert et Pierre-Olivier Morans ne s’empêchent pas de donner à leur personnage une franchise comique qui les rend tout à fait plaisants et qui suscite le rire du spectateur. La tendance d’Arlequin aux bouffonneries et celle de Cléanthis aux excès de colère ne trouvent cependant pas, sur le plan scénique, un véritable répondant comique chez les maîtres entichés de prérogatives nobiliaires.

      Cet effet de contraste entre les deux couples de personnages jette un regard suspicieux sur la sincérité des aveux arrachés à Euphrosine et Iphicrate dans les dernières scènes : ces aveux sont en effet proférés avec le même air sérieux malgré quelques pleurs que semble verser Euphrosine tombée avec décence dans les bras de Cléanthis. Si les valets manifestent une réelle joie à l’idée de retourner chez eux pour y retrouver le train de vie habituel, les maîtres restent sensiblement plus réservés. Le spectateur peut ainsi se demander avec justesse si ceux-ci quittent l’île des esclaves vraiment corrigés comme le laisse croire le dénouement heureux de la pièce. C’est comme si Didier Long voulait ici prendre distance avec la dimension utopique de l’action et dénoncer précisément son caractère invraisemblable. Comme le conteur à la fin du Petit Poucet de Charles Perrault exprime ses réserves sur le vol des bottes de sept lieues contesté par « bien des gens » et par-là sur l’acquisition de la fortune grâce à un expédient peu honnête, Didier Long donne à voir au spectateur un conte pour adultes qui remet lui-même en cause sa teneur didactique à travers une mise en scène fondée sur d’étonnants effets de contraste. Certes, sa création de L’Île des esclaves de Marivaux au Théâtre de Poche-Montparnasse suscite moins de rire qu’on ne s’y attend, mais elle renferme une subtile interrogation esthétique sur la véracité de l’action dramatique.