Théâtre Lucernaire : Fantasio

      Présentée dans une mise en scène décalée d’Emmanuel Besnault au théâtre Lucernaire (>), Fantasio est une pièce d’Alfred de Musset qui se distingue dans son œuvre dramatique par un fond délicatement subversif. La compagnie L’Éternel Été (>) s’en empare avec un parti pris esthétique bien prononcé en la situant dans un univers explicitement théâtral aussi bien pour jongler avec les codes dramatiques que pour déjouer le mariage loufoque de la princesse Elsbeth, fille du roi de Bavière, avec le prince de Mantoue.

Fantasio
Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      Avec Fantasio (1833), Alfred de Musset a créé une pièce intemporelle qui détourne la tradition sclérosée de la tragédie classique : il bafoue la rationalité surfaite de l’industrie matrimoniale qui ordonne les mariages princiers dans ce genre de pièces. Si la tragédie classique intègre habituellement une intrigue amoureuse secondaire fondée sur un mariage d’intérêt politique en présentant ses personnages comme doués d’une intelligence supérieure et de sentiments nobles, la propension à la provocation conduit Alfred de Musset à retourner le caractère arbitraire de telles représentations sociales devenues rigides. Dans Fantasio, le prince de Mantoue se laisse en effet aller à un déguisement typiquement marivaudien pour connaître les sentiments d’Elsbeth avec laquelle il souhaite se marier, sauf que la princesse le traite comme n’importe quel homme sans condition, ce qui provoque en lui une violente colère. De plus, quand elle apprend son déguisement, elle se trompe benoîtement en prenant pour le prince de Mantoue le nouveau bouffon Fantasio. Ne serait-ce qu’au regard de ces deux procédés burlesques, Fantasio invite à une ingénieuse remise en question de stéréotypes grinçants et de codes dramatiques. 

      La mise en scène d’Emmanuel Besnault exploite amplement le caractère subversif de Fantasio en accentuant l’aspect théâtral de l’action et en forçant certains traits des personnages. Elle ne ménage que peu de place à la rêverie romantique de Fantasio criblé de dettes et désillusionné par le cours du monde. La fracture métaphysique qui le pousse à prendre la place du bouffon Saint-Jean pour échapper en apparence à ses créanciers ne verse dans aucun sentimentalisme larmoyant : de même, la princesse ne verse dans aucun épanchement pathétique à cause de son mariage conclu selon les intérêts de son père. Ce n’est pas que les propos des deux personnages n’y invitent les comédiens. Entouré de ses amis, puis apparu dans le rôle du bouffon, Fantasio clame fort sa déception du monde et sa lassitude morale tout en allant jusqu’à déclarer solennellement qu’il ne croit pas à l’amour. Elsbeth, quant à elle, ne manque pas de déplorer sa condition qui l’oblige à épouser un homme réputé « horrible et idiot » et de voir ses rêves de jeune fille se briser. C’est qu’Emmanuel Besnault amène les comédiens à adopter des postures tout opposées aux effusions sentimentales connues de la poésie romantique. Comme Musset précipite ses personnages dans des situations burlesques, le jeune metteur en scène les reprend en remodelant pour faire de ces personnages des caricatures fantasques de leur propre état d’âme : le déchirement romantique cède ainsi la place à la dérision qui le résorbe avec finesse pour donner à l’action grotesque une dimension irrésistiblement mordante.

Fantasio
Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      La scénographie reproduit un décor de cirque dans une mise en abîme énigmatique de la scène transformée en scène de théâtre. En arc brisé, le fond est scindé en deux parties en représentant, à jardin, une entrée en pente, bordée de poteaux blanc rouge, à cour, une estrade fermée par un rideau rouge, qui cache un second espace réservé à un piano et d’autres instruments manipulés par les comédiens eux-mêmes. Le plateau revêtu d’un faux carrelage en noir et blanc contraste avec les deux parties du fond tout en constituant l’espace de jeu principal. Si le jeu subtilement affecté des comédiens transcende cette théâtralité apparente, les costumes nous rappellent à leur tour plus certaines figures classiques de la commedia dell’arte que les rois et les reines conventionnels : le costume bariolé de Fantasio fait un clin d’œil discret à Arlequin, la robe blanche d’Elsbeth, retroussée, évoque tant soit peu celle de Colombine, et l’ensemble pantalon veste noir du prince de Mantoue est une reprise modernisée de l’habit de Lélio. L’efficacité de ces clins d’œil théâtraux omniprésents est relevée par des personnages mystérieux qui apparaissent à certains moments chorégraphiés tout en portant des masques en forme de bec d’oiseau en référence aux médecins de peste. La scénographie ainsi pensée par Emmanuel Besnault invite d’elle-même les comédiens à parodier les personnages tirés par Musset de plusieurs stéréotypes dramatiques usés.

      À travers des attitudes excessives campées dans un univers théâtralisé, les comédiens parviennent à imprimer à leurs personnages une certaine profondeur qui renferme quelque chose d’amer. Lionel Fournier, dans le rôle de l’aide de camp Marinoni, et Manuel Le Velly, dans celui du prince de Mantoue, forment un duo fantasque au regard de la perspicacité timorée du serviteur et de l’infantilité débordante du maître. Leur jeu montre drôlement qu’aucun des deux n’est à sa place : les mouvements et les gestes gracieux de Marinoni et sa délicatesse séduisent autant la princesse Elsbeth dupe de l’échange des rôles que les postures trop enthousiastes du prince de Mantoue imbu de sa valeur personnelle la rebutent rapidement. Si de telles attitudes correspondent à l’idée que l’on peut se faire des deux personnages, la mise en vie d’Elsbeth et de Fantasio surprend par le côté excessivement capricieux de la première et l’assurance froidement provocatrice du second. Elisa Oriol ne crée pas une princesse transie d’impatience et d’angoisse à l’annonce du mariage : elle se laisse aller à des enfantillages dérisoires contraires au maintien altier attendu d’une fille de roi. Benoît Gruel, dans le rôle de Fantasio, déconstruit son personnage représenté habituellement en proie à une rêverie nonchalante en adoptant une posture très agile qui confère à ses propos acerbes et à ses vérités désabusées une force satirique palpitante. L’interprétation des deux comédiens ne laisse pas pour autant de nous persuader que leurs personnages surjouent explicitement leur rôle pour cacher un trouble plus profond qui émeut les spectateurs en sourdine.

      

      Une fois ouverte avec une danse de plusieurs personnages habillés de capes blanches, relevées par des masques de théâtre, l’action prend un rythme endiablé pour se poursuivre sans aucun temps mort jusqu’au dénouement. Les scènes s’enchaînent rapidement tout en étant reliées par des chansons de registres variés et des numéros chorégraphiés qui se superposent efficacement à l’action dramatique pour la prolonger et rehausser son côté théâtral. C’est ainsi que Marinoni et la princesse Elsbeth se laissent aller à une danse sensuelle qui traduit « scandaleusement » leur attirance mutuelle au grand dam du prince de Mantoue. Si la scène de beuverie entre Fantasio et ses amis représente un cliché sans basculer pour autant dans une caricature déplaisante, elle donne clairement le ton : maintenir l’action dramatique à un haut niveau bouffon qui impose à ses personnages une élégance mordante. Tout paraît ainsi tourné de manière à verser dans une dérision à la fois leste et délicate, mais les gestes symboliques détournés ne suscitent en fin de compte que rarement le rire des spectateurs : les postures adoptées par les comédiens et leur jeu entraînant les tiennent davantage en haleine tout en les subjuguant par une prestance éclatante empreinte d’émotions restées en demi-teinte. L’invention de l’action scénique allie ainsi remarquablement la dérision à un burlesque fleuri très élégant.

      Au théâtre Lucernaire, Fantasio dans la mise en scène d’Emmanuel Besnault se distingue par une dramaturgie audacieuse, haute en couleur, qui saisit les spectateurs tout en les emportant dans l’univers déjanté d’une élégance affolante. Ici, la caricature, la dérision et l’ironie les enchantent littéralement. Rien n’est gratuit, rien n’est laissé au hasard, tout fusionne impeccablement dans un ensemble parfaitement homogène. C’est un curieux plaisir pour les yeux et les oreilles ! Il faut absolument aller voir ce spectacle.