Studio Hébertot : Caligula de Camus

Caligula

      Caligula d’Albert Camus compte aujourd’hui parmi les plus grands classiques du XXe siècle grâce à la portée universelle de sa teneur à la fois politique et métaphysique : la Cie des Perspectives s’en est emparée pour le mettre à l’honneur dans une mise en scène épurée de Bruno Dairou et Édouard Dossetto. Reçue avec succès en 2021 au Festival d’Avignon OFF, cette création captivante partie en tournée a été programmée au Studio Hébertot en mai 2022 (>).

      Le choix d’un sujet inspiré de l’histoire antique a toujours conduit les dramaturges à introduire dans l’action de leurs pièces une méditation politico-métaphysique en résonance avec des interrogations en cours à leur époque. L’éloignement temporel des événements historiques avérés favorise une telle démarche dramaturgique grâce au caractère quasi légendaire de ces événements qui ont amplement éprouvé le sens de l’humanité. Si, en 1945, lors de sa création au Théâtre Hébertot dans la mise en scène de Paul Œttly, avec Gérard Philippe, Caligula s’impose comme une poignante allégorie dramatique sur les horreurs entraînées par le nazisme, la volonté de puissance et la soif de pouvoir absolu, inlassablement recherchées par l’empereur romain qui prête son nom à la pièce de Camus, ne se cantonnent pas à la férocité impensable de la Seconde Guerre mondiale : elles la dépassent largement pour se renouveler incessamment sous d’autres formes, de telle sorte que les questions soulevées dans Caligula ne laissent jamais d’affecter les spectateurs dans leur présent historique et de mettre en évidence des fractures qui les amènent à repenser le rapport au pouvoir et ses dérivés. La réputation sulfureuse de Caligula mêlée à la finesse de la plume de Camus nous invite d’autant plus à projeter dans ce personnage troublant aussi bien des angoisses secrètes que des fantasmes audacieux.

 

      Comme la seconde partie de son règne verse dans un despotisme inflexible qui l’oppose violemment au Séant, mais aussi dans la débauche assortie d’une liaison incestueuse entretenue avec sa sœur Drusilla, la réputation de Caligula donne lieu à des suppositions selon lesquelles il serait atteint de maladie ou de folie : ses actes de cruauté envers les sénateurs convainquent certains de sa monstruosité. Camus transpose dans sa pièce cette part légendaire en prêtant à Caligula bien des actes ou décisions atroces rapportés par des historiens romains, mais se garde de le faire basculer dans une monstruosité irrationnelle gratuite. Le soupçon de folie avancé par les personnages les plus lâches se voit démenti dans des situations intimes qui confrontent ses aspirations absolutistes à une opposition ferme ourdie par ces sénateurs qui n’ont pas peur de mourir. Leur fermeté incite Caligula à laisser tomber son masque pour dévoiler sa froide rationalité avec laquelle il s’emploie non seulement à rechercher la vérité, mais aussi et surtout à égaler les dieux qu’il considère comme des fantoches : il peut dès lors, à l’occasion d’un entretien avec Scipion, qualifier ses actes comme « les caprices de [sa] fantaisie » ou comme « de l’art dramatique » (III, 2) ; il peut, de surcroît, susciter l’admiration ou le respect de plusieurs sénateurs malgré leurs désaccords politiques. La création de ce personnage réputé fou ou monstrueux semble ainsi reposer sur la recherche d’un équilibre esthétique susceptible de mettre en relief la teneur métaphysique des échanges.

      La mise en scène de Bruno Dairou évite adroitement l’excès et la caricature en réservant quelques gestes symboliques de la prétendue folie de Caligula à des scènes qui éprouvent davantage le rapport de force entre cet empereur sanguinaire et les autres personnages de la pièce. La scénographie situe l’action dans un lieu abstrait, délimité par une chaîne lumineuse qui forme sur scène un grand carré, comme pour insister, à travers cette forme géométrique atemporelle, sur l’universalité des débats provoqués par la quête métaphysique de Caligula. Plusieurs cubes blancs, qui constituent les seuls décors et qui sont manipulés par les comédiens pour suggérer schématiquement un piédestal, une tribune ou un fauteuil, renforcent cette volonté apparente d’inscrire l’action de Caligula dans un cadre spatio-temporel qui dépasse son ancrage à quelconque époque. Des effets d’éclairage qui relèvent la semi-obscurité de la scène proposent des variations lumineuses — rouge, vert, bleu — en conférant à ce cadre géométrique une certaine dimension fantastique. Si l’action semble pourtant tant soit peu située dans une époque vaguement contemporaine, c’est à travers des costumes vintage composés de jeans, chemises blanches et vestes bleu foncé. Ce délicat alliage de l’antique et de l’intemporel plonge les spectateurs au cœur de l’action avec d’autant plus d’efficacité que ceux-ci sont interpellés, dès leur entrée dans la salle, par les comédiens déguisés en sénateurs à la recherche de Caligula disparu depuis trois jours.

 

      L’attention des spectateurs accueillis par les sénateurs pour « parler politique » est régulièrement relancée tant par des contacts oculaires ambigus que par le jeu des comédiens généralement tournés vers la salle, celui de Caligula en particulier qui concentre les regards de tous en allant même les chercher suivant son désir d’avoir le pouvoir sur les destins des hommes à l’instar des dieux. Son entrée en scène par le fond, soigneusement préparée par les sénateurs inquiets de sa disparition, sème au premier abord un doute sur sa santé mentale : couvert d’un long drap blanc, frissonnant, le torse nu, Antoine Laudet qui l’incarne nous laisse découvrir un homme en proie à une angoisse existentielle, ébranlé par l’impossibilité d’atteindre l’impossible — avoir la lune ou quelque chose qui ne soit pas de ce monde. Si son Caligula adopte par la suite une posture plus joviale qui traduit moins des sauts d’humeur qu’une propension assumée à manipuler et à tyranniser froidement les autres, son expression conservera un vague air de souffrance inscrit au plus profond de son âme : Antoine Laudet crée dès lors un personnage fébrile fascinant, et confère ainsi, malgré toutes les atrocités commises, à sa quête d’absolu et de vérité une profondeur humaine. Cette humanité paradoxale ressort même grandie lorsqu’elle se trouve confrontée à la lâcheté et à la peur de plusieurs personnages incarnés par Josselin Girard avec une nette tendance à la dérision qui montre subtilement ce que cette lâcheté et cette peur renferment de laid. Si Antoine Robinet dans le rôle du serviteur Hélicon et Céline Jorrion dans celui de l’amante Caesonia créent des personnages dévoués à Caligula, Pablo Eugène Chevalier (le poète Scipion) et Édouard Dossetto (le sénateur Chéréa) représentent leur envers tout en lui vouant une certaine reconnaissance malgré le caractère impraticable de ses aspirations : les quatre comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec un air de noblesse en adoptant des attitudes altières et assurées, soutenues de plus par une diction distinguée.

      La création de Caligula par la Cie des Perspectives, présentée entre autres au Studio Hébertot, offre aux spectateurs une relecture convaincante de cette célèbre pièce de Camus, adaptée à l’occasion pour une troupe de cinq comédiens excellant dans leurs rôles. Elle nous a séduits tant par son inépuisable actualité que par la justesse de son équilibre esthétique : l’élégance du geste mêlée à la finesse du propos transcende poétiquement cette version de Caligula en une expérience sensible empreinte d’un délicat trouble existentiel.