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Studio Hébertot : Ma Vie en aparté

      Ma Vie en aparté est une création originale de Gil Galliot présentée au Studio Hébertot dans une mise en scène de l’auteur (>). Elle retrace le parcours d’une comédienne âgée, attachée au théâtre corps et âme, tout en mettant à l’épreuve sa passion pour ce métier à travers la présence énigmatique d’une jeune comédienne qui fait ses premiers pas sur scène. Cette pièce, écrite pour deux rôles, amène sur le plateau Bérengère Dautun et Clara Symchowicz.

      Ma vie en aparté fait partie de ces pièces qui manifestent haut et fort l’amour du théâtre en mettant en œuvre une situation inextricable de mise en abîme et en intégrant un subtil discours métathéâtral. Le point de départ repose sur une répétition de la Phèdre de Racine, appréhendée comme un texte classique dont l’appropriation s’avère problématique en raison de la nature de la faute tragique attribuée à l’héroïne. La compréhension de cette faute constitue une difficulté morale dont la résolution personnelle semble la clé pour entrer dans la peau du personnage. Comment parvenir à interpréter Phèdre sans se contenter de « réciter » et à lui donner une profondeur humaine qui remue les sensibilités ? « À qui t’adresses-tu quand tu parles à Œnone ? » demande avec malice Edwige. Ce texte célèbre, qui ne cesse de résister à l’épreuve de la scène, suscite par-là un débat sur son intemporalité et ses retentissements à travers trois siècles d’histoire du théâtre. Mais il représente surtout un délicat point de jonction qui réunit deux comédiennes en quête d’elles-mêmes : si la jeune apprentie a du mal à incarner le rôle de Phèdre faute d’expérience personnelle nécessaire pour comprendre la logique passionnelle, la professeure de théâtre lui révèle au contraire son refus catégorique de l’avoir jouée à cause d’une expérience personnelle traumatisante. Aux répétitions et au discours métathéâtral se mêle ainsi finement un saisissant récit de vie « tragique ».

Ma Vie en aparté 1
Ma Vie en aparté, Studio Hébertot, 2022 © Adan

      Ce n’est pas pour autant un récit de vie classique auquel nous a habitués le théâtre contemporain, un spectacle qui s’appuie sur l’histoire d’un artiste qui ait réellement vécu. Si Ma Vie en aparté est écrite sur mesure pour Bérengère Dautun, le parcours dramatique d’Edwige est bien imaginaire malgré quelques clins d’œil remarqués à la carrière de cette ancienne sociétaire de la Comédie-Française. Il s’invite aux répétitions entamées de façon ambiguë en redynamisant le rapport entre les deux personnages amenés à entreprendre une sorte d’enquête sur le passé d’Edwige et son attachement compulsif à la scène. De sublimes retours en arrière faits dans la vie d’Edwige viennent bousculer le déroulement des répétitions interrompues par le récit grâce à l’apparition de ses fantômes du passé : s’ils donnent un éclairage émouvant sur ses choix de vie, ils métamorphosent en même temps un simple récit épique en une expérience théâtrale bouleversante. Ce récit est adressé par endroits à la comédienne apprentie dans un tête-à-tête de plus en plus tortueux, mais aussi, paradoxalement, aux spectateurs dans quelques scènes qui brisent délibérément le quatrième mur. Une action énigmatique se met ainsi en place pour enquêter tant sur la vie d’Edwige que sur son mystérieux rapport au théâtre et à Phèdre.

      La scénographie minimaliste se distingue dans Ma Vie en aparté par un subtil jeu de mise en abîme fondé sur le procédé de théâtre dans le théâtre. La scène représente en effet une simple salle de répétitions sans décors particuliers : une seule chaise installée à cour constitue le seul accessoire visible au lever du rideau. Un autre rideau noir, suspendu au milieu de la scène, scinde par ailleurs celle-ci en deux parties : si cet aménagement semble d’abord conférer aux répétitions une certaine impression d’intimité, l’éclairage qui le rend transparent nous fait découvrir plus loin un espace parallèle, utilisé pour des sauts dans le passé qui tendent un miroir au récit d’Edwige et qui complètent ainsi la mosaïque composite de son parcours « dramatique ». Un certain effet de flou donne de plus à ces scènes l’aspect de tableaux fugaces qui semblent revenir à l’esprit d’Edwige comme pour hanter sa mémoire remuée par la curiosité de plus en plus mordante de sa jeune élève : la scène clé de son refus incompréhensible d’endosser le rôle de Phèdre, comme celle tirée de son enfance qui est à l’origine de sa vocation imperturbable. Cet entremêlement de plusieurs temporalités et espaces relance ingénieusement le déroulement d’une action singulière qui fait avancer tant le récit d’Edwige que l’enquête de son élève.

 

      L’action ne s’enlise à aucun moment dans un temps mort, évitant opportunément les longueurs que pourraient engendrer des propos trop théoriques tenus sur le théâtre. Les différentes scènes se succèdent en effet avec un tel rythme qu’elles permettent de condenser dans des tableaux équilibrés les faits essentiels tant pour maintenir un mystère qui persiste au-delà même du dénouement quant à l’identité de la jeune comédienne, que pour offrir à Edwige l’occasion de présenter sa propre vision de la pratique théâtrale. Bérengère Dautun s’empare de son personnage avec enthousiasme en créant une professeure de théâtre plutôt joviale, pleine de bonne foi et généreuse en conseils : malgré quelques piques, tant soit peu innocentes, adressées à son élève, cette professeure passionnée de son métier et de textes classiques déconstruit amplement l’image oppressante d’une maîtresse tyrannique que peut d’abord donner la première scène plongée dans l’atmosphère inquiétante d’un récit fantastique. Le rapport de force entre la maîtresse et l’élève semble cependant s’inverser, dès lors que la jeune comédienne pousse Edwige à des aveux douloureux : c’est ainsi que Clara Symchowicz est amenée à adopter différentes postures en louvoyant entre deux types fondamentaux, celui d’un élève en manque absolu de confiance en ses capacités de comédienne et celui d’un élève persécuteur qui prend le pouvoir sur la situation. Mais ce renversement délicat demeure tout aussi ambigu que le rapport énigmatique entre les deux personnages en quête d’eux-mêmes. Ce qui plane dans les airs, c’est en fin de compte cette déclaration d’amour passionnée faite au théâtre.

SH Ma vie en aparté

 

      Ma Vie en aparté de Gil Galliot est ainsi une de ces créations contemporaines pour lesquelles on apprécie tant de nous rendre au Studio Hébertot. L’auteur metteur en scène a parfaitement réussi à mettre en œuvre une action entraînante, fondée sur un mystérieux récit de vie, relevée par le subtil jeu des deux comédiennes qui créent les deux personnages de la pièce.

Studio Hébertot : Pôles de Joël Pommerat

      Pôles est une pièce créée par Joël Pommerat en 1995 au théâtre de Montluçon : c’est celle qu’il considère comme son « premier texte artistiquement abouti » et qu’il publie aux éditions Actes Sud (2003). Plus de vingt ans après, Christophe Hatey, apparu en 1995 dans le rôle de Walter, obtient le droit de la recréer, avec la compagnie Air du Verseau (>), et en collaboration avec Florence Marschal, dans une nouvelle mise en scène personnelle, programmée au Studio Hébertot début janvier 2022 (>).

      Énigmatique, l’intrigue de Pôles repose sur une reconstitution fragmentaire d’événements vécus dans un passé lointain qui échappe aux personnages réunis un jour sur un coup de hasard. C’est une de ces pièces conçues autour du travail sur la mémoire et ses défaillances dans un cadre spatio-temporel éclaté en raison de nombreux retours dans le passé qui bouleversent régulièrement le déroulement linéaire d’une action principale étendue sur une année. Ces retours dans le passé sont ordonnés autour d’un événement « horrible », celui d’un prétendu matricide survenu dans des conditions douteuses, jamais tout à fait éclairé. Une dialectique dramatique troublante se dessine ainsi entre un passé douloureux, resté suspendu dans l’impasse d’une enquête manquée, et un présent lourd de ce passé difficile à raconter. L’enjeu d’une mise en scène de Pôles semble d’emblée tenir à l’actualisation scénique de ce rapport inextricable entre les deux moments de l’action.

      Christophe Hatey s’empare de Pôles en interrogeant précisément le lien mystérieux entre le passé et le présent en regard de la grande Histoire, évoquée en sourdine dans certains propos à travers un anniversaire non spécifié qu’il s’agit de commémorer à une année d’intervalle. Pour ce faire, il opte pour la simplicité matérielle du dispositif scénique qui situe la double action de la pièce aussi bien dans une époque intemporelle que dans un lieu imprécis. Inspirée de la pratique scénique de Joël Pommerat, sa scénographie paraît tout aussi dépouillée et symbolique que celle de son maître : deux paravents blancs sont les seuls décors qui servent de cadre aux effets de lumière sur lesquels reposent l’évocation d’ambiances diverses et l’alternance des deux moments de l’action. Aucune scène ne représente ainsi un lieu réaliste mais accentue au contraire le côté onirique, de telle sorte que les personnages donnent de plus en plus l’impression qu’ils sortent de nulle part pour être finalement engloutis dans un noir de transition. Les passages dans l’obscurité renferment en effet chaque scène dans une séquence-tableau autonome, que l’on peut appréhender comme une coupe faite dans la conscience d’Elda, pour l’action principale, ou dans celle d’Alexandre-Maurice, pour les retours dans le passé.

      La première scène, où Elda nous fait part de ses troubles de mémoire, et la deuxième, où elle reçoit dans une ambiance pesante un voisin et son frère Walter accompagné d’Alexandre-Maurice, semblent les plus proches de nous grâce à un éclairage standard qui tire sur le clair. Celles qui suivent sont davantage plongées dans une pénombre bleutée, ce qui est valable notamment pour les retours dans le passé. Cette démarche permet de dérouler dans un premier temps les deux moments de l’action avec fluidité et sans confusion. Une interférence étrange se produit cependant vers le milieu pour confronter, comme dans un éclair, Alexandre-Maurice de maintenant et celui d’alors : c’est sans doute pour insister symboliquement sur le poids de ce passé qui a fait basculer sa vie dans la catastrophe. Une dialectique scénique subtile se met ainsi en place pour instaurer un lien fragile entre le présent d’Elda déroulé de manière linéaire et le passé d’Alexandre-Maurice qui ressurgit de manière intermittente pour tendre un miroir tant soit peu éclairant à l’activité mémorielle manquée.

      Seuls les costumes des personnages et certaines allusions à la grande Histoire permettent de raccorder la double action à notre présent pour bousculer nos certitudes avec une plus grande efficacité. Si l’histoire des Atrides ou celle des Labdacides restent des histoires individuelles partagées dans des récits collectifs et reléguées dans une époque tant soit peu historique, celle d’Alexandre-Maurice qu’Elda Older ne parvient pas à (faire) écrire nous paraît ainsi davantage comme celle de tout un chacun : vouée à disparaître dans des réminiscences qui ne sont que de pâles reflets de ce que les retours dans le passé montrent aux spectateurs avec netteté, à l’exception notable de la scène du matricide plongée dans une atmosphère fantastique hallucinée. Mais la mise en scène de Christophe Hatey institue une ambiguïté scénique qui ne permet pas de savoir avec certitude si ces retours dans le passé doivent se substituer à des récits de souvenirs parcellaires ou s’ils sont destinés aux spectateurs censés reconstituer eux-mêmes les faits à la place des personnages. C’est que le personnage dépositaire de ces souvenirs, Alexandre-Maurice, souffre de troubles de mémoire et, pendant un certain temps, même de mutisme. Et les efforts d’Elda Older pour lui faire écrire son histoire, puis pour l’écrire elle-même à sa place, se soldent par un échec.

      Pièce sur le travail de la mémoire, Pôles pose en même temps le problème de la mémoire de gens ordinaires frappés par un crime contre l’humanité, traité autrefois dans des tragédies d’inspiration antique. Autant l’histoire des rois des Atrides et des Labdacides fait l’objet d’un engouement inépuisable, autant celle des gens ordinaires risque de tomber dans l’oubli en l’absence de scripteur capable de la mettre en lumière. Joël Pommerat cherche à « raconter » des histoires imaginaires de ces gens ordinaires oubliés par la grande Histoire pour explorer spectaculairement leur désarroi. La mise en scène de Christophe Hatey va pleinement dans ce sens tout en plongeant l’action dans un univers inquiétant qui interroge notre rapport tant au présent qu’au réel.

      Ce qui frappe dans la mise en scène de Christophe Hatey, c’est l’efficacité angoissante avec laquelle elle maintient l’action dans une ambiguïté spatio-temporelle. Celle-ci transpose en effet le récit introducteur d’Elda Older et l’activité mémorielle qu’il déclenche dans un univers étrange de contes : non pas dans celui de contes de fées qui campe l’action avec sécurité dans un passé imaginaire, mais dans celui de contes pour adultes qui fonde un lien équivoque avec notre époque pour remuer nos sensibilités. L’histoire du prétendu matricide d’Alexandre-Maurice qui constitue le noyau épique de Pôles nous affecte par son caractère horrible. Celle de l’activité mémorielle défaillante d’Elda Older qui l’enchâsse nous perturbe par son extension possible à l’ensemble des hommes. Si Pôles de Joël Pommerat nous raconte ainsi le traumatisme de cette activité mémorielle défaillante sur le cas précis d’une fracture émotionnelle impensable, la mise en scène de Christophe Hatey réussit à nous faire ressentir ses retentissements dans une expérience théâtrale singulière. Dans cette aventure scénique, il est parfaitement servi par les comédiens de sa troupe qui créent avec conviction des personnages étourdissants. 

Studio Hébertot : La Dame Céleste et Le Diable Délicat

      La Dame Céleste et Le Diable Délicat est une création originale inspirée du roman éponyme de Claude-Alain Planchon, présentée dans une mise en scène vibrante de Stéphane Cottin au Studio Hébertot (>). Aux côtés du metteur en scène qui, à l’occasion de cette reprise, interprète le rôle du jeune médecin, on retrouve l’éblouissante Bérangère Dautun, ancienne sociétaire de la Comédie-Française et directrice actuel du Studio Hébertot.

La Dame Céleste et le Diable Délicat
La Dame Céleste et Le Diable Délicat, Studio Hébertot, 2021.

      La Dame Céleste et Le Diable Délicat est tout d’abord une bouleversante histoire d’amour entre un jeune médecin de 34 ans, Claude-Alain Planchon, et une célèbre critique de danse et galeriste de 70 ans, Gilberte Cournand (1913-2005). Malgré une importante différence d’âge, leur relation passionnée et passionnante ne prendra véritablement fin qu’au moment de la disparition de cette incontournable figure de la vie culturelle parisienne dans la seconde moitié du XXe siècle. La Dame Céleste et le Diable Délicat est aussi un élégant hommage sans aucun sentimentalisme élégiaque, écueil adroitement évité grâce à un déroulement rapide de l’action qui introduit dans le récit de vie de Claude des saynètes hautes en couleur. Des sentiments exaltés et des situations brillantes transportent en effet les spectateurs dans l’univers de deux bons vivants, empreint de noblesse et de poésie, tout en faisant oublier ses aspects matériels étroits. C’est enfin l’histoire d’un amour absolu qui élève à un idéal de passion en résonnance avec toutes les représentations les plus sublimes attribuées à ce sentiment d’affection intense glorifié dans la littérature médiévale. La mise en scène de Stéphane Cottin et le jeu palpitant de Bérangère Dautun confèrent à cette déroutante romance une dimension céleste, comme s’ils plongeaient les spectateurs dans un tendre rêve.

La Dame Céleste et le Diable Délicat
La Dame Céleste et Le Diable Délicat, Studio Hébertot, 2021.

      La scénographie représente un lieu conventionnel sans aucune référence spatio-temporelle concrète au cadre historique dans lequel se déroule l’action. Plusieurs chaises en bois d’ébène et en velours rouge, déplacées au cours du spectacle, sont simplement disposées au milieu et sur les deux côtés de la scène. Trois longs rideaux blancs, suspendus nonchalamment sur les cintres en formant des plis, lui donnent un relief aérien. Sur le plan horizontal, ils produisent un effet de rapprochement entre les spectateurs assis dans une salle en gradin et les comédiens-personnages apparus sur scène en plongée, comme s’ils sortaient d’un conte de fées. L’effet de féerie est ici renforcé par des extraits musicaux romantiques tirés du Lac des cygnes de Tchaïkovski, qui retentissent à des moments les plus exaltés de l’histoire, comme cet air de danse utilisé pour le fond sonore de la scène de valse dans La Belle et la Bête (2017), repris dans la mise en scène de Stéphane Cottin en ouverture. Ces choix musicaux expressifs réactivent ainsi des références classiques pour recréer symboliquement un subtil arrière-plan féerique. Sur le plan vertical, les trois longs rideaux tiennent les deux amants suspendus dans un entre-deux : si certaines dates cruciales sont mentionnées explicitement, comme celle de la rencontre du 2 décembre 1983 à l’Opéra Garnier, cette verticalité atténue visuellement leur historicité pittoresque pour souligner le caractère quasi intemporel de l’action.

      Si Claude et Gilberte donnent l’impression de vivre une histoire de conte de fées, ils ne sont pas pour autant des personnages merveilleux. Plusieurs accessoires brouillent délicatement cette impression séduisante pour faire ressurgir dans cette histoire une dimension humaine : un téléphone qui sonne, un programme d’opéra ou un bouquet de roses de nacre, mais aussi la maladie et la mort qui font l’objet du récit de vie. De même, les costumes de gala dont ils sont vêtus les resituent dans l’univers clinquant du beau monde parisien de la seconde moitié du XXe siècle : Claude porte un smoking assorti d’un nœud-papillon, alors que Gilberte est habillée d’une longue robe de soirée noire, relevée d’une étole en fourrure de renard et de plusieurs bijoux. Tout cela est d’une élégance envoûtante qui fait rêver de ce beau monde, comme Marcel rêvait de fréquenter celui de la duchesse de Guermantes. Plusieurs images projetées sur les trois rideaux renvoient dans le même temps à des réalités culturelles du présent historique des deux personnages, comme ces ballerines en lien avec la profession de critique de danse de Gilberte ou le visage de Jean Marais de la Belle et de la Bête de Cocteau lors d’une escapade improvisée à Compiègne. L’utilisation pittoresque de ces éléments réalistes, mêlées à des tableaux baignés d’une poésie scénique fascinante, à l’évocation de sorties et rencontres joyeuses qui se produisent à un rythme effréné, fait vibrer de plein fouet notre imaginaire galant, nourri de ces amours parfaits vécus en dehors de toutes contraintes matérielles.

La Dame Céleste et le Diable Délicat
La Dame Céleste et Le Diable Délicat, Studio Hébertot, 2021.

      Les deux comédiens interprètent leurs personnages avec un indéniable entrain qui séduit rapidement les spectateurs intéressés dès le lever du rideau à l’histoire romanesque de Claude et Gilberte. Stéphane Cottin s’empare aisément du rôle du jeune médecin pour succéder sans problème à Alexis Néret. Son Claude paraît vif, mais sûr de lui et émouvant, et surtout entraînant parce qu’en fin de compte c’est lui qui ouvre l’action en se mettant à raconter avec passion son histoire d’amour avec Gilberte Cournand. Stéphane Cottin lui donne un air de dignité décontracté, sans tomber dans la mièvrerie, même pas à ces moments éprouvants qu’il évoque avec une douleur mesurée, lisible autant dans ses yeux que dans ses gestes. Leste de manière équilibrée, son Claude devient séducteur et séduisant en embarquant dans son récit de vie Bérengère Dautun qui incarne avec une complicité éblouissante le personnage de Gilberte. La comédienne convainc avec bravoure dans ce beau rôle d’une amoureuse avancée en âge en adoptant une posture altière, douée d’une humanité touchante qui décèle la grandeur d’âme de son personnage. L’élégance dans ses moindres mouvements l’amène à créer une Gilberte passionnée avec un air de noblesse attachant : ses regards et ses sourires enchanteurs, ses petits rires et ses gestes gracieux, tous placés avec délicatesse, font de cette Gilberte un personnage ravissant.

      Remise à l’affiche au Studio Hébertot, La Dame Céleste et le Diable Délicat est une incontestable réussite qui continue à subjuguer les spectateurs dans l’intimité bouleversante de cette performante salle de théâtre. C’est une belle histoire d’amour, brillamment interprétée par Bérengère Dautun, nouvellement accompagnée par Stéphane Cottin,  dans une mise en scène féerique pétillant de sentiments exaltés.

Studio Hébertot : Albert Einstein, un enfant à part

      Albert Einstein, un enfant à part est une création originale, adaptée du roman de Brigitte Kernel Le monde selon Albert Einstein paru aux éditions Flammarion Jeunesse. La pièce ainsi tirée d’une œuvre romanesque est jouée au Studio Hébertot dans une mise en scène pittoresque de Victoire Berger-Perrin avec Sylvia Roux, directrice artistique, dans le rôle-titre (>).

Albert Einstein, un enfant à part      Comme le laisse entendre son titre éloquent, Albert Einstein, un enfant à part est un récit d’enfance tiré d’une histoire vraie qui a pour thème une différence douloureusement vécue par un homme mondialement reconnu pour ses travaux scientifiques. Se raconter à travers l’histoire d’un autre n’est par ailleurs plus aujourd’hui un simple effet de mode, c’est un parti pris dramaturgique pleinement assumé par les auteurs contemporains et riche en ce que l’Histoire peut nous apprendre sur nous-mêmes ou sur notre présent. La projection dans un autre moi souffrant à cause de la différence relève sans doute de cet enjeu esthétique fondé sur le sentiment consolateur de ne pas se sentir seul, mais la mise en récit d’une expérience exemplaire permet dans le même temps de déconstruire les stéréotypes sur la primauté de la pensée unique propice à exorciser tout écart observé par rapport à la norme ou à la règle. Même sur un mode biographique romancé, l’exemple poignant d’un des plus grands génies a de quoi interroger notre rapport à l’altérité.

      Sylvia Roux, déguisée en un adolescent truculent, livre un témoignage émouvant sur le parcours d’Albert Einstein, solitaire et mal à l’aise dans ses rapports avec les autres à cause de de son bégaiement et sa dyslexie, mais aussi en raison de son prétendu autisme, jamais avéré. Ce témoignage se présente au premier abord sous forme d’un récit-monologue : la comédienne s’adresse explicitement aux spectateurs en allant parfois les prendre de court à l’aide d’une équation mathématique complexe qu’elle leur demande de résoudre tout en tirant malicieusement la langue. Mais ce récit d’enfance se transforme rapidement en un jeu subtil grâce à l’introduction des saynètes hautes en couleur qui l’entrecoupent pour illustrer les situations évoquées. Les parents, les grands-parents, des camarades de classe, des professeurs, un médecin allemand, tout un monde intervient de manière épisodique tant pour donner du relief à la souffrance d’Einstein que pour dédramatiser les évènements les plus douloureux grâce à une touche d’humour ou à travers des moments empreints de poésie. Une dynamique pétillante s’instaure ainsi entre le récit linéaire et ces interventions efficaces par leur brièveté pour embarquer les spectateurs dans le « monde » d’Albert, qui ne trouve un répit salutaire qu’une fois plongé dans la géométrie et les mathématiques.

Albert Einstein, un enfant à part
Albert Einstein, un enfant à part, mise en scène par Victoire Berger-Perrin, Studio Hébertot, 2021.

      La scénographie n’offre au premier abord qu’un lieu scénique assez austère : une paroi arrondie à laquelle sont accrochés deux manteaux clairs et qui servira plus tard de tableau à craie, deux bancs en bois disposés de part et d’autre de la scène, un tabouret et une pile de livres placés tout devant. Si cette scénographie quasi géométrique semble faire un clin d’œil implicite à la grande passion du petit Albert pour les mathématiques, elle est pleinement fonctionnelle dans la mesure où elle favorise les entrées souples des personnages épisodiques et par-là l’évocation symbolique des lieux dramatiques. Elle permet surtout d’embrasser un jeu théâtral entraînant, riche en rebondissements pétulants et en tableaux pittoresques obtenus grâce à l’éclairage et des projections de fond tamisées. Certaines saynètes, très courtes, produisent un effet d’accélération, comme celles où les parents grondent Albert à cause de la nourriture ou ses excès de colère. D’autres, plus longues, marquent un arrêt à la fois pédagogique et poétique, comme celle où l’oncle Jacob, toujours à l’écoute de son neveu, arrive à le faire parler sans bégayer, ou cette belle scène déroulée sur le fond d’un ciel étoilé, quand le grand-père donne à Albert une leçon sur l’humilité pour finir par lui offrir une boussole.

      Dans le rôle d’Einstein, Sylvia Roux crée un personnage vif, jovial, espiègle, d’un esprit alerte, mais aussi colérique et souffrant. Elle se laisse aisément aller au jeu en assurant avec souplesse le va-et-vient entre un Einstein qui se raconte et un Einstein qui s’incarne dans le rôle d’enfant. Elle parvient admirablement à maintenir un rythme effréné pour intéresser les spectateurs tant au récit de vie relevé par un contact oculaire complice et des gestes expressifs qu’aux saynètes dans lesquelles elle prolonge avec agilité les hauts et les bas de la vie de son personnage. Si son Einstein suscite le rire dans certaines scènes drôles et légères, il étonne en émouvant dans d’autres quand il cherche désespérément sa voie, ou séduit encore par sa curiosité pour les sciences. Dans ce parcours scénique virevoltant, Tadrina Hocking et Thomas Lempire prêtent leur corps à dix-sept personnages épisodiques tout en impressionnant par l’adresse avec laquelle ils changent de posture pour relever un tel défi.

Albert Einstein, un enfant à part
Albert Einstein, un enfant à part, mise en scène par Victoire Berger-Perrin, Studio Hébertot, 2021.

      Albert Einstein, un enfant à part, joué le samedi à 17h au Studio Hébertot, est un spectacle qui séduit certes un public jeune par la magie théâtrale que les comédiens savent produire grâce à leur talent, mais qui subjugue tout autant les adultes par le dévoilement enlevant du destin peu connu d’un homme hors du commun. C’est un beau moment de théâtre quand cette magie théâtrale opère pour réunir tant de spectateurs variés par la richesse et la qualité dramatiques d’une création originale.

Studio Hébertot : Cendres sur les mains

      Cendres sur les mains est un texte de théâtre de Laurent Gaudé monté pour la première fois il y a tout juste vingt ans dans une mise en scène de Jean-Marc Bourg. Cette fois-ci, c’est Alexandre Tchobanoff qui s’en empare dans une nouvelle création vibrante, donnée au Studio Hébertot avec Arnaud Carbonnier, Olivier Hamel et Prisca Lona dans les trois rôles de la pièce (>).

      Alexandre Tchobanoff met en scène le texte d’un auteur vivant, ce qui représente sans doute toujours un acte de courage dans la mesure où tout auteur vivant peut exprimer des réserves sur la manière dont on manipule ses œuvres. C’est d’autant plus délicat quand cet auteur a lui-même pu contribuer à leur première création et influencer par-là leur interprétation scénique. Si c’est aujourd’hui naturellement le cas de toutes les pièces d’auteurs disparus depuis un certain temps, les questions esthétiques et dramaturgiques ne se posent pas de la même façon pour les pièces récentes. La reprise d’une œuvre plus ou moins ancienne conduit nécessairement à une actualisation susceptible de la faire résonner avec le présent et d’interpeller les spectateurs sur un ou plusieurs aspects saillants. Les pièces de Molière, par exemple, font parfois l’objet d’adaptations audacieuses poussées à un tel degré de manipulation que ces adaptations dénaturent le texte, ce qui paraît peu envisageable dans le cas d’un auteur vivant pour lequel les metteurs en scène semblent avoir plus de « respect ». Mais il n’est pas question pour eux de reproduire « par respect » les circonstances de la première création, ce qui n’aurait pas de sens parce que dans de telles conditions il suffirait de reprendre celle-ci telle quelle. Il s’agit au contraire d’aborder le texte sous un angle différent, propre à interroger sa signification et à éprouver sa vitalité aussi bien dramatique que polémique. Cendres sur les mains de Laurent Gaudé compte précisément parmi ces pièces contemporaines qui connaissent une rare fortune scénique, comme celles de Wajdi Mouawad ou de Yasmina Reza devenues en quelque sorte les « classiques » du vivant de leurs créateurs. Alexandre Tchobanoff s’inscrit ainsi dans la lignée de ces metteurs en scène qui ont « l’audace » de monter des textes récents pour interroger leur portée peu après leur apparition, ce qui n’est pas une entreprise facile au regard de la complexité de la pièce de Laurent Gaudé. Il s’en acquitte pourtant avec succès en lui donnant une nouvelle vie.

      Cendres sur les mains est un texte sans une « véritable » histoire épique. Son intrigue est fondée sur une confrontation singulière déroulée dans un locus horribilis situé dans un pays imaginaire ravagé par une guerre également imaginaire : dans un endroit sans nom, où deux fossoyeurs brûlent avec de l’essence les corps des morts qu’on ne cesse de leur amener, et où ils finissent par accueillir une rescapée repliée sur elle-même et enfermée dans un mutisme volontaire. Les fossoyeurs et la rescapée mènent ainsi, pendant un certain temps, deux existences parallèles sans jamais arriver à communiquer ou à nouer une relation amicale. La confrontation de leurs existences, l’une pleinement absurde et l’autre tant soit peu épique, constitue l’action dramatique proprement dite en la sous-tendant par des enjeux polémiques qu’il s’agit de porter à la scène. Alexandre Tchobanoff se montre, dans sa mise en scène, particulièrement sensible au traitement figuratif de cette coexistence étrange ainsi qu’aux tensions anthropologiques qui en ressortent.

      La scène représente un lieu conventionnel, hautement symbolique, sans aucune recherche particulière de réalisme. L’espace scénique est implicitement divisé en deux parties asymétriques : l’une, côté jardin, plus importante, semble réservée aux deux fossoyeurs, alors que l’autre, côté cour, plus restreinte, est occupée par la rescapée. D’un côté, plusieurs sacs entassés les uns sur les autres et qui font d’emblée penser à une tranchée forment une sorte de barrière derrière laquelle est installé un escabeau en bois. Un grand bol en acier, un arrosoir à essence et une pelle font partie de rares accessoires manipulés par les deux fossoyeurs. De l’autre côté, un grand réverbère trois bras, entouré d’un morceau de tissu, se dresse seul dans la pénombre : la rescapée semble se l’approprier sans laisser les deux fossoyeurs pénétrer dans sa zone. La scénographie reproduit ainsi symboliquement l’éloignement entre les trois personnages, lisible textuellement dans la distribution de la parole : tandis que le discours de la rescapée relève pleinement de passages monologués destinés aux seuls spectateurs, les fossoyeurs communiquent à travers des dialogues dramatiques « classiques ».

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Laurent Gaudé, Cendres sur les mains, mise en scène par Alexandre Tchobanoff, Studio Hébertot, 2021 © Marek Ocenas

      Ces choix scénographiques résonnent en même temps avec les idées véhiculées par le texte ainsi qu’avec la situation métaphysique des trois personnages. Les sacs disposés en forme de tranchée évoquent l’enlisement spatio-temporel des deux fossoyeurs dans un lieu innommable et dans un temps non historique : les deux hommes semblent condamnés à la répétition des mêmes gestes quotidiens liés à leur lugubre mission sans aucune promesse d’évoluer vers un meilleur avenir, si ce n’est l’allègement de leur travail au cas où on les autorise à couvrir les corps de chaux plutôt que de devoir les traîner et brûler. Ils mènent une existence stationnaire à la manière de ces personnages beckettiens qui attendent une « fin de partie » et qui s’interrogent sur le sens de leur présence ici et maintenant. Les deux fossoyeurs, habillés et parlant comme des clochards, se demandent eux aussi s’ils sont toujours vivants ou déjà morts : « On est vivant tant que ça démange », répond l’un des deux dans un clin d’œil explicite à la détresse existentielle de Hamm et Clov. Mais à la différence de ceux-ci, les deux fossoyeurs arriveront à mourir. Et ce n’est pas le hasard si c’est peu avant ce moment-là qui rompt radicalement avec la tradition beckettienne, que l’un des deux monte sur l’escabeau qui fait le pendant au réverbère de la rescapée et dont on ne comprenait pas jusqu’alors la signification : leur immobilisme « horizontal » se voit ainsi symboliquement transformé en une entrée dynamique dans une temporalité « verticale » qui est celle de la rescapée. Cette femme qui a échappé à la destruction de son village n’est ici que de passage, le temps de veiller sur ses morts et de réchapper à la non-vie des fossoyeurs, d’autant plus qu’elle porte en elle une mémoire et une histoire. Ce passage épique, tant soit peu angoissant, est symbolisé par un élément vertical qu’est le réverbère et dont l’étrange présence contraste fortement avec les sacs étalés à l’autre bout de la scène. C’est ainsi la rescapée qui fait entrer les deux fossoyeurs dans un temps historique, ce que la mise en scène d’Alexandre Tchobanoff suggère avec une grande finesse. C’est au reste elle qui ouvre et clôt l’action en chantant une complainte avec un cierge à la main et faisant un bref récit de sa vie pour donner le cadre à l’action.

      Tout oppose en fin de compte les fossoyeurs et la rescapée tant au niveau textuel que sur le plan scénique. Arnaud Carbonnier et Olivier Hamel créent des personnages pétillants qui ne manquent pas d’énergie et qui ne semblent pas, au premier abord, avoir renoncé à la vie. Leur présence physique se manifeste nettement à travers des mouvements et des gestes souples et assurés : ils ne cessent pas de bouger en parlant fort et avec un accent socialement prononcé, allant parfois jusqu’à susciter quelques rires amers des spectateurs. Prisca Lona, quant à elle, se saisit de son personnage en lui donnant l’image d’une martyre : ses mouvements et ses gestes sont raides, lents et hésitants, son regard semble vide, sa voix est posée et comme tamisée. Ses postures introduisent en outre dans l’existence misérable des fossoyeurs des éléments poétiques, dès lors qu’elle marche la main tendue vers le devant de la scène ou qu’elle s’accroche convulsivement à son réverbère. Les trois comédiens entrent avec aisance dans la peau de leur personnage pour en montrer une misère existentielle non sans un certain espoir d’y échapper.

      Cendres sur les mains dans la mise en scène d’Alexandre Tchobanoff est une création subtile qui plonge le spectateur avec justesse dans l’univers de Laurent Gaudé, univers jalonné de références culturelles qui le lui rendent étonnamment proche. C’est un bel exemple de reprise d’un texte récent abordé avec une grande sensibilité théâtrale.

Laurent Gaudé, Cendres sur les mains, mise en scène par Alexandre Tchonaboff, 2021.