Archives par mot-clé : classiques du XXe siècle

Théâtre Nanterre-Amandiers : La Mouette de Cyril Teste

      Cyril Teste et le Collectif MxM se saisissent de La Mouette de Tchekhov en l’adaptant pour le plateau suivant une démarche audiovisuelle à cheval entre le théâtre et le cinéma : cette création singulière, reprise au Théâtre Nanterre-Amandiers pour une quinzaine de nouvelles représentations à la mi-avril 2022 (>), suscite bien la curiosité des spectateurs en ce qu’elle remodèle, en les explicitant sans ambiguïté, les motivations psychologiques et les états d’âme des personnages tchekhoviens mis à nu grâce à un regard voyeuriste.

      La célèbre pièce de Tchekhov, première en série qui ouvre résolument la voie à la dramaturgie moderne, pose avec acuité la question de l’avant-garde et de nouvelles formes de théâtre. Sur le fond d’une représentation manquée, elle retrace le parcours de vie d’un jeune auteur (Treplev) et ce, à travers quatre grands tableaux (ou actes) dramatiques, à ceci près que l’action épique qui fait avancer l’histoire se trouve nettement reléguée au hors-scène ou à l’entre-deux-actes. Si Treplev semble au premier abord s’imposer comme le héros de la pièce, d’autres personnages ne laissent pas d’usurper la place qu’il occupe au premier acte non seulement pour relever la complexité de son drame personnel, mais aussi pour dépeindre avec une touche réaliste l’immobilisme esthétique et moral auquel se trouve vouée la société russe dans le viseur de Tchekhov. La Mouette se comprend comme le « récit » de la maturation de plusieurs échecs, dès lors qu’aucun personnage ne parvient à réaliser son projet de vie et atteindre la plénitude vitale recherchée sans illusion, même pas Arkadina ou Trigorine condamnés à se prévaloir avec dérision d’une reconnaissance sans leste dont ils n’ignorent au reste pas les limites.

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La Mouette, d’après Tchekhov, mise en scène par Cyril Teste © Simon Gosselin

      Cyril Teste s’approprie ce drame, constitué de déceptions et échecs en série, en créant des images bouleversantes qui permettent d’accéder à l’intimité de chacun des personnages, quel que soit son rôle dans l’action. Ce n’est pas que ces personnages manquent de soif de vivre, c’est qu’ils sont obnubilés par des attaches qui les empêchent d’avancer, ou qu’ils se condamnent eux-mêmes, sans parvenir à s’élever par des actes marquants, à mener une vie fondée sur des compromis tout aussi frustrants que s’ils se laissaient aller à l’abandon : le mariage désespéré de Macha avec l’instituteur Medvedenko en est un exemple le plus frappant. Seule Nina semble à cet égard sortir du lot par sa détermination de devenir comédienne et pour être ainsi parvenue à s’émanciper de sa famille, mais son cruel manque de talent et son risible amour charnel pour Trigorine lui ménagent le même échec professionnel et sentimental qu’essuie Treplev à cause des jalousies mesquines qui l’empêchent de prendre de l’envol et imposer avec assurance, au mépris des moqueries ouvertes de sa mère, sa vision novatrice de l’art. Tous les personnages s’enlisent ainsi définitivement dans une vie tant soit peu dérisoire en se noyant dans une souffrance immanente à leur propension à la songerie et aux bavardages. C’est cette intériorité que cherche à rendre palpable la création de Cyril Teste à travers des gros plans envahissant la scène, révélateurs de frémissements entraînés par cette étreinte existentielle qui met les personnages face à une impuissance crispée pour certains comme face à une suffisance flagrante pour d’autres.

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La Mouette, d’après Tchekhov, mise en scène par Cyril Teste © Simon Gosselin

      Pour ce faire, Cyril Teste met en œuvre une scénographie dépouillée qui permet d’abord de figurer l’extérieur de la maison située au bord d’un lac pour favoriser ensuite la projection des scènes d’intérieur. Le spectateur voit ainsi ce qui se passe dans la maison essentiellement à l’aide de la caméra qui retransmet en direct l’action déroulée derrière la paroi du milieu, dès lors que les personnages abandonnent, à la fin du premier acte, les environs du lac qui servent de cadre naturel à la représentation préparée par Treplev. Ce parti pris scénographique est intéressant en ce qu’il infléchit la dimension réaliste de la pièce en la transformant en un drame symboliste qui évoque certains drames claudéliens. Si la représentation de la pièce de Treplev réunit tous les personnages, au clair de lune, devant un sublime paysage de taïga russe projeté par intermittence sur la façade de la maison, ils finissent par se disperser pour se replier d’autant plus douloureusement sur eux-mêmes qu’ils se renferment dans une solitude stérile vécue collectivement au sein même de la propriété. Ce n’est pas que les comédiens ne jouent plus sur le devant de la scène à partir du second acte, c’est que leurs apparitions furtives se font de plus en plus rares pour garder une aura symbolique, comme cette confrontation haletante entre Arkadina et Trigorine intervenue au cours du troisième acte, ou comme cette ultime rencontre entre Treplev et Nina (déplacée ainsi à l’extérieur) qui entraîne in extremis le suicide du jeune homme. Les projections en gros plan des scènes d’intérieur ne nous font pas seulement  pénétrer dans l’intimité des personnages et observer par-là comme à la loupe leurs états d’âme, elles nous montrent tout aussi leur chute progressive qui se traduit par leur disparition de la scène : ils semblent dès lors échapper à une souffrance incommunicable pour devenir de pâles fantômes d’eux-mêmes.

      L’adaptation de La Mouette par Cyril Teste représente ainsi une expérience théâtrale originale qui aborde la partition tchekhovienne sous le prisme de la caméra pour repenser le rapport du spectateur aux personnages : si les superbes gros plans produisent un saisissant effet d’éloignement, c’est pour mieux souligner l’enferment des personnages dans une vie monotone proche d’un poignant ennui existentiel.

Théâtre Douze : Les Mains sales

      Les Mains sales est une pièce polémique de Jean-Paul Sartre sur l’engagement d’un certain type d’intellectuels. Si elle date de 1948, elle n’a rien perdu de son actualité au regard des interrogations qu’elle soulève. Généralement peu jouée, elle a été créée en 2018 par la Cie du Cerf-Volant dans une mise en scène classique mais puissante de Jules Lecointe (>). Après bien des péripéties liées à la crise sanitaire, cette création remarquable s’est trouvée remise à l’affiche au Théâtre Douze pour y être jouée durant le mois de mars (>).

      Si les écrits de Sartre ne suscitent plus aujourd’hui le même engouement qu’ils ont connu à l’époque de leur parution, ses pièces, parfois rapidement considérées comme faisant partie du théâtre à thèses, ne cessent pas pour autant de questionner avec acuité notre rapport au monde. Par-delà leur ancrage historique et idéologique dans la pensée sartrienne, comme par-delà une certaine tendance implicite à servir d’instruments de « vulgarisation » à cette pensée, leurs histoires posent, sur le plan purement humain, des questions existentielles universelles auxquelles le spectateur ne peut pas rester insensible et ce, d’autant plus qu’elles interrogent beaucoup plus à travers des moments de crise qu’elles ne fournissent des réponses toutes faites. Aucune pièce de Sartre ne donne de clé pour déchiffrer le monde : elles campent les personnages dans des situations inextricables pour examiner les possibles et les limites de leurs actes aussi bien dans un rapport à soi-même qu’à la société à laquelle ils appartiennent de quelque manière. Dans le cas des Mains sales, il s’agit ainsi de confronter l’idéalisme d’un jeune intellectuel bourgeois à la portée de son engagement politique au sein d’un parti révolutionnaire éprouvé par des partis opposés pour l’amener à se partager le pouvoir. Jules Lecointe s’empare de cette histoire poignante avec efficacité en faisant résonner la puissance des propos ressortis de situations insoutenables.

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Les Mains sales, mise en scène par Jules Lecointe, Cie du Cerf-Volant, 2022 © Jules Lecointe

      La scénographie transpose les spectateurs dans une époque vaguement historique, celle de la Seconde Guerre mondiale, sans surcharger la représentation de détails superflus. Les costumes et les décors se contentent de faire quelques clins d’œil implicites à cet arrière-plan politique à la manière du texte qui place les événements narratifs au cœur des luttes menées entre les conservateurs au pouvoir et les anarchistes tenus à l’écart, luttes conditionnées par la victoire attendue du parti soviétique. Mais ce n’est pas cela qu’il s’agit de résoudre, c’est de considérer le meurtre commis par Hugo deux ans plus tôt pour éliminer Hoederer ouvert à un compromis précipité avec les conservateurs. C’est à travers un récit rétrospectif que l’action se déplace soudain en 1943 pour réévaluer les convictions de Hugo fraîchement sorti de prison et sa possible « récupération » par le parti révolutionnaire. Hugo n’est cependant pas un simple anarchiste prêt à tout entreprendre coûte que coûte : c’est tout d’abord un intellectuel qui s’empêtre dans un combat d’idées mené sur fond de luttes de classe hors de tout pragmatisme politique. La mise en scène de Jules Lecointe donne précisément primauté au déroulement de ce combat intérieur propre à un personnage bouleversé non seulement par l’accomplissement de son acte, mais aussi par son possible réengagement dans le parti. Elle donne ainsi tout son poids à la résonance humaine d’un drame existentiel vécu par le jeune anarchiste en manque de confiance.

      Si Hugo sorti de prison entre sur scène par la salle pour rejoindre Olga dans son appartement (1945), le gros de l’action se déroule dans la maison d’Hoederer (1943). Pour faciliter de tels changements spatio-temporels — salon d’Olga, chambre de Hugo et de sa femme Jessica chez Hoederer, bureau de celui-ci, salon d’Olga —, la scénographe Pauline Phan a imaginé des panneaux mobiles, certains occultants/ d’autres à fenêtres, que les comédiens redisposent rapidement eux-mêmes en créant de nouveaux espaces symboliques ou en recréant le cas échéant les mêmes. Un lit double et un bureau complètent ensuite cette scénographie pragmatique qui suggère plus les lieux avec une touche réaliste qu’elle ne cherche à les reproduire de manière naturaliste. L’ensemble scénique paraît très efficace : il favorise la mise en œuvre d’une action fluide, déroulée avec souplesse et sans aucun temps mort. Si la semi-obscurité dans laquelle se trouve plongée la scène confère à cette action une tonalité grave et sombre, elle la transcende dans le même temps en la présentant à l’attention des spectateurs comme la vision fantastique d’une crise existentielle suspendue entre la fiction narrative et la réalité théâtrale qui la reconstitue authentiquement. Cet effet est d’autant plus intense que tout ce qui se passe chez Hoederer représente une transposition théâtrale du récit entamé par Hugo dans le salon d’Olga et qui doit in extremis décider de son sort.

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Les Mains sales, mise en scène par Jules Lecointe, Cie du Cerf-Volant, 2022 © Jules Lecointe

      Cinq comédiens, trois femmes et deux hommes, créent tous les personnages de la pièce en endossant, pour certains, plusieurs rôles secondaires ou épisodiques. Celui de Louis, le chef des anarchistes, et les deux gardes d’Hoederer sont curieusement, mais sans que cela ne gêne, incarnés par les comédiennes. En plus du rôle de l’un des deux gardes, le personnage d’Olga revient à Léa Marie-Saint Germain qui lui donne un air inquiet et nerveux tout en laissant planer un doute sur son amour pour Hugo. Cette répartition judicieuse réserve ensuite les trois rôles principaux à un trio de comédiens tout à fait convaincants : Bastien Spiteri (Hugo), Aïda Hamri (sa femme Jessica) et Noé Pflieger (Hoederer).

      L’aspect juvénile de ce dernier surprend sans doute dans la mesure où on s’attend à ce que le rôle d’Hoederer soit interprété par un comédien plus âgé plus à même d’incarner un chef de parti désavoué. Noé Pflieger infléchit la création de ce personnage à travers son indéniable charme qui attire naturellement Jessica dans ses bras, mais aussi en effaçant un contraste générationnel qui l’opposait à Hugo. Ce qui oppose désormais les deux anarchistes ne relève ainsi plus que de leurs expériences et de leur vision politique : si le premier occupe un poste de premier plan en manipulant avec assurance les fils du pouvoir, le second paraît d’autant plus fragile qu’il se retrouve confronté à un rival posé qui ne lui en impose plus que par sa seule prestance. Hugo de Bastien Spiteri paraît dès lors plus sombre et plus impulsif face à l’aisance joviale d’Hoederer. Sa posture délicatement mal assurée qui traduit le louvoiement de Hugo entre la volonté d’agir et l’impuissance de passer à l’acte correspond au reste bien à l’idée que l’on se fait de ces jeunes bourgeois séduits par des idées de gauche et prêts à trahir le clan familial sous l’effet d’une ardeur romanesque. Aïda Hamri paraît subtilement joueuse dans le rôle d’une épouse potiche transformée in extremis en une véritable femme fatale qui compromet la détermination de Hugo et la signification de son acte meurtrier.

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      C’est un réel plaisir de redécouvrir Les Mains sales de Sartre dans la mise en scène de Jules Lecointe qui dirige ses jeunes comédiens avec assurance : leur fraîcheur déclinée à l’aspect classique de l’appareil scénographique confère à l’action et à son propos quelque chose de charnel qui confond finement la métaphysique d’un combat d’idées avec un drame passionnel refoulé au fond de l’âme du jeune Hugo. C’est tout aussi entraînant et passionnant qu’astucieux et subtil.

Théâtre des Quartiers d’Ivry : La Nuit juste avant les forêts

      La Nuit juste avant une les forêts est un célèbre texte de Bernard-Marie Koltès, devenu depuis sa parution en 1988 aux Editions de Minuit un classique de la littérature française. Considéré comme un monologue théâtral, ce texte narratif fait l’objet de nombreuses créations qui contribuent d’autant plus à son exégèse dramaturgique et métaphysique qu’il hante les professionnels comme les amateurs de théâtre en raison de ses multiples lectures possibles. Matthieu Cruciani l’a repris à son tour dans une mise en scène troublante en confiant le rôle de l’homme à Jean-Christophe Folly. Présentée à la Comédie de Colmar, sa mise en scène est partie en tournée à travers la France : les spectateurs ont pu la voir fin mars au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>).

      En plus d’une teneur existentielle qui remue les sensibilités par la virulence des propos, La Nuit juste avant les forêts intrigue d’abord par le statut énigmatique de celui qui nous interpelle par ce « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, […] ». Sans nom, à un endroit non spécifié, à une heure inconnue, un homme s’adresse, dans un long discours présenté sous forme d’une seule phrase, à un destinataire inconnu, du moins pour le spectateur. Son propos permet tant bien que mal de reconstituer son parcours épique comme son identité sociale avec toutes les zones d’ombre qui persistent. Il s’apparente à un singulier récit de vie d’un individu vivant en marge de la société, sans famille, sans visage, probablement même sans papiers. Le désordre et l’incohérence apparente de son développent nous persuadent dans le même temps qu’il manque de repères sociales susceptibles de favoriser son « insertion » dans la société fondée sur le modèle économique libéral auquel il s’en prend à plusieurs reprises. Tout est dès lors à inventer pour transposer sur scène ce texte de Koltès : la difficulté dramaturgique tient à trouver un équilibre esthétique sans le dénaturer en l’édulcorant dans une mise en scène naïve ou en forçant sa dimension sombre par la volonté de secouer les consciences. Matthieu Cruciani, quant à lui, semble avoir trouvé cet équilibre tout en produisant un malaise moral chez un spectateur confortablement installé dans son fauteuil.

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La Nuit juste avant les forêts, mise en scène par Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly
© Jean-Louis Fernandez

      Le choix du lieu et de l’ambiance est crucial dans la mesure où il œuvre, plus ici que dans d’autres textes, à la résonance métaphysique. La scénographie dans la mise en scène de Matthieu Cruciani repose sur la reconstitution poétique d’un espace désaffecté qui n’est pas sans rappeler celui du Quai Ouest : un lieu symbolique, fréquenté par ceux qui se distinguent sans ambages de l’ordre bourgeois. L’espace mis en œuvre par Nicolas Marie ressemble à un parking souterrain abandonné : des pylônes en béton armé délimitent un terrain sombre exposé aux flétrissures du temps. Si son aspect dégage l’impression de quelque chose de sordide à cause des infiltrations et une flaque d’eau sale, l’apparition du comédien habillé de vêtements malpropres et mal-ajustés renforce cette impression de saleté et de misère. Mais la scénographie ne verse nullement dans le glauque ou le repoussant : le déroulement de l’action introduit ou découvre peu à peu des éléments tant soit peu lyriques qui la transcendent en ce que Baudelaire a pensé dans l’expression de « fleurs du mal » : une certaine beauté retournée, tirée de ce qui échappe habituellement au canon du beau fondé sur l’harmonie et la recherche d’éléments positifs. Des pousses d’arbre élancées, sorties d’une terre entassée au coin d’un pylône, mais aussi de l’eau qui tombe çà et là du plafond sous forme de gouttes de pluie, représentent en effet des fragments vitaux qui mettent poétiquement en tension l’extrême dénuement et un irrésistible appel au droit d’exister.

 

      Jean-Christophe Folly s’empare de la création de son personnage avec une fougue modérée, mais suffisamment entraînante pour intéresser les spectateurs tout au long de la représentation : la souplesse et l’agilité de ses mouvements laissent découvrir un homme certes éprouvé par les aléas du destin et qui vit en rupture avec l’ordre social habituel, mais qui ne manque pas pour autant de soif de vivre. Seul en scène, le comédien parvient à donner un rythme alerte au discours mordant de son personnage amené à « recracher » avec une résonance vertigineuse les torts dont il fait l’objet. Malgré la teneur « incongrue » de certains propos crus et l’aspect miséreux de l’homme, Jean-Christophe Folly ne verse pas dans la grossièreté : s’il suggère plus qu’il ne montre, ses gestes maîtrisés confèrent à son personnage un aspect charnel qui nous rappelle inlassablement que celui-ci est un être humain engagé autant dans l’affirmation de la liberté d’exister indépendamment de tout système capitaliste que dans le droit de disposer de son corps meurtri par les coups de ceux qui semblent s’être pris à lui pour ses origines étrangères évoquées en sourdine. Jean-Christophe Jolly nous persuade ainsi que son personnage n’est pas un simple être de papier : sans excès de pathos et sans afféterie, il incarne un déclassé « fascinant », doué d’une sensibilité vibrante qui se met à nu dans sa complexité inextricable. Cet équilibre délicat sonne si juste qu’il provoque un malaise moral chez un spectateur affecté par ce destin singulier, mais qui détourne généralement les yeux de ceux que Jean-Christophe Folly représente ici avec autant de conviction que d’émotion. Un véritable malaise qui doit radicalement trouble la conscience bourgeoise.

      La Nuit juste avant les forêts dans la mise en scène de Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, est sans aucun doute un excellent exemple de mise en vie de ce bouleversant texte de Koltès. Le comédien tend brillamment le miroir de ce que la société refuse de voir dans ces marginaux qu’il incarne avec justesse à travers son personnage : un être humain sensible voué à un combat existentiel pour ne revendiquer paradoxalement qu’un simple droit d’exister. Ce magnifique spectacle séduit enfin par une esthétique de clair-obscur qui confond un bas-fond social et la poésie de plusieurs signes vitaux.

Théâtre Les Déchargeurs : Maîtres anciens

      Classique de la littérature mondiale, Maîtres anciens (Alte Meister : Komödie, 1985, Gallimard 1988) est un roman polémique de Thomas Bernhard qui s’en prend cette fois-ci au rapport à l’art ancien et à son impossible place au sein de la société considérée par l’auteur comme tombée dans une apathie abêtissante. Malgré toute la haine proférée contre l’hypocrisie de l’État et le conformisme des Viennois, le roman Maîtres anciens est aussi le cri d’un amour frustré pour les arts de tout genre. Gerold Schumann l’a nouvellement adapté pour le théâtre dans une mise en scène épurée en confiant l’interprétation de Reger à François Clavier. Dans la simplicité élégante de son dispositif scénique, cette mise en scène percutante, présentée aux Déchargeurs (>), fait ressortir le propos de Thomas Bernhard avec une efficacité déconcertante.

      Si le roman Maîtres anciens passe, sans retenue, au crible les travers les plus aigus de la société autrichienne dans le viseur de Thomas Bernhard, on ne peut que difficilement le qualifier de simple satire ou de farce politico-esthétique. Certains propos attaquent certes, avec une lucidité acérée, plusieurs clichés et comportements en s’appuyant sur des anecdotes tant soit peu dérisoires, mais le ressentiment tenace qui anime le personnage principal ne le conduit pas pour autant à une diatribe gratuite, ciselée juste pour amuser ou choquer grâce à des formules incisives employées avec une complaisance sournoise. Ces propos en apparence fielleux renferment en effet l’expression la plus profonde de son aspiration empêchée à une impossible grandeur de l’art, grandeur corrompue par les intérêts utilitaires de l’État : Reger se rend quotidiennement au Musée d’art ancien de Vienne pour regarder L’Homme à la barbe blanche du Tintoret et ce, sans parvenir à concilier sa fascination ineffable qu’exerce sur lui cette peinture et les enjeux socio-économiques qui entrent dans la production et la « consommation » des œuvres d’art.

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Maîtres anciens, adaptation et mise en scène par Gerold Schumann © Pascale Stih

      Le roman originel est divisé en deux parties : les souvenirs d’Atzbacher qui précèdent une rencontre imminente avec Reger et leur rencontre effective qui donne la parole à ce vieux critique de musique. Les adaptations pour le théâtre s’emparent de cette double situation en restaurant le dialogue entre les deux hommes. Gerold Schumann pense la sienne comme un récit rétrospectif qui rejoint la situation actuelle de Reger, retourné au Musée d’art ancien, à ceci près que François Clavier qui interprète ce personnage énigmatique se trouve seul en scène, face à la voix d’Atzbacher enregistrée pour se mêler aux propos de Reger. Cette voix, douée d’un pittoresque accent allemand, introduit un contrepoint opportun pour relancer Reger dans son récit épique tout en inscrivant celui-ci dans une situation proprement dramatique. Les interventions de François Clavier illustrent ensuite spectaculairement les rumeurs qui courent sur le compte de Reger, réputé à l’international pour ses critiques musicales publiées dans New York Times, mais inconnu pour autant à Vienne. Gerold Schumann instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le récit de cet homme replié sur lui-même, en proie à ses amères désillusions, et l’étrange voix d’Atzbacher qui transcende ce récit en le transformant en légende.

      Ces choix d’adaptation donnent par ailleurs du poids au discours tenu par Reger sur l’art, mais aussi à son histoire personnelle qui le nuance en infléchissant sa portée retentissante. La scénographie, très lumineuse, va pleinement dans ce sens en installant François Clavier, assis sur un banc rond blanc, au milieu de la scène entourée çà et là de panneaux blancs. Cette scénographie reproduit symboliquement une salle de musée en référence à la rencontre de Reger avec Atzbacher dans la salle Bordone, devant L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Ce parti pris renfonce le côté énigmatique en ne représentant précisément pas ce tableau, sans doute peu connu ou oublié par les spectateurs, pour les plonger dans une délicate incertitude qui stimule leur imagination autant que cette voix qui se substitue à la présence d’Atzbacher. Que l’attention de Reger soit en fin de compte accaparée par ce tableau ou un autre, pour peu qu’il s’agisse d’un maître ancien, ne change rien sur la teneur poignante de sa diatribe : la place du Tintoret semble au reste occupée pas les spectateurs, ce qui est d’autant plus troublant que Reger, désarçonné par la mort de sa femme, crie sa haine des hommes autant que son amour pour eux et son besoin vital de vivre parmi eux. Dans l’intimité de la petite salle du théâtre Les Déchargeurs, l’interprétation de François Clavier produit ainsi un double effet de sidération et fascination.

 

      Si Thomas Bernhard a intitulé son œuvre Alter Meister : Komödie, l’adaptation de Gerold Schumann et l’interprétation de François Clavier ne renvoient au comique qu’indirectement à travers quelques propos dont la cruauté provoque çà et là un léger rire grinçant, propos tels que ces attaques contre le tourisme de masse ou cet inépuisable dénigrement des Viennois. François Clavier crée son personnage en lui donnant un air assuré, mêlé de supériorité et de nonchalance : resté assis, les mains croisées posées sur les genoux, un œil parfois légèrement fermé, un parler fluide, le comédien adopte, sans nullement verser dans la caricature, une attitude désinvolte qui traduit une lassitude hautaine. Il manipule avec adresse les inflexions de sa voix, sa mimique et ses gestes pour innerver le discours de Reger de ces traits sarcastiques qui laissent en fin de compte découvrir un personnage sensible en proie à une émouvante crise existentielle. François Clavier crée en effet un personnage aussi bien bouleversé par la perte récente de la femme aimée que frustré par le trop-plein des œuvres des maîtres anciens, la vénération destructive de leur perfection écrasante et le détournement de leur valeur artistique à des fins politiciennes. Au cours de la représentation, le comédien fait ainsi évoluer l’attitude de Reger, attaché comme malgré lui à l’art qu’il semble détester, en laissant transparaître son désenchantement viscéral : il nous persuade alors brillamment que Reger est intimement convaincu de ses positions tranchées tout en aspirant douloureusement à recréer un lien vital avec l’insoutenable perfection des maîtres anciens voués à la corruption socio-politique entraînée par l’utilitarisme conformiste de l’État et de la bourgeoisie triomphante. C’est époustouflante !

      Si l’œuvre choc de Thomas Bernhard a autrefois défrayé la chronique, c’est qu’il malmène sans ambages les valeurs stériles de la société bourgeoise. Mais ses personnages sont loin d’être des monstres qui se complaisent dans une cruauté arbitraire : ils expriment avec fracas une profonde déchirure existentielle qui les affecte dans leur quête de l’absolu. Sous la houlette de Gerold Schumann, François Clavier est précisément parvenu à rendre palpable et palpitante la crise métaphysique que traverse  Reger dans Maîtres anciens.

Poche-Montparnasse : Le Faiseur de théâtre

      Le Faiseur de théâtre (Der Theatermacher, 1984) est une pièce polémique de l’autrichien Thomas Bernhard devenu célèbre pour la teneur acérée de ses textes à l’encontre du conformisme et de la bien-pensance qu’ils dénoncent avec virulence. Le Faiseur de théâtre, quant à lui, s’en prend à l’art dramatique et ses conventions. Au théâtre Poche-Montparnasse (>), Chantal de La Coste s’en saisit avec finesse pour en proposer une mise en scène dynamique qui donne du poids au propos de Bruscon brillamment incarné par Hervé Briaux.

      Si Le Faiseur de théâtre est l’une de ces pièces métathéâtrales qui nous laissent pénétrer dans les coulisses de la fabrique du théâtre, elle compte parmi les moins conventionnelles, dans la mesure où elle est loin de le célébrer dans ses missions culturelles ou de détourner son fonctionnement sur un ton burlesque. La pièce de Thomas Bernhard dresse le portrait cruel d’un directeur de théâtre aussi bien renfermé dans une autosuffisance inflexible que replié sur une logique argumentative imprégnée des stéréotypes sociaux les plus orthodoxes. La pensée implacable de ce directeur qui aspire à la grandeur se dévoile au travers d’un faux dialogue mené avec un aubergiste comme avec ses deux enfants qu’il n’arrête pas de rabaisser tout en les amenant à jouer dans sa comédie. Il ne s’agit pas d’un jeu plaisant qui mette les personnages dans des situations embarrassantes pour éprouver leurs sentiments ou leurs performances à la manière des Acteurs de bonne foi de Marivaux. Bruscon représente la démonstration en force d’une vision de grandeur néfaste et stérile, et remet par-là en cause les défaillances du monde de théâtre, son fonctionnement autocratique et son impuissance à susciter l’intérêt des masses.

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Le Faiseur de théâtre, mise en scène par Chantal de La Coste, Théâtre Poche-Montparnasse, 2022 © Victor Tonelli

      L’action du Faiseur de théâtre évoque l’univers de théâtre de manière détournée en se situant non pas sur une scène de théâtre, mais dans l’auberge d’un village perdu au fin fond de rien : c’est là que Bruscon doit donner sa pièce La Roue de l’Histoire, à l’aide de sa troupe ambulante composée des membres amateurs de sa famille, devant à peu près deux cents spectateurs constitués de simples villageois, plus intéressés à l’élevage du porc qu’aux subtilités de la philosophie de Kierkegaard mentionné au passage, et symboliquement représentés par l’aubergiste indifférent aux discours sur l’art. L’autosuffisance qui conduit Bruscon à se considérer comme l’un des plus grands hommes de théâtre de son temps détonne spectaculairement avec une ambiance sordide qui ne se prête en aucune façon à la représentation d’une grande fresque historique promise par sa pièce. L’action du Faiseur de théâtre se présente ainsi comme une superbe farce qui interroge ironiquement notre rapport aux rouages du théâtre soumis aux archétypes rigides des aspirations élitistes. Au regard de ses enjeux esthétiques, Chantal de La Costa a fait choix d’une mise en scène puissante aux accents naturalistes tout en se gardant de la faire basculer dans la dérision ou la caricature.

      La scène représente la salle de restaurant de l’hôtel Au Cerf Noir à Utzbach en s’appuyant sur plusieurs éléments de décor réalistes, sans les multiplier pour autant à outrance pour préserver leur caractère factice propre à un subtil jeu de mises en abîme. Une porte d’entrée, à jardin, fait face à un plateau bar installé sous une arcade située à cour. Le fond de la scène figure une série de fenêtres recouvertes de rideaux clairs, sans doute en guise de vitres qui ne permettent pas de donner sur l’extérieur de façon authentique : cette fermeture énigmatique donne cependant l’impression que l’action du Faiseur de théâtre se déroule dans un endroit aussi retiré que caché, à cheval entre une réalité scénique concrète et une fiction dramatique virtuelle. Si une paire de tables en bois entourées de chaises symbolise la salle de restaurant, une estrade en lattes placée sur le devant de la scène la transforme tant soit peu en salle de bal attendue selon la didascalie initiale. Plusieurs portraits complètent cette scénographie figurative : celui d’un cochon et celui d’Adolf Hitler se font face sur une diagonale de cour à jardin en la subvertissant pour déjouer son caractère naturaliste et lui conférer in fine une dimension proprement théâtrale.

Le Faiseur de théâtre
Le Faiseur de théâtre, mise en scène par Chantal de La Coste, Théâtre Poche-Montparnasse, 2022 © Victor Tonelli

      À l’entrée dans la salle, des grognements de cochon suggèrent l’ambiance du « néant culturel absolu » tout en renvoyant à plusieurs propos acerbes de Bruscon qui sera incommodé par l’odeur de porc. C’est ainsi qu’Hervé Briaux, dans le rôle du directeur, habillé de noir et muni d’une canne, entre en scène pour se retrouver face à Patrice Dozier, dans celui de l’hôtelier : un étrange échange se met en place entre celui qui ne cesse de parler de la création de son immense pièce et celui qui se contente d’écouter et de fournir des informations loufoques sur les habitudes alimentaires de son village. Hervé Briaux incarne son personnage en lui donnant une prestance dominante grâce à des mouvements et gestes assurés, mais aussi à travers une voix grave tétanisante. Malgré le caractère hargneux de Bruscon, Hervé Briaux ne crée pas un personnage monstrueux dérisoire : son assurance et le maintien distingué produisent un effet de frayer d’autant plus efficace qu’Hervé Briaux nous persuade que son Bruscon est intimement convaincu du bien-fondé de ses actes et propos tant oppressants qu’empreints d’idées de grandeur. Face à lui, Patrice Dozier incarne un hôtelier apathique en limitant ses mouvements et en se contentant de sourire, mais sans paraître le moins du monde intimidé par la présence vainement écrasante de Bruscon. À un moment donné, il se met significativement à hacher la viande avec une nonchalance désarmante. Un fin dialogue de sourds souligne ainsi tout en demi-teinte le caractère quasi absurde de cette farce métaphysique sur des bas et des hauts qui traversent l’art dramatique.

Le Faiseur de théâtre      Mais l’action intègre également des scènes de théâtre dans le théâtre en rapport avec la création de la pièce de Bruscon : il s’agit notamment de répétitions faites avec la fille et le fils, copieusement humiliés par ce père cynique dont la rancœur se manifeste ici de la sorte conformément à ses propos misogynes et méprisants énoncés dans sa quête de l’absolu. Comme dans sa confrontation avec l’hôtelier, Bruscon d’Hervé Briaux garde le même sang-froid qui donne à son personnage une portée retentissante, alors que Séverine Vincent et Quentin Kelberine interprètent les deux enfants sans avoir l’air d’en souffrir. Le Faiseur de théâtre nous laisse ainsi pénétrer dans un univers féroce imprégné de tout type de préjugés et clichés prononcés sans gêne pour éprouver des valeurs négatives qui alimentent la propension de la bourgeoisie au mépris et à l’élitisme : « Seul un être cultivé est un être humain », déclarera Bruscon pour finir par constater que lui et sa famille ne jouent que pour s’améliorer et non pas pour « cette racaille de la campagne ». Si l’action et l’univers du Faiseur de théâtre paraissent à maints égards paradoxaux, ils restent pour autant parfaitement cohérents dans la mesure où ils tendent, sans aucune pitié, un miroir déformant aux archétypes de pensées de la bourgeoisie triomphante. L’équilibre obtenu entre la férocité du portrait dressé et sa représentation raffinée produit un puissant effet de sidération.

Le Faiseur de théâtre
Le Faiseur de théâtre, mise en scène par Chantal de La Coste, Théâtre Poche-Montparnasse, 2022 © Victor Tonelli