Archives de catégorie : 06- Saison 2023/24

Théâtre Essaïon : Jean, une vie de La Fontaine

Jean-Une-vie-de-La-Fontaine-aff-WEB      Jean, une vie de La Fontaine est une création originale de Thierry Jahn de la Cie Bigarrure, donnée actuellement au Théâtre Essaïon (>). Ce charmant spectacle semi-musical théâtralise avec une touche pittoresque plaisante la vie romanesque du célèbre fabuliste-conteur.

      Jean de La Fontaine (1621-1695) est une figure incontournable de la littérature française du XVIIe siècle, parce que connu pour ses fables lues par tous les écoliers français. C’est également une figure controversée de sa propre époque à cause de sa proximité compromettante avec Nicolas Fouquet arrêté sur l’ordre de Louis XIV en 1661, mais aussi pour ses contes licencieusement grivois qui ont laissé une tâche ineffaçable sur son blason de moraliste et d’académicien. Son parcours n’en est en même temps que plus savoureux pour nous piquer de curiosité, tandis que l’autre partie de son œuvre restée pendant longtemps méconnue nous amène à déconstruire le fabuleux récit célébrant purement et simplement le siècle de Louis XIV. Raconter la vie de La Fontaine à notre époque revient ainsi à l’embrasser dans sa totalité sans porter un jugement moralisateur sur ses fréquentations et l’ensemble de ses écrits. Quand on creuse, on s’aperçoit en effet vite qu’elle est parsemée de péripéties romanesques qui en font un héros picaresque digne de l’intérêt que lui porte le regard bienveillant de Thierry Jahn.

      Le spectacle Jean, une vie de La Fontaine s’inscrit pleinement dans le genre dramatique moderne de récits de vie centrés sur le récit d’un personnage historique amené à témoigner de la vie de son époque, à partager son expérience avec les spectateurs et à rectifier en quelque sorte l’idée que l’on se fait de lui et de son œuvre en raison de raccourcis entraînés par l’enseignement scolaire. La création de Thierry Jahn s’en distingue pour autant par sa dimension musicale et littéraire éclairée. Elle retrace certes les événements les plus marquants de la vie personnelle et mondaine de La Fontaine — tels que son mariage, son arrivée au château de Vaux-le-Vicomte, son entrée dans le salon de Madame de La Sablière ou son élection à l’Académie-Française —, mais elle scande ce parcours rocambolesque en intégrant dans le déroulement de l’action plusieurs fables et contes mis en voix ou en musique, comme si ceux-ci étaient directement le fruit de ses nombreuses tribulations. Le spectacle s’emploie dès lors non seulement à nous conter la vie épique de La Fontaine de façon dynamique, mais aussi à la théâtraliser sur un ton enjoué avec un certain effet de féerie.

Jean, une vie de La Fontaine, Théâtre Essaïon 2023 © Fabienne Rappeneau

      La scénographie nous transporte dans l’univers pittoresque du XVIIe siècle, à commencer par des costumes et des perruques typiques confectionnés avec la volonté de se couler, ne serait-ce que symboliquement, dans les codes vestimentaires de l’époque de Louis XIV bien reconnaissable. Les éléments de décor, quant à eux, nous font pénétrer dans un tableau stylisé d’époque proche de scènes de genre : d’un côté, une scène de théâtre constituée d’une estrade en bois et d’un rideau rouge, de l’autre, une toile de fond en forme de tapisserie représentant un paysage avec un grand figuier au premier plan et un temple de l’amour situé sur une clairière à l’arrière-plan. Cet astucieux assemblage scénique, propice aux changements rapides de lieux suivant les déplacements de La Fontaine, nous embarque ainsi pour un curieux voyage dans l’époque de Louis XIV : si en effet les costumes et les décors nous la rappellent inlassablement, le piano et les guitares modernes de même que les choix musicaux contemporains la rapprochent de la nôtre et tendent ainsi des ponts entre le passé et le présent. Il est certes drôle de voir La Fontaine rapper, mais c’est pour mieux souligner le caractère universel inépuisable des historiettes qu’il nous raconte avec un air espiègle dans ses fables et contes.

      Thierry Jahn a d’autre part mis en œuvre une action scénique extrêmement dynamique captivante qui ne connaît aucun temps mort. Il s’agit au départ de lever le soupçon de trahison entraîné par la réception de la dernière lettre dans laquelle La Fontaine semble renier la partie licencieuse de son œuvre mise à l’index de son vivant bien avant son élection à l’Académie-Française. Dès lors que la machine est lancée à travers un habile retour en arrière dans la jeunesse du fabuliste-conteur champenois encore célibataire et en quête de fortune, l’action avance à pas de géant, sans jamais s’appesantir sur quelconque épisode, en faisant défiler une multitude de personnages, incarnés avec une étonnante souplesse par Meaghan Dendraël et Thierry Jahn, autour de la figure centrale de La Fontaine. Ce faisant, elle mêle avec virtuosité, dans un spectacle à cheval entre réalité et féerie, des saynètes hautes en couleur à des chansons inspirées de contes ou à des morceaux de fables. Elle nous laisse ainsi voir comment l’œuvre de La Fontaine en une perpétuelle gestation se trouve intimement liée à ses succès et ses échecs mondains comme à sa vie privée au sein d’un mariage malaisé. C’est Hervé Jouval qui crée le personnage du fabuliste avec une vivacité irrésistible en lui prêtant une attitude joviale.

     Jean, une vie de La Fontaine de Thierry Jahn est un spectacle réussi qui met littéralement en scène la vie du célèbre fabuliste du grand siècle, spectacle pétillant de vivacité et d’inventivité, empreint de poésie musicale, porté par trois comédiens amplement convaincants dans leurs rôles.

Théâtre de l’Île-Saint-Louis : Un homme ça doit être fort

Un homme ça doit être fort flyer      Un homme ça doit être fort est une nouvelle pièce d’Isabelle Toris-Duthillier donnée au Théâtre de l’Île-Saint-Louis. Cette fois-ci, le XVIIIe siècle représenté dans ses pièces précédentes cède la place à un sujet contemporain réputé difficile, celui de la différence et de la transsexualité. Comédienne et dramaturge, Isabelle Toris-Duthillier s’y prend pour autant avec beaucoup de délicatesse en écrivant une pièce engendrant une sensation d’apaisement.

      La transsexualité est un sujet épineux au sein d’une société contemporaine divisée par des questions de genres et de leur représentation. Il y a certes une certaine tendance post-moderne qui remet inlassablement en cause toutes nos structures de pensée et les archétypes sociaux vieux de plus de mille ans, mais aussi une tendance opposée scrupuleusement attachée à préserver les valeurs traditionnelles prétendument justes. S’il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui fait, peut-être abusivement, effet de mode et effet de crispation, on oublie rapidement que derrière toutes ces polémiques interminables se trouvent des êtres humains en chair et en os, sensibles et souffrants, fragilisés précisément par ces polémiques poussées à outrance qui révèlent en fin de compte une profonde intolérance de la société d’aujourd’hui. Une violence de parade se lit souvent dans des partis pris tranchés, fermés à tout dialogue, ce qui conduit in fine à des combats d’idées infructueux et à des conflits sociaux insolubles. C’est ainsi qu’on apprécie la dimension conciliante de la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier focalisée sur l’individu-être-humain.

      Un homme ça doit être fort nous raconte l’histoire d’une femme trans qui, depuis son enfance, ne se sentait pas bien dans son corps biologique de garçon et qui parvient à adopter un enfant. Son histoire est d’autant plus douloureuse qu’elle a dû subir les violences quotidiennes d’un père machiste qui battait sa mère, ce dont elle était un témoin oculaire impuissant. Le personnage mis en œuvre par Isabelle Toris-Duthillier porte un fardeau lourd d’expériences et souvenirs traumatisants pour en endosser un autre qui est proprement existentiel. C’est de ce double fardeau, de ce passé désolant et d’une transformation en femme, qu’il s’agit de rendre compte à un fils bouleversé tant par la découverte de ses propres origines biologiques que celle de la transsexualité de sa mère adoptive née dans un corps d’homme. Pour les trois personnages (la femme trans, son mari et son fils), il s’agit ainsi de libérer la parole et de faire une sorte de confession. La tension dialectique de l’action dramatique surgit de cette libération cathartique qui apaise les trois personnages bouleversés.

      La scénographie nous transporte dans un salon décoré avec sobriété : une table basse entourée de deux chaises, un piano placé à cour qui tend à situer l’action dans un milieu en apparence bourgeois, sentiment indirectement confirmé par la profession du mari psychiatre. Au-delà de cet ancrage social amené en demi-teinte, plusieurs accessoires hautement symboliques renvoient de manière tangible, pour souligner la dimension profondément psychologique de la pièce, aussi bien à des souffrances passées et actuelles qu’à ces quasi talismans perçus au cours de l’action comme des signes d’apaisement : une vieille photo de Ladislas (la femme trans) avec son chien chéri, mais aussi une peluche et le journal intime du fils. L’ambiance de ce huis-clos à trois semble au premier abord pesante parce que les révélations à faire et à entendre risquent d’engendrer de nouvelles souffrances chez les trois êtres meurtris par des accidents de vie qui les conduisent à se chercher constamment pour se reconstruire et vivre dans leur plénitude existentielle, sociale et psychologique.

      Cette dimension psychologique amenée par la scénographie façonne le déroulement intime de l’action scénique. Si leurs personnages respectifs se coulent dans des postures plutôt statiques, les trois comédiens ne restent pas pour autant figés dans une immobilité impassible : c’est précisément l’expression des sentiments par le biais de gestes simples mais significatifs et de modulations nuancées de leur voix qui nous tient en haleine et ce, d’autant plus que le choix de mots justes et l’adoption d’un ton convenable semblent amplement conditionner la sortie d’une crise existentielle. Patrice Faucheux, dans le rôle du père, crée le personnage le plus lumineux de la pièce dans la mesure où il apporte avec conviction un précieux soutien aux autres : un mari et père dynamique à l’écoute de ses proches. Vincent Duthillier incarne le fils adoptif : certes un fils un peu sombre, un peu gêné, un peu timide, mais un fils sensible et reconnaissant qui porte un message fort. Isabelle Toris-Duthillier, quant à elle, s’empare de la création de la femme trans avec une grande sensibilité, sans excès de pathos, en nous intéressant aux douleurs de son personnage et en nous dévoilant son intimité comme si elle nous racontait sa propre histoire.

      Un homme ça doit être fort est une création réussie qui aborde avec audace un sujet social sensible. Sans chercher à tenir un discours moralisateur, la pièce d’Isabelle Toris-Duthillier transmet à ses spectateurs un message humaniste fondamental : le respect d’autrui et de son identité sexuelle, le droit d’être différent et d’être accepté tel quel dans un contexte explosif.

Théâtre Lucernaire : Olympe de Gouges, plus vivante que jamais

Olympe de Gouges      Olympe de Gouges, plus vivante que jamais est une création originale de Joëlle Fossier-Auguste, mise en scène en 2021 par Pascal Vitiello qui a également signé celle du Rêve de Mercier donnée avec succès l’année dernière au Théâtre de la Contrescarpe. C’est un captivant seul-en-scène qui retrace avec saveur le destin quasi romanesque d’une étonnante figure historique connue essentiellement pour sa Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne (>).

      La création d’Olympe de Gouges, plus vivante que jamais s’inscrit dans la lignée de ces spectacles très appréciés qui redonnent vie à un personnage historique autre que les rois et les reines de la tragédie classique et du drame romantique. De condition bourgeoise, probablement fille naturelle de Lefranc de Pompignan, femme de Lettres réputée pour ses aventures amoureuses, Marie Gouze (1748-1793) nous intéresse aujourd’hui non seulement par sa mort tragique sous la guillotine et par ses écrits dans lesquels elle défend audacieusement la cause des femmes, mais aussi comme un témoin hors du commun des événements les plus violents qui ont marqué l’histoire de France. Décriée et moquée à son époque pour s’être émancipée de la condition de femme bourgeoise, méprisée par les Révolutionnaires pour avoir eu le culot de se mettre au même rang que les hommes, elle fait partie de ces femmes fortes dont l’image a été revalorisée et qui vont jusqu’à susciter notre admiration. Joëlle Fossier-Auguste s’empare de cette figure controversée avec une grande humanité en évitant adroitement tout écueil de son instrumentation.

      Le spectacle se présente, non sans une certaine ambiguïté délicate, comme un palpitant récit de vie de l’héroïne incarcérée à la Conciergerie, récit de vie fictivement déployé entre plusieurs interlocuteurs qui se confondent in fine avec les spectateurs. Ceux-ci retrouvent le personnage au moment où elle est littéralement jetée en prison et où elle fait connaissance avec le gardien censé la surveiller jour et nuit, ce qui l’amène peu à peu à lui raconter son enfance, son mariage forcé, ses amours et ses combats. Ce choix d’écriture favorise le déploiement d’une double temporalité, le temps de l’incarcération et celui des récits situés à des époques antérieures. Il en surgit une tension dialectique d’autant plus vibrante que ces récits s’apparentent à des scènes dialoguées, que ce soit avec le gardien ou avec ceux qu’Olympe de Gouges évoque à tour de rôle en se racontant. Ainsi Joëlle Fossier-Auguste réussit-elle aussi bien à refonder un simple récit épique dans une écriture dramatique particulièrement dynamique destinée à être portée sur scène par une seule comédienne, qu’à donner plus de poids, grâce à cette remarquable polyphonie, à la parole du personnage, même si celui-ci assume toutes les voix.

Olympe de Gouges
Olympe de Gouges, plus vivante que jamais, Théâtre Lucernaire © François Crepin

      La scénographie nous introduit bel et bien dans la cèle d’Olympe de Gouges, symboliquement représentée par un paravent clair et une table d’écriture assortie d’une chaise, où l’héroïne écrira sa dernière lettre bouleversante curieusement adressée à un inconnu. La robe à rayures style directoire, portée par la comédienne, nous situe quant à elle dans la triste décennie révolutionnaire. C’est dans la simplicité de ce décor sobre constitué avec perspicacité que se rejouent les derniers jours d’Olympe de Gouges incarnée par Céline Monsarrat avec une vivacité entraînante qui contraste avec la condition d’une prisonnière amplement consciente de sa fin prochaine. C’est dans l’intimité de ce décor sobre qu’Olympe de Gouges, autrice de nombreuses pièces de théâtre à scandale dont certaines fustigent l’esclavagisme, semble composer ces scènes dialoguées à travers lesquelles elle se raconte jusqu’à son étonnante comparution devant le Tribunal révolutionnaire et a fortiori jusqu’à l’enclenchement du couperet, deux moments significatifs soulignés par de saisissants choix de mise en scène quant aux dessins créés avec des lumières et projetés sur le fond de la scène, pour le premier, et quant à un éclairage et un fond sonore singuliers pour l’exécution de la peine capitale.

      Céline Monsarrat crée une Olympe de Gouges savoureuse, pleine d’énergie et forte de ses convictions politiques. La mise en œuvre de la double temporalité, ce va-et-vient incessant entre l’emprisonnement du personnage et le récit de sa vie romanesque, amène la comédienne à l’incarner avec ce curieux entrain mêlé d’humour, de traits d’esprit et de détermination d’Olympe de Gouges à poursuivre son combat pour les causes défendues jusqu’au dernier souffle. L’héroïne ne semble ainsi jamais s’apitoyer gratuitement sur son destin, dont elle se sert au contraire pour dénoncer les injustices sociales et les incohérences des régimes (monarchique et révolutionnaire). Sans aucune place pour l’amertume ou pour un attendrissement excessif, la création d’Olympe de Gouges par Céline Monsarrat nous livre dès lors une héroïne historique « plus vivante que jamais », telle en effet qu’elle aurait pu apparaître au cours de sa vie débordant de rencontres, d’aventures et de polémiques.

      Olympes de Gouges, plus vivante que jamais, programmée en ce début de saison au Théâtre Lucernaire, est une création pleinement réussie qui donne ses lettres de noblesse à une héroïne controversée, création qui nous fait redécouvrir avec intérêt sa vie romanesque comme les polémiques modernes qu’elle a eu l’audace de provoquer à son époque.

Théâtre de la Huchette : Un train pour Milan

      Un train pour Milan est une création originale de François Feroleto, présentée pour la première fois au Festival d’Avignon en 2020, donnée actuellement au Théâtre de la Huchette (>). Ce spectacle intime nous livre un récit poignant d’un prisonnier calabrais, inspiré à la fois de la vie de François Feroleto et de nouvelles de Dino Buzzati.

      Les textes littéraires nous affectent par leur incontestable pouvoir de séduction d’autant plus grandissant pour certains d’entre eux qu’ils ne cessent de nous parler de nous-mêmes, de faire ressortir des réminiscences enfouies au plus profond de notre âme et de nous renvoyer par-là à nos origines éclatées. D’autres textes se trouvent intimement liés à notre trajectoire personnelle bouleversée parce qu’ils réactivent en nous de nouveaux univers sublimés dans notre imagination par l’insoutenable volonté de vivre. La littérature peut nous pousser à dépasser ce délicieux stade de mélancolie de la lecture et susciter en nous le désir de nous raconter à notre tour. C’est de cette rencontre de désirs, de souvenirs, de vicissitudes et de quêtes de soi que semblent surgir le texte et le spectacle de François Feroleto Un train pour Milan : se raconter soi-même à travers un parcours fantastique composé et recomposé d’extraits réécrits puisés dans l’œuvre de son auteur de prédilection.

      Un train pour Milan est tout d’abord un récit imaginaire qu’un prisonnier calabrais condamné à perpétuité adresse à son fils, récit fait le temps de paraître face à la foule amenée à trancher sur son éventuelle sortie de prison selon une vieille coutume. C’est ainsi que Marcello attendant dans sa cellule se lance dans une narration empreinte de nostalgie et d’émotion qui nous conduit au fin fond de sa Calabre appauvrie qu’il a dû troquer pour Milan en quête de jours meilleurs. Son histoire en apparence tout à fait banale est pourtant celle des milliers de calabrais obligés de s’exiler après la Seconde Guerre mondiale pour trouver un travail ailleurs que par chez eux. Elle nous raconte avec finesse leur déchirement existentiel entraîné par d’insurmontables disparités entre le Nord et le Sud malgré l’ascension sociale réussie de plusieurs d’entre eux. C’est dans ce récit en partie autobiographique que s’imbriquent furtivement des extraits de nouvelles de Dino Buzzati, ce qui lui confère furieusement une dimension poétique et une certaine portée universelle, et ce qui provoque in fine d’étonnants effets de reconnaissance, source de nombreuses tensions.

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Un train pour Milan, Théâtre de la Huchette © Yannick Debain

      La scénographie nous laisse pénétrer dans la cellule où Marcello se trouve incarcéré depuis plus de douze ans et où il attend avec angoisse sa comparution devant la foule. Un simple banc noir est placé devant une sorte de grille. Cette grille qui s’ouvre çà et là comme une fenêtre est encastrée dans un cadre muni de battants qui se déplient et replient en modifiant l’aspect du décor pour suggérer les lieux évoqués par Marcello au cours de son récit. C’est grâce à un battant vert-jaune dont le relief semble figurer la flore calabraise que le prisonnier nous amène par exemple jusque chez lui dans les années de sa jeunesse marquée par d’émouvants souvenirs familiaux et relevée par une chanson traditionnelle. L’action est ainsi scandée par ces incursions faites hors de la prison non seulement pour redynamiser son déroulement scénique, mais aussi pour souligner avec une plus grande poésie la condition ambiguë du prisonnier. Cette poésie émane d’autre part d’un subtil éclairage fondé sur d’ingénieuses colorations très suggestives, comme cette sublime scène où la voix de Michel Bouquet, une fois Marcello assoupi sur son banc, évoque la vie d’une microfaune présente dans un jardin. Des sons et bandes sonores minutieusement choisis accompagnent en plus le récit de Marcello qu’ils transcendent avec l’éclairage dans un spectacle saisissant.

      François Feroleto s’empare de la création de son personnage avec un équilibre délicat en lui prêtant une posture et des gestes bien mesurés qui traduisent certes la souffrance morale et le déchirement existentiel de Marcello, mais il s’y emploie sans aucun excès de pathos et sans aucun frétillement superflu. Sa voix rauque souligne avec conviction le long emprisonnement et l’inévitable déchéance physique du personnage, sans pour autant que François Feroleto mette l’accent sur le délabrement. Il crée ainsi un vibrant anti-héros quasi aéré en proie aux interrogations inquiétantes soulevées à la fois par l’attente de la présentation à la foule et par le récit de souvenirs métamorphosé peu à peu en une sorte de confession. Il nous séduit dès le lever du rideau tout en nous transportant avec efficacité dans un univers mi-réel mi-fantastique émergeant de cette mise en voix sensible ainsi que de nombreux suspens créés au gré des épisodes narrés et transposés symboliquement sur le plateau.

      Un train pour Milan de François Feroleto, à l’affiche au Théâtre de la Huchette, est un spectacle captivant tant par le récit bouleversant de Marcello mêlé à plusieurs extraits tirés de nouvelles de Dino Buzzati que par de frappants effets de lumière et de fond sonore qui jalonnent sa mise en scène.