Jean, une vie de La Fontaine est une création originale de Thierry Jahn de la Cie Bigarrure, donnée actuellement au Théâtre Essaïon (>). Ce charmant spectacle semi-musical théâtralise avec une touche pittoresque plaisante la vie romanesque du célèbre fabuliste-conteur.
Jean de La Fontaine (1621-1695) est une figure incontournable de la littérature française du XVIIe siècle, parce que connu pour ses fables lues par tous les écoliers français. C’est également une figure controversée de sa propre époque à cause de sa proximité compromettante avec Nicolas Fouquet arrêté sur l’ordre de Louis XIV en 1661, mais aussi pour ses contes licencieusement grivois qui ont laissé une tâche ineffaçable sur son blason de moraliste et d’académicien. Son parcours n’en est en même temps que plus savoureux pour nous piquer de curiosité, tandis que l’autre partie de son œuvre restée pendant longtemps méconnue nous amène à déconstruire le fabuleux récit célébrant purement et simplement le siècle de Louis XIV. Raconter la vie de La Fontaine à notre époque revient ainsi à l’embrasser dans sa totalité sans porter un jugement moralisateur sur ses fréquentations et l’ensemble de ses écrits. Quand on creuse, on s’aperçoit en effet vite qu’elle est parsemée de péripéties romanesques qui en font un héros picaresque digne de l’intérêt que lui porte le regard bienveillant de Thierry Jahn.
Le spectacle Jean, une vie de La Fontaine s’inscrit pleinement dans le genre dramatique moderne de récits de vie centrés sur le récit d’un personnage historique amené à témoigner de la vie de son époque, à partager son expérience avec les spectateurs et à rectifier en quelque sorte l’idée que l’on se fait de lui et de son œuvre en raison de raccourcis entraînés par l’enseignement scolaire. La création de Thierry Jahn s’en distingue pour autant par sa dimension musicale et littéraire éclairée. Elle retrace certes les événements les plus marquants de la vie personnelle et mondaine de La Fontaine — tels que son mariage, son arrivée au château de Vaux-le-Vicomte, son entrée dans le salon de Madame de La Sablière ou son élection à l’Académie-Française —, mais elle scande ce parcours rocambolesque en intégrant dans le déroulement de l’action plusieurs fables et contes mis en voix ou en musique, comme si ceux-ci étaient directement le fruit de ses nombreuses tribulations. Le spectacle s’emploie dès lors non seulement à nous conter la vie épique de La Fontaine de façon dynamique, mais aussi à la théâtraliser sur un ton enjoué avec un certain effet de féerie.
La scénographie nous transporte dans l’univers pittoresque du XVIIe siècle, à commencer par des costumes et des perruques typiques confectionnés avec la volonté de se couler, ne serait-ce que symboliquement, dans les codes vestimentaires de l’époque de Louis XIV bien reconnaissable. Les éléments de décor, quant à eux, nous font pénétrer dans un tableau stylisé d’époque proche de scènes de genre : d’un côté, une scène de théâtre constituée d’une estrade en bois et d’un rideau rouge, de l’autre, une toile de fond en forme de tapisserie représentant un paysage avec un grand figuier au premier plan et un temple de l’amour situé sur une clairière à l’arrière-plan. Cet astucieux assemblage scénique, propice aux changements rapides de lieux suivant les déplacements de La Fontaine, nous embarque ainsi pour un curieux voyage dans l’époque de Louis XIV : si en effet les costumes et les décors nous la rappellent inlassablement, le piano et les guitares modernes de même que les choix musicaux contemporains la rapprochent de la nôtre et tendent ainsi des ponts entre le passé et le présent. Il est certes drôle de voir La Fontaine rapper, mais c’est pour mieux souligner le caractère universel inépuisable des historiettes qu’il nous raconte avec un air espiègle dans ses fables et contes.
Thierry Jahn a d’autre part mis en œuvre une action scénique extrêmement dynamique captivante qui ne connaît aucun temps mort. Il s’agit au départ de lever le soupçon de trahison entraîné par la réception de la dernière lettre dans laquelle La Fontaine semble renier la partie licencieuse de son œuvre mise à l’index de son vivant bien avant son élection à l’Académie-Française. Dès lors que la machine est lancée à travers un habile retour en arrière dans la jeunesse du fabuliste-conteur champenois encore célibataire et en quête de fortune, l’action avance à pas de géant, sans jamais s’appesantir sur quelconque épisode, en faisant défiler une multitude de personnages, incarnés avec une étonnante souplesse par Meaghan Dendraël et Thierry Jahn, autour de la figure centrale de La Fontaine. Ce faisant, elle mêle avec virtuosité, dans un spectacle à cheval entre réalité et féerie, des saynètes hautes en couleur à des chansons inspirées de contes ou à des morceaux de fables. Elle nous laisse ainsi voir comment l’œuvre de La Fontaine en une perpétuelle gestation se trouve intimement liée à ses succès et ses échecs mondains comme à sa vie privée au sein d’un mariage malaisé. C’est Hervé Jouval qui crée le personnage du fabuliste avec une vivacité irrésistible en lui prêtant une attitude joviale.
Jean, une vie de La Fontaine de Thierry Jahn est un spectacle réussi qui met littéralement en scène la vie du célèbre fabuliste du grand siècle, spectacle pétillant de vivacité et d’inventivité, empreint de poésie musicale, porté par trois comédiens amplement convaincants dans leurs rôles.