Archives de catégorie : 06- Saison 2023/24

Théâtre Lucernaire : Les Chaises

Les Chaises Lucernaire      Considérée comme un des chefs-d’œuvre de l’auteur, devenue un grand classique du XXe siècle, la pièce Les Chaises d’Eugène Ionesco a été nouvellement créée par Thierry Harcourt au Théâtre Lucernaire dans une mise en scène épurée (>). Frédérique Tirmont et Bernard Crombey trouvent dans cette création une heureuse occasion d’incarner, dans une symbiose époustouflante, deux pantins d’une humanité cruellement déchue.

      Le théâtre de l’absurde né sous la plume d’Eugène Ionesco s’est rapidement imposé dans le paysage culturel de son époque par sa nouveauté, par l’exhibition burlesque de sa théâtralité comme par son inépuisable intemporalité. Il s’en prend avec humour aux situations les plus stéréotypées de l’envers peu glorieux de notre humanité foudroyée tant par un quotidien abrutissant que par une inéluctable fuite du temps. Les personnages qu’il amène sur scène se trouvent le plus souvent confrontés à des tâches ordinaires mettant à l’épreuve non seulement leurs capacités cérébrales à y répondre, leur rapport à autrui et au langage, ou tout simplement leur sensibilité, mais aussi la vacuité de leur existence. La vacuité d’une existence dérisoire constituée d’actes multiples appréhendés, sinon avec une insoutenable angoisse, du moins avec une gravité apparente qui porte l’attention du spectateur sur leur caractère pour le moins risible. Malgré tout, le théâtre d’Eugène Ionesco ne bascule pas dans un pessimisme absolu, voire dans une impasse métaphysique : la recherche de l’absurde et la dimension grotesque de situations amenées nous forcent plutôt à rire jaune avec les personnages.

      Dans Les Chaises plus précisément, deux personnages, un Vieux et une Vieille, respectivement 95 et 94 ans, deux curieux représentants de cette humanité frappée par la vieillesse, nous étonnent par une incroyable vigueur qui émane de leur combat quotidien pour la vie. Ils semblent certes voués à la solitude, à la routine, à une certaine forme de souffrance métaphysique et in fine à la mort, ce qui ressort amplement de leurs propos, mais ils ne se laissent pas aller tout droit au désespoir, voire à une déchéance excessive. Ils évoquent certes leur passé en exprimant naturellement un certain nombre de regrets et de déceptions, mais ils ne semblent pas avoir perdu toute espérance parce qu’ils ont toujours un message « important » à transmettre à l’humanité qu’ils prétendent vouloir sauver, ce qui les conduit à recevoir une foule d’invités invisibles auxquels ils s’adressent comme à des personnes en chair et en os. L’absurde repose ici sur une tension dialectique empreinte de tragique entre l’insignifiance dérisoire de l’action menée par le Vieux et la Vieille et une détermination désolante avec laquelle ils agissent (sans le savoir ?) dans le vide.

Les Chaises, Théâtre Lucernaire, 2024 © Fabienne Rappeneau

      Ce vide « ontologique » explicitement évoqué par Eugène Ionesco lui-même dans ses écrits sur le théâtre est bel et bien matérialisé sur scène malgré les indications selon lesquelles le plateau devrait finir par être envahi par des chaises destinées aux invités invisibles. La mise en scène de Thierry Harcourt fait en effet le pari d’une scène quasi vide en laissant les deux comédiens introduire ces invités imaginaires dans un espace imaginaire rempli d’objets imaginaires. Deux chaises symboliques installées sur le devant de la scène et deux escabeaux placés au fond représentent ainsi les seuls accessoires de cette scénographie minimaliste. Un double changement de perspective fondamental s’impose dès lors aux spectateurs imperceptiblement amenés à se confondre avec ceux que le Vieux et la Vieille ne cessent d’accueillir : cette confusion serait sans doute totale si leur attention n’était accaparée par la venue de l’Empereur qui suscite chez eux un émoi particulier. Le minimalisme frappe également par le contraire de ce que représente un envahissement matérialiste historiquement daté : les deux personnages semblent suspendus dans un vide éthéré qui leur confère une dimension intemporelle troublante.

      C’est cet espace-temps imprécis que s’approprient progressivement Frédérique Tirmont et Bernard Crombey pour y asseoir le drame existentiel de leurs deux personnages infatigables, prêts à ne rien lâcher pour essayer de sauver l’humanité par l’intermédiaire d’un orateur chargé de parler à leur place. L’action scénique repose sur l’attente de cette prise de parole absurde réduite in extremis à des sons inarticulés et des syllabes dénuées de sens, prise de parole paradoxalement replacée dans la mise en scène de Thierry Harcourt avant l’arrivée de l’Empereur. Pas question de s’ennuyer pour autant en attendant l’un ou l’autre parce que le Vieux et la Vieille repassent au crible des moments différents de leur vie tout en remuant d’inquiétude pour cette soirée exceptionnelle à propos de laquelle on se demande si elle n’a pas lieu un peu tous les jours. Thierry Harcourt met ainsi en œuvre une action particulièrement dynamique qui engendre à la fois le trouble et le badinage, une action palpitante fondée sur un mélange paradoxal de sérieux et de dérision. Les deux comédiens, quant à eux, s’emparent de la création de leurs personnages avec une étonnante conviction : à leur vigoureuse métamorphose en Vieux et en Vieille s’allie une sensibilité singulière qui donne aux incohérences recherchées dans la partition ionescienne une résonance humaine saisissante.

     La création des Chaises donnée au Théâtre Lucernaire mérite donc certainement d’être vue, ne serait-ce que pour se laisser cueillir par l’excellente interprétation du Vieux et de la Vielle par Frédérique Tirmont et Bernard Crombey. Elle semble de plus parfaitement servir le texte de Ionesco grâce à des choix de mise en scène tout à fait convaincants.

Théâtre Lucernaire : Farces et nouvelles de Tchekhov

Farces-et-nouvelles-de-Tchekov      Farces et nouvelles de Tchekhov est un spectacle « divertissant » composé de plusieurs textes écrits par le célèbre auteur russe, spectacle conçu et mis en scène par Pierre Pradinas. Selon les dates indiquées sur le site du théâtre Lucernaire (>), les pièces et les nouvelles sélectionnées ainsi que les comédiens alternent, si bien qu’entre le 8 novembre et le 7 janvier, les spectateurs ne voient pas la même représentation. Le 17 novembre, la Cie Le Chapeau rouge a donné Les méfaits du tabac, Une demande en mariage et Un drame.

      Tchekhov compte aujourd’hui parmi les classiques indétrônables du XXe siècle : ses grandes pièces, mais aussi ses pièces en un acte et ses nouvelles, toutes focalisées sur la représentation de la réalité quotidienne appréhendée avec humorisme, suscitent le plus vif intérêt des metteurs en scène contemporains. Si leur action est historiquement ancrée dans la société russe qui se trouve dans le viseur de Tchekhov à cause de son immobilisme et ses dysfonctionnements, cette localisation ne nous apparaît in fine que comme un simple décorum derrière lequel se révèle en réalité toute une série de conflits et ennuis dérisoires qui règlent notre vie de tous les jours. Ce qui confère à ces conflits et ennuis une dimension quasi tragique universelle tient à la tension dialectique entre leur caractère dérisoire et le sérieux avec lequel Tchekhov les traite. Il en résulte, pour le spectateur, un certain embarras qui gêne le franc éclat de rire malgré une drôlerie grinçante des situations retenues.

      Le fil conducteur reliant les trois textes sélectionnés pour la séance du 17 novembre repose sur le caractère tragi-comique des personnages amenés sur scène. Dans Les méfaits du tabac, un homme d’une cinquantaine d’années, au lieu de donner la conférence sur le sujet annoncé, en l’absence de sa femme, se laisse aller à parler de tout et de rien, à se plaindre avec humour de sa vie dérisoire et de son mariage oppressant. Dans La demande en mariage, un double confit dérisoire sur la propriété de cinq hectares de terre et sur la supériorité de leurs chiens respectifs empêche Lomov de faire à Natalia sa demande en mariage. Et, dans Un drame, un écrivain connu tue une écrivaine en herbe venue lui imposer la lecture de sa pièce de théâtre dérisoire à n’en pas finir. C’est un kaléidoscope loufoque de personnages à la fois ordinaires et curieux, dont la conduite interroge les limites de la normalité et d’un déséquilibre pathologique proche de la névrose, voire des troubles de la personnalité. C’est divertissant dans une certaine mesure, mais parvient-on à en rire sans gêne ?

Farces et nouvelles de Tchekhov, “La demande en mariage“, Théâtre Lucernaire @ Marion Stalens

      Pierre Pradinas, un peu comme Tchekhov, met en scène les trois textes avec le même sérieux, sans accentuer les absurdités et sans les détourner de façon abusive : la limpidité de sa mise en scène souligne heureusement la sensibilité inquiète des personnages et offre aux comédiens la possibilité d’entrer avec finesse dans leur création scénique comme s’il s’agissait de réanimer des personnages doués d’une réelle profondeur psychologique. Les costumes, tout à fait ordinaires, parfaitement adaptés à chacune des trois situations prosaïques, produisent quant à eux un effet de réel significatif en conférant à ces curieux personnages l’apparence d’une humanité commune dans laquelle il est aisé de reconnaître nos semblables. La scénographie dépouillée, réduite à son strict minimum — un pupitre et une petite table haute à jardin, plusieurs chaises au milieu de la scène redisposées en fonction de chacun des textes —, contribue enfin à concentrer le regard des spectateurs sur le mal-être physico-mental des personnages ainsi que sur le jeu des comédiens.

      Philippe Rebbot apparaît dans le rôle du conférencier dans Les Méfaits du tabac et dans celui du père de Natalia dans La demande en mariage. Il crée les deux personnages, l’un plus singulier que l’autre, sans excès de pathos et sans verser dans la caricature, de telle sorte que malgré toute la dérision qui se dégage de leur état il parvient plus à nous intéresser à leur mal-être qu’à nous faire rire de leurs ridicules. Très délicat, cet équilibre fragile entre émotion et comicité est le fruit d’un jeu naturel. Quentin Baillot et Laure Descamps incarnent Lomov et Natalia dans La demande en mariage en poursuivant dans le même registre de l’équilibre : si le névrosé Lomov de Quentin Baillot est sobrement forcé, la fière Natalia de Laure Descamps renferme quelque chose d’infantile qui trahit douloureusement son inexpérience et sa sensibilité. Dans Un drame, Laure Descamps et Romain Bertrand créent les deux personnages principaux en mettant subtilement l’accent, la première, sur la ténacité aveugle de l’écrivaine et, le second, sur l’ennui désespéré de l’écrivain sans les caricaturer pour autant. Les comédiens font ainsi défiler une série de personnages fondamentalement comiques tout en explorant leur sensibilité inquiète.

      Farces et nouvelles de Tchekhov, conçue et mise en scène par Pierre Paradinas, donnée au théâtre Lucernaire, est un joli spectacle divertissant qui restaure subtilement des personnages comiques dans leur humanité.

Théâtre de l’Odéon : Andromaque

      Andromaque est une nouvelle tragédie de Jean Racine mise en scène par Stéphane Braunschweig au Théâtre de l’Odéon : après Britannicus donnée à la Comédie-Française et Iphigénie à l’Odéon, deux créations remarquables qui ont fait date, Stéphane Braunschweig séduit une nouvelle fois ses spectateurs grâce à sa subtile interprétation scénique de la partition racinienne qui résonne sous sa baguette avec une puissance extraordinaire (>).

      Il n’est point vrai que les tragédies de Racine soient démodées et qu’elles n’aient rien à nous dire : elles ne le semblent pas quand elles sont portées sur scène par Stéphane Braunschweig habile à explorer leur logique passionnelle en mariant intimement le mot et le geste. Les tragédies classiques représentent certes des destins exceptionnels liés aux malheurs, mésaventures ou tribulations des rois et des princes, mais les drames personnels de ces personnages hors du commun dont les choix ont une portée politique indéniable nous affectent tout d’abord par leur dimension humaine. Les enjeux politiques ne relèvent en quelque sort que d’un certain revêtement conventionnel qui conditionne ces drames en les complexifiant. Derrière la condition de la veuve d’Hector ou derrière celle de la fille de Ménélas se révèlent deux histoires intimes qui dépassent largement le politique pour mettre à nu les émois de ces femmes transies d’orgueil, d’angoisse et d’amour. Il s’agit dès lors de scruter le texte racinien, de descendre dans ses profondeurs troubles et de regarder le dessous des mots pour donner une juste résonance émotionnelle aux drames passionnels qui l’innervent.

      L’intrigue d’Andromaque repose curieusement sur le schéma de la comédie pastorale dans laquelle chaque personnage en aime un autre sans être aimé en retour : Oreste aime Hermione éperdument amoureuse de Pyrrhus qui n’a d’yeux que pour la belle Andromaque attachée sans compromis au souvenir de son mari Hector vaincu et tué par Achille, père de Pyrrhus, lors de la retentissante guerre de Troie. Cette intrigue proprement « comique » ne renferme pourtant rien de drôle parce que son enchaînement d’amours frustrés n’attend qu’un coup de pouce fatal pour basculer dans une catastrophe funeste entraînant la mort de plusieurs personnages. Le destin de Pyrrhus, et par-là celui d’Hermione, et par-là celui d’Oreste, dépend du parti pris d’Andromaque sollicitée par le fils d’Achille qui doit en réalité se marier avec la fille de Ménélas contrariée par une attente prolongée. La décision d’Andromaque, poussée malgré elle au mariage avec Pyrrhus pour sauver son fils, déclenche dès lors la colère vengeresse d’Hermione non seulement publiquement offensée au regard de sa condition, mais aussi fatalement blessée dans son amour-propre.

Andromaque, Théâtre de l’Odéon 2023 © Simon Gosselin

      Sans encombrer la scène par des décors superflus, Stéphane Braunschweig porte l’action d’Andromaque sur un plateau dépouillé en laissant découverts les murs noirs de la cage de scène. Une surface d’eau cramoisie, presque violette, en contraste avec ce noir glaçant, évoque avec une simplicité saisissante le sang dans lequel se résout le drame passionnel des quatre personnages dont la mort et la folie semblent suspendues durant cet ultime règlement de comptes. Si une table et trois chaises blanches comblent tant soit peu le vide vertigineux de cette scénographie minimaliste, sans doute pour donner un certain appui à l’ambassade d’Oreste auprès de Pyrrhus, elles disparaissent à la fin du deuxième acte, au moment où les contraintes politiques perdent leur pouvoir sur les personnages, et où ceux-ci donnent libre cours aux passions qui les submergent tout en les détruisant. L’eau écrasée çà et là par un coup de pied rejaillit en guise de ces éclats de colère que les mots ne disent pas tout à fait mais que la tension montante renfermée dans les postures laisse entendre à travers des mouvements et des regards subtilement signifiants.

      La tension dialectique de la mise en scène de Stéphane Braunschweig tient à une éclosion élégante de passions violentes qui fermentent dans l’esprit et le cœur des quatre personnages principaux en proie à des souffrances prolongées. Le metteur en scène met en œuvre une action scénique focalisée de façon dynamique sur l’incertitude avec laquelle réagissent ces quatre personnages oscillant avec usure entre l’extrême bonheur et l’immense malheur : plus l’action chemine vers une catastrophe inévitable et plus les émotions s’exacerbent, plus les postures décèlent, derrière une apparente maîtrise de soi, une profonde crise passionnelle au bord de l’explosion, crise passionnelle qui semble malgré tout contenue in extremis. Les écarts flagrants de cette contenance gênée restent ponctuels, de sorte que le spectateur est amené à s’attendre à tout moment à assister à un accès de violence et par-là à un déchaînement destructeur. Chacun des personnages connaît ce bref moment de crise qui le fait littéralement tomber sur les genoux avant qu’il ne se relève pour retrouver sa dignité. Un cruel jeu fondé sur de frappants paraîtres de façade débouche ainsi progressivement sur un cinquième acte sanglant, dans lequel Hermione et Oreste en particulier finissent par sombrer spectaculairement dans la déraison devant une paroi réfléchissante dont ils ne supportent pas le reflet.

      Chloé Réjon crée une Hermione pétrie d’amour et de haine, une Hermione fébrile dont le cœur bouillonne d’orgueil et de désespoir, ce que la comédienne montre en lui donnant un subtil air de noblesse sapé par une désillusion croissante consécutive au rejet de Pyrrhus. Celui-ci, d’une allure quelque peu balourde, incarné avec vigueur par Alexandre Pallu, fait preuve de sang-froid à ces quelques moments près où l’amour qui le consume le fait plier comme un roseau lorsqu’il se trouve en présence d’Andromaque, qu’il verse dans la colère ou dans la supplication. Andromaque, créée avec une grande sensibilité par Bénédicte Cérutti, se coule parfaitement dans le rôle de la veuve éplorée d’Hector et inquiète pour le sort de son fils réclamé par les Grecs : si elle parvient tant bien que mal à rester digne de sa condition face à Pyrrhus et Hermione, elle ne manque pas de donner libre cours à son excès d’émotion. Bénédicte Cérutti a trouvé un élégant juste milieu dans sa création d’Andromaque pour nous émouvoir. Oreste, incarné avec conviction par Pierric Plathier, nous frappe en particulier par le contraste entre la lucidité du personnage dans l’analyse des émotions et sa chute finale dans la folie. Du côté des confidents, toujours intéressés au sort de leurs maîtres, ne serait-ce qu’à travers une gestuelle et une mimique délicates qui traduisent cet intérêt, nous retrouvons Clémentine Vignais, Jean-Philippe Vidal, Boutaïna El Fekkak et Jean-Baptiste Anoumon.

      Stéphane Braunschweig, dans sa relecture moderne d’Andromaque donnée au Théâtre de l’Odéon, nous convainc une fois de plus de son immense sens du théâtre de Racine : sans chercher à le déformer et à l’actualiser sauvagement, il le porte sur scène avec une grande délicatesse pour nous le faire apprécier dans sa pureté tragique.

Comédie Bastille : La Femme qui ne vieillissait pas

La femme qui ne vieillissait pas affiche      La Femme qui ne vieillissait pas est à l’origine un roman de Grégoire Delacourt sorti en 2018 : adapté pour le théâtre par Françoise Cadol qui s’empare également de la création de son personnage, ce roman transformé en un seul-en-scène poignant a été mis en scène par Tristan Petitgirard à l’occasion du Festival d’Avignon 2020. Repris en 2023, entre autres, au Théâtre Lucernaire et à la Comédie Bastille (>), ce spectacle amplement réussi ne cesse de séduire de nouveaux spectateurs.

      Le thème du vieillissement est abordé régulièrement depuis des siècles en raison de l’acuité avec laquelle il nous hante tout en nous affectant dans notre quotidien le plus prosaïque. Rares sont pourtant les créations qui confèrent à ce processus physiologique irréversible une valeur positive avec une telle vibration émotionnelle que La Femme qui ne vieillissait pas portée sur scène par Françoise Cadol. Le vieillissement nous confronte fatalement non seulement à notre propre finitude, mais aussi à notre rapport intime à l’apparence physique et par-là au rapport fondamental à nous-mêmes et aux autres. Il est en effet difficile de vieillir après avoir atteint un certain âge et de l’assumer sans tomber en dépression, sans en être frustré, notamment à partir de cet âge substantiel où l’on sait que notre corps devient de moins en moins attrayant. Grégoire Delacourt inverse un peu les choses en imaginant le quotidien d’une femme confrontée quant à elle au non-vieillissement, ce qui le conduit à présenter ce rapport existentiel négatif à la décrépitude de notre corps et à le montrer sous une autre lumière.

      L’histoire de La Femme qui ne vieillissait pas est l’histoire de Betty dont le corps cesse brusquement de vieillir, dans son apparence physique extérieure, à trente ans, et qui conserve ainsi durablement son éternelle fraîcheur de jeune femme, ce qui d’abord la réjouit certes énormément, mais ce qui finit par la mettre dans des situations embarrassantes par rapport à son entourage inexorablement vieillissant, voire par se retourner fâcheusement contre elle. C’est aussi un récit de vie rétrospectif imaginaire, ancré dans la réalité quotidienne contemporaine, mais qui semble à un moment donné basculer tant soit peu dans le fantastique précisément à cause de cet étrange et inexplicable non-vieillissement. Le déroulement rapide de l’action et la manière naturelle dont celle-ci frôle le surnaturel nous rappellent l’univers fantastique des nouvelles de Dino Buzzati : le réel en quelque sorte le plus ordinaire s’y mêle quasi imperceptiblement à ce qui dépasse notre entendement, sans pour autant déréaliser le personnage dont le malaise existentiel bouleverse profondément les spectateurs. Tristan Petitgirard, dans sa mise en scène, intègre cette anormalité dans l’univers réaliste comme quelque chose de possible, comme quelque chose qui n’engendre pas plus qu’un simple étonnement, ce qui le conduit in fine à déplacer la tension dialectique de l’action sur le plan métaphysique.

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La Femme qui ne vieillissait pas, mise en scène par Tristan Petitgirard © Fabienne Rappeneau

      La scénographie nous transporte dans un atelier photo : l’histoire de Betty, celle du non-vieillissement, repose en effet sur ce moment clé où la jeune trentenaire, mariée et mère d’un fils, accède à la demande d’un photographe, demande de se laisser prendre en photo tous les ans, le jour de son anniversaire, vêtue d’un même chemisier blanc et ce, pour laisser son photographe évaluer le passage du temps sur son visage dans le cadre d’un projet artistique. C’est ainsi que les spectateurs retrouvent Betty dans un espace stylisé évoquant l’univers de la photo : un grand écran blanc tendu au fond de la scène, deux parapluies ouverts de part et d’autre en guise de réflecteurs et un grand banc placé au milieu. Un pupitre à jardin et une table de café avec deux chaises à cour complètent cet espace scénique de manière à faire ressortir d’autres lieux évoqués au cours du récit épique de Betty. Cette élégante scénographie fonctionnelle renvoie ainsi non seulement aux anniversaires du personnage ponctués par une nouvelle séance de photo, mais aussi aux représentations véhiculées par la fabrique de l’image en lien avec l’apparence et la beauté.

      L’action scénique tient à la mise en voix du récit de la protagoniste adressé explicitement aux spectateurs : il s’agit, pour Betty, de partager avec eux son expérience douloureuse liée à son état de non-vieillissement et aux conséquences sociales de ce phénomène, de porter un témoignage fort sur un sujet lyrico-métaphysique par excellence, celui de la fuite du temps, et de les amener à repenser leur rapport aux impératifs du « paraître jeune » et de le rester coûte que coûte, impératifs de l’image parfaite relayés inlassablement par les médias, les films contemporains et « l’industrie de la beauté ». Françoise Cadol, quant à elle, se coule dans le corps de son personnage avec un grand naturel, comme si elle racontait sa propre histoire : certes, avec des choix de mise en scène qui l’accompagnent lors de sa présence sur scène, mais avec une telle crédibilité et avec un tel effet d’identification qu’elle nous persuade qu’elle n’est autre que Betty et que son histoire est vraie, ce qui permet de résorber la dimension surnaturelle du non-vieillissement, de conférer au spectacle la valeur de témoignage et d’affecter les spectateurs dans leur sensibilité.

      La Femme qui ne vieillissait pas, reprise en cet automne à la Comédie Bastille, est, disons-le avec des mots simples et sincères, un très beau spectacle : s’il nous conduit tout d’abord à une certaine forme d’introspection salutaire, il nous séduit tout aussi par ses qualités artistiques indéniables.

Théâtre Hébertot : Le Repas des fauves

le repas des fauves flyer      Le Repas des fauves est un roman de Vahé Katcha (1960) adapté pour le théâtre par Julien Sibre il y a une dizaine d’années. Sa mise en scène a remporté à sa création un immense succès : 700 représentations en trois ans et trois Molières. Elle renaît de ses cendres en ce début de saison au Théâtre Hébertot dans une nouvelle reprise que le metteur en scène se plaît à « ciseler et peaufiner dans ses moindres répliques » pour nous servir le repas d’une cruauté absolument délicieuse (>).

      Si les adaptations de romans pour le théâtre sont souvent peu réussies, ou si pour le moins elles ne parviennent pas à gommer de façon convaincante les traces de la littérature narrative, Le Repas des fauves de Julien Sibre représente à cet égard un contre-exemple remarquable. Les spectateurs ne se doutent en effet pas un instant que l’œuvre pourrait ne pas être une pièce de théâtre toute faite, avec toutes les qualités propres à l’écriture dramatique. Elle s’apparente en quelque sorte à une pièce classique divisée en plusieurs actes qui ne laissent s’écouler entre eux que peu de temps et qui permettent à l’action de rebondir après des scènes tableaux conduisant crescendo les personnages dans des impasses absurdes. Mais le caractère dramatique du Repas des fauves se lit également dans un enchaînement virtuose de répliques et réparties déployées avec une terrible efficacité. Si tout ça se trouve certes en partie inscrit dans le tissu narratif de l’œuvre originale de Vahé Katcha réputé pour son écriture cinématographique, Julien Sibre a réussi à la transposer avec finesse dans une réécriture purement dramatique.

      L’action réunit sept convives chez Victor et Sophie à l’occasion d’une fête d’anniversaire exceptionnelle, un repas improbable parce que la guerre et l’occupation allemande rendent en 1942 les denrées chères et peu accessibles et que des milliers de personnes souffrent de privations imposées. Elle doit en outre laisser souffler les sept amis qui ne veulent pas gâcher leur soirée en parlant politique ne serait-ce qu’en raison de leurs divergences d’opinion tant sur l’armistice signée que sur l’émergence de la résistance française. Mais un attentat survenu contre toute attente au pied de l’immeuble, attentat qui fauche la vie de deux soldats allemands, met brutalement fin à cette soirée prometteuse parce qu’un officier nazi réclame deux otages par appartement pour venger les siens : les sept amis ont dès lors deux heures pour en choisir deux parmi eux. L’ambiance festive bon enfant change brusquement : la peur de mourir oppose les sept personnages d’autant plus cruellement les uns aux autres que toutes les tentatives pour échapper à la mort s’avèrent fatalement infructueux. Les masques conformistes d’humanité et de générosité se décomposent peu à peu sur leurs visages pour montrer l’humain dans sa nudité féroce.

le repas des fauves visuel
Le Repas des fauves, Théâtre Hébertot, 2023

      L’action se déroule dans le salon de Victor et Sophie, ce qui contribue à instaurer progressivement une ambiance oppressante de huis-clos du fait que l’officier nazi retiré dans une librairie familiale adjacente les surveille de près. La scénographie donne pourtant à voir un espace agréable aménagé avec un goût prononcé pour les meubles anciens disposés de façon à inspirer la sensation de bien-être, de propreté et d’aisance : les costumes et les accessoires tels que la radio et le tourne-disque, quant à eux, situent l’action dans l’époque de la Seconde Guerre mondiale. La réalité extérieure fait littéralement irruption dans ce cocon faussement protecteur par une triple fenêtre vitrée projetée sur le fond de la scène : c’est par le biais de dessins animés saisissants que les personnages et les spectateurs assistent avec frayeur à l’attentant, à l’exécution des otages ou au bombardement survenu au cours de la même soirée. Ces choix astucieux mettent l’accent aussi bien sur la dimension angoissante de l’action que sur un décalage vertigineux entre l’être et le paraître.

      Julien Sibre invente une action scénique extrêmement entraînante qui tient certes les spectateurs en haleine mais qui en même temps engendre curieusement, en plus de la frayeur, un rire terriblement grinçant. Si une lourde épée de Damoclès menace les sept convives dès l’entrée de l’officier nazi implacable qui leur impose son jeu sadique, la pulsion de vie radicalement transformée en la pulsion de survie par excellence les précipite tous dans des situations embarrassantes par moment bien cocasses. Non pas que les personnages prennent l’état de fait à la légère, mais le caractère quasi absurde du choix impossible qu’on leur demande de faire semble à tel point éprouver leurs sensibilités qu’il les amène à commettre des actes, à venir avec des idées ou à tenir des propos qui les rendent paradoxalement ridicules dans leur malheur. Et les spectateurs ne peuvent pas, malgré tout et malgré eux, s’empêcher de rire. Ce qui est proprement impressionnant dans le dosage de frayeur et de comique absurde, c’est que Julien Sibre parvient à maintenir cet équilibre délicat tout au long de l’action sans que celle-ci verse dans le comique pur. Et ça sonne juste.

      Les comédiens créent leurs personnages avec une virtuosité époustouflante : en réalité des types humains auxquels ils donnent une certaine profondeur psychologique en montrant précisément ce qui se trouve d’abject derrière une apparence policée de courtoisie et d’éducation. Thierry Frémont incarne avec une grande souplesse dans les gestes et dans le jeu de regards le riche entrepreneur André prêt à tout pour sauver sa vie. Olivier Bouana s’empare de la création du maître de la maison et libraire Victor qui paraît aussi conciliant que pondéré. Stéphanie Caillol crée avec sensibilité l’aimable épouse Sophie. Sébastien Desjours apparaît dans le rôle du médecin en apparence équilibré mais qui se laisse peu à peu gagner par la peur. Benjamin Egner, dans le rôle du professeur, donne à son personnage l’air à la fois flegmatique et désinvolte, à l’occasion provocateur. Jérémy Prévost interprète avec conviction le vétéran colérique Pierre devenu aveugle. Barbara Tisser crée avec un équilibre intrépide la veuve Françoise engagée dans la Résistance. Jochen Hägele incarne avec une austérité nonchalante le sadique commandant Kaubach.

      Le Repas des fauves dans la mise en scène de Julien Sibre, quoi qu’il s’agisse d’une reprise, est sans aucun doute un des spectacles à ne pas manquer en cet automne : un spectacle qui réunit de brillants comédiens dans une adaptation pour le théâtre rondement menée.