Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Théâtre de la Contrescarpe : Ce monde pourra-t-il changer un jour ?

      Ce monde pourra-t-il changer un jour ? est une pièce de Lucas Andrieu présentée dans une mise en scène émouvante de l’auteur au Théâtre de la Contrescarpe (>). Elle aborde avec perspicacité un sujet délicat qui porte sur le rapport d’un individu tant à ses origines découvertes et vécues avec effarement qu’à l’époque contemporaine dans laquelle celui-ci a du mal à se construire. Lucas Andrieu a confié le rôle de la narratrice Clara à Sandra Duca qui s’empare de la création de sa pièce avec une ferveur poignante.

      Ce monde pourra-t-il changer un jour ? s’inscrit dans une réflexion quasi anthropologique menée sur la formation d’un individu fatalement ballotté dans un monde fracturé qu’il subit avant d’oser devenir acteur de son destin. Clara demande d’entrée de jeu aux spectateurs « ce qui nous fait changer », puis s’interroge sur le destin d’Adolf Hitler, sur le destin du bébé Hitler devenu un monstre par la force des événements, ainsi que sur ce qu’aurait été le monde d’avant et d’aujourd’hui, si Hitler avait par exemple été admis à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, et s’il avait été devenu un peintre célèbre. À l’en croire, c’est une question de rencontres fortuites qui entraînent des frustrations durables et engagent ainsi l’individu dans une voie inéluctable vers son émancipation qui peut avoir des conséquences désastreuses, comme le montre précisément le cas de Hitler. S’il est impossible de dénicher un point de bascule précis pour déterminer les causes susceptibles de conduire à l’émergence d’une fracture personnelle irréversible, des interrogations demeurent toujours tant dans le cas de ceux qui ont influé sur l’Histoire du monde que dans le cas de ceux qui en font partie anonymement. Lucas Andrieu, quant à lui, explore de plus près les interrogations existentielles de ces « gens simples » tirés de la vie de tous les jours : ainsi Clara, en quête d’identité, poussée à prendre une décision radicale pour reprendre en main son destin, comme le fit autrefois la grand-mère Rosina qu’elle s’invente pour nous en raconter l’histoire.

Ce monde pourra-t-il changer un jour ? de Lucas Andrieu © Fabienne Rappeneau

      La dramaturgie de Ce monde pourra-t-il changer un jour ? est fondée sur la mise en voix d’un double récit de vie à valeur de témoignage qui établit un curieux parallèle entre le présent de Clara et l’histoire de Rosina née en 1904 en Italie. L’action instaure dès lors un rapport dynamique entre la situation bloquée de la narratrice et le récit épique de la prétendue grand-mère éprouvée par des événements de la Grande-Histoire tels que le fascisme italien et le collaborationnisme qui ravage le Sud de la France lors de la Seconde-Guerre mondiale. La fracture intime de Clara repose d’emblée sur le conformisme bourgeois de sa famille : comme ses parents l’ont empêchée de devenir danseuse pour l’obliger à faire des études qu’elle n’aime pas, elle se trouve à 25 ans en échec, et fait le deuil de « son premier regret d’enfant », celui de ne pas avoir pu essayer de réaliser son rêve, peu importe qu’elle y soit parvenue ou non.

      Mais il y a eu pire, il y a eu cette découverte effarante liée à ses origines qui engage son identité : c’est pour ça qu’en parallèle elle s’approprie anxieusement l’histoire de Rosina forcée de fuir son Italie natale et de s’installer en France pour échapper aux persécutions des milices mussoliniennes. Rosina est en réalité la grand-mère de Lucas Andrieu hanté par son histoire que le dramaturge prête ainsi à un personnage fictif. Clara s’en empare non seulement pour voir dans ce destin brisé un modèle sublimé par les récits de sa famille, mais aussi pour y puiser l’énergie nécessaire à son émancipation. La petite et la grande Histoire se mêlent ainsi douloureusement à la fiction en interrogeant notre rapport à ces récits de vie des « gens simples » dont le destin nous séduit et qu’on aurait aimé côtoyer dans la vraie vie.

Ce monde pourra-t-il changer un jour ? de Lucas Andrieu © Emma Andrieu

      La scène représente un lieu abstrait, rempli de caisses en bois de tailles différentes qui évoquent une situation transitoire : certes, celle de Clara en proie à un désarroi existentiel entraîné par la découverte d’un épisode douloureux de son passé qui constitue pour elle un point de bascule, mais aussi celle de Rosina en fuite qui revient à nous à travers son récit mouvementé. C’est dans ce cadre spatio-temporel instable que Sandra Duca incarne la jeune fille déboussolée et, à travers elle, le personnage de la courageuse grand-mère.

      La jeune comédienne distingue les deux personnages non seulement grâce à plusieurs robes différentes, mais aussi grâce à des postures nuancées et des inflexions prononcées de sa voix. Si la création de la jeune fille l’amène à adopter une contenance à la fois décontractée et véhémente pour dénoncer des méfaits cuisants de notre époque, elle crée le personnage de la grand-mère par la mise en voix expressive de récits-témoignages mêlés de dialogues, ce qui la conduit précisément à faire des voix pour laisser entendre plusieurs personnages en même temps. Dans une adresse directe faite aux spectateurs, Sandra Duca met ainsi en vie un personnage fictif qui introduit dans son témoignage celui tiré de la vie réelle, celui qui nous parle par la voix de Clara et qui reste paradoxalement cantonné aux artifices de la scène, comme si ce repassage par la fiction devait faire ressurgir l’histoire de Rosina avec une plus grande intensité. Et il est vrai que cet enchâssement la transcende en tendant un étrange miroir déformant aux souffrances de Clara.

      Ce monde pourra-t-il changer un jour ? de Lucas Andrieu fait partie de ces créations qui nous affectent par la force du récit et du témoignage portés sur scène avec émotion : la performance de Sandra Duca leur confère une puissance déchirante qui nous magnétise tant par la teneur polémique des propos que par la prestance vigoureuse de la jeune comédienne.

Théâtre Pixel : Dénis douillets

Dénis douillets      Dénis douillets, à l’affiche, en ce moment, au Théâtre Pixel, est une création contemporaine de Noémie Zard, présentée dans une mise en scène entraînante de l’autrice début septembre 2021 au Théâtre de l’Orme. C’est aussi la première création de la Cie Les Souffleurs de braises, accueillie avec enthousiasme par ces spectateurs sensibles à l’âpre solitude ressentie par ceux qui se sont retrouvés cloîtrés dans un voisinage pusillanime. S’il s’agit d’une compagnie émergente, le spectacle qu’elle propose est amplement abouti et soutenu par des choix de mise en scène tout à fait convaincants.

      La pièce de Noémie Zard aborde un sujet d’actualité avec une franchise douce-amère : elle nous parle de ces milliers d’hommes et de femmes résignés pour lesquels l’entrée dans la vie active s’apparente à un isolement désolant vécu dans l’appartement d’un immeuble situé quelque part en région parisienne. Il ne s’agit pourtant pas d’une grande fresque sociale susceptible de dénoncer avec grandiloquence un phénomène de grande ampleur, parce que l’action traitée avec une légèreté salutaire ne manque ni d’humour ni d’émotion. Elle le dépeint au contraire avec entrain tant pour amuser en douceur que pour tendre délicatement un miroir déformant à ceux qui n’osent pas sortir de chez eux et prendre un risque pour aller à la rencontre des autres, en particulier de ceux qui vivent anonymement dans leur plus proche proximité. Comme l’annonce le titre, le déni d’une telle réalité et une mollesse confortable installée dans les habitudes peuvent vite avoir raison de relations sociales, mais peut-être qu’une fête de voisins prévue pour samedi soir pourrait changer la vie aux quatre personnages de la pièce.

 

      L’action de Dénis douillets se distingue par un équilibre astucieux entre un message poignant et un jeu scénique pétillant. Elle est fondée sur quatre récits de vie croisés qui ont une valeur de témoignage : des récits de vie en vrac qui dressent plus quatre portraits qu’ils ne suivent un déroulement linéaire malgré une progression implicite vers le dénouement attendu, celui de la fête des voisins à laquelle les quatre personnages s’apprêtent à participer. Chacun d’eux, deux femmes et deux hommes, se raconte rétrospectivement en sortant de son coin pour évoquer aussi bien sa pesante solitude que ses rapports impossibles avec les voisins dont il perçoit la présence à travers les murs maigres de son appartement ou qu’il observe parfois avec indiscrétion, mais dont il évite soigneusement de se rapprocher. L’écriture de Dénis douillets nous révèle dès lors quatre destins différents reliés par une promiscuité spatiale vécue fatalement dans un isolement paradoxal : comme les tirades qui se succèdent en s’entremêlant les unes dans les autres sans conduire à un échange, ces quatre destins entrent en contact sans établir de véritables liens sociaux.

      Une scénographie colorée et l’organisation quasi géométrique mais souple de l’espace scénique répondent à cet enjeu dramatique de l’écriture croisée de Noémie Zard. La scène se trouve en effet approximativement divisée en cinq parties perméables : ses quatre coins qui abritent des bureaux décorés de quelques objets symboliques représentent quatre appartements respectifs qui convergent vers le milieu réservé à la mise en voix animée des récits fragmentés des quatre personnages. Cette partie centrale de la scène, où ceux-ci reviennent à tour de rôle pour se livrer aux spectateurs, représente en même temps ce lieu magique où le récit se fond dans des saynètes truculentes non seulement pour illustrer les situations évoquées, mais aussi pour amener les personnages à reconsidérer leur rapport à eux-mêmes et aux autres et à porter ainsi un regard averti sur l’impasse dans laquelle ils vivent. Des guirlandes lumineuses accrochées au mur du fond suggèrent par ailleurs, tout au long de l’action, l’imminence de la fête des voisins, appréhendée comme la promesse d’un avenir meilleur en termes de convivialité et peut-être même d’amour. La scénographie ainsi pensée refond la double temporalité fictive (récits et saynètes situés peu avant la fête, qui n’aura finalement jamais lieu) et un espace unique à des facettes multiples dans un ambitieux rapport dialectique qui ne cesse de renvoyer aux spectateurs une image d’eux-mêmes d’autant plus percutante que chaque personnage dessine les contours d’un type différent.

 

      Si les comédiens créent une foule de personnages épisodiques sans nom qui interviennent dans de nombreuses saynètes, ils incarnent d’emblée quatre personnages principaux amenés à se présenter à tour de rôle au lever du rideau. Charlotte Jouslin, tout d’abord, crée avec un humour nerveux celui d’une voisine voyeuse retirée dans les entrailles d’un appartement après une thèse non achevée sur Balzac, tout en remuant les jumelles avec lesquelles la jeune femme guette anxieusement aussi bien l’éditrice de son roman qu’un voisin prof d’EPS avec qui elle souhaiterait sortir. Bénédicte Fantin se coule dans le rôle d’une voisine maltraitée par le mari qui attire ainsi l’attention d’autres voisins hésitant à intervenir, mais elle incarne dans le même temps le type de filles adulées et courues dans leur jeunesse : le mal-être de son personnage nous affecte dès lors tout aussi vivement que celui de la voyeuse qui manque cruellement de confiance en elle. À côté d’elles, Louis Carlier s’empare avec vigueur de la création de ce type de beau gosse et tchatcheur plus que sûr de lui-même, mais qui, finalement, surjoue son rôle sans arriver à persuader les autres de ses demi-vérités et à construire une relation stable. Mehdi Merabtène représente avec émotion le type opposé, celui d’un jeune homme renfermé et mélancolique qui semble paradoxalement se complaire tant bien que mal dans sa solitude sans pour autant vivre heureux. Ce quatuor complice et complexe nous entraîne rapidement dans le feu d’une action palpitante qui amuse aussi bien par son côté drolatique qu’elle n’émeut par la sensibilité avec laquelle les quatre comédiens donnent vie à leurs personnages.

      Dénis douillets de Noémie Zard est une création remarquable en ce qu’elle campe quatre personnages différents en proie au même mal-être dans un réseau de relations potentielles avec une précision empreinte d’une touche d’humour qui est le fruit d’un subtil effet de condensation. Les comédiens créent en même temps des personnages attachants pétris d’espoirs et de déceptions tout en instaurant une complicité fiévreuse entre ces êtres pourtant fictifs et leurs spectateurs amplement convaincus de la qualité du spectacle.

Studio Hébertot : Caligula de Camus

Caligula

      Caligula d’Albert Camus compte aujourd’hui parmi les plus grands classiques du XXe siècle grâce à la portée universelle de sa teneur à la fois politique et métaphysique : la Cie des Perspectives s’en est emparée pour le mettre à l’honneur dans une mise en scène épurée de Bruno Dairou et Édouard Dossetto. Reçue avec succès en 2021 au Festival d’Avignon OFF, cette création captivante partie en tournée a été programmée au Studio Hébertot en mai 2022 (>).

      Le choix d’un sujet inspiré de l’histoire antique a toujours conduit les dramaturges à introduire dans l’action de leurs pièces une méditation politico-métaphysique en résonance avec des interrogations en cours à leur époque. L’éloignement temporel des événements historiques avérés favorise une telle démarche dramaturgique grâce au caractère quasi légendaire de ces événements qui ont amplement éprouvé le sens de l’humanité. Si, en 1945, lors de sa création au Théâtre Hébertot dans la mise en scène de Paul Œttly, avec Gérard Philippe, Caligula s’impose comme une poignante allégorie dramatique sur les horreurs entraînées par le nazisme, la volonté de puissance et la soif de pouvoir absolu, inlassablement recherchées par l’empereur romain qui prête son nom à la pièce de Camus, ne se cantonnent pas à la férocité impensable de la Seconde Guerre mondiale : elles la dépassent largement pour se renouveler incessamment sous d’autres formes, de telle sorte que les questions soulevées dans Caligula ne laissent jamais d’affecter les spectateurs dans leur présent historique et de mettre en évidence des fractures qui les amènent à repenser le rapport au pouvoir et ses dérivés. La réputation sulfureuse de Caligula mêlée à la finesse de la plume de Camus nous invite d’autant plus à projeter dans ce personnage troublant aussi bien des angoisses secrètes que des fantasmes audacieux.

 

      Comme la seconde partie de son règne verse dans un despotisme inflexible qui l’oppose violemment au Séant, mais aussi dans la débauche assortie d’une liaison incestueuse entretenue avec sa sœur Drusilla, la réputation de Caligula donne lieu à des suppositions selon lesquelles il serait atteint de maladie ou de folie : ses actes de cruauté envers les sénateurs convainquent certains de sa monstruosité. Camus transpose dans sa pièce cette part légendaire en prêtant à Caligula bien des actes ou décisions atroces rapportés par des historiens romains, mais se garde de le faire basculer dans une monstruosité irrationnelle gratuite. Le soupçon de folie avancé par les personnages les plus lâches se voit démenti dans des situations intimes qui confrontent ses aspirations absolutistes à une opposition ferme ourdie par ces sénateurs qui n’ont pas peur de mourir. Leur fermeté incite Caligula à laisser tomber son masque pour dévoiler sa froide rationalité avec laquelle il s’emploie non seulement à rechercher la vérité, mais aussi et surtout à égaler les dieux qu’il considère comme des fantoches : il peut dès lors, à l’occasion d’un entretien avec Scipion, qualifier ses actes comme « les caprices de [sa] fantaisie » ou comme « de l’art dramatique » (III, 2) ; il peut, de surcroît, susciter l’admiration ou le respect de plusieurs sénateurs malgré leurs désaccords politiques. La création de ce personnage réputé fou ou monstrueux semble ainsi reposer sur la recherche d’un équilibre esthétique susceptible de mettre en relief la teneur métaphysique des échanges.

      La mise en scène de Bruno Dairou évite adroitement l’excès et la caricature en réservant quelques gestes symboliques de la prétendue folie de Caligula à des scènes qui éprouvent davantage le rapport de force entre cet empereur sanguinaire et les autres personnages de la pièce. La scénographie situe l’action dans un lieu abstrait, délimité par une chaîne lumineuse qui forme sur scène un grand carré, comme pour insister, à travers cette forme géométrique atemporelle, sur l’universalité des débats provoqués par la quête métaphysique de Caligula. Plusieurs cubes blancs, qui constituent les seuls décors et qui sont manipulés par les comédiens pour suggérer schématiquement un piédestal, une tribune ou un fauteuil, renforcent cette volonté apparente d’inscrire l’action de Caligula dans un cadre spatio-temporel qui dépasse son ancrage à quelconque époque. Des effets d’éclairage qui relèvent la semi-obscurité de la scène proposent des variations lumineuses — rouge, vert, bleu — en conférant à ce cadre géométrique une certaine dimension fantastique. Si l’action semble pourtant tant soit peu située dans une époque vaguement contemporaine, c’est à travers des costumes vintage composés de jeans, chemises blanches et vestes bleu foncé. Ce délicat alliage de l’antique et de l’intemporel plonge les spectateurs au cœur de l’action avec d’autant plus d’efficacité que ceux-ci sont interpellés, dès leur entrée dans la salle, par les comédiens déguisés en sénateurs à la recherche de Caligula disparu depuis trois jours.

 

      L’attention des spectateurs accueillis par les sénateurs pour « parler politique » est régulièrement relancée tant par des contacts oculaires ambigus que par le jeu des comédiens généralement tournés vers la salle, celui de Caligula en particulier qui concentre les regards de tous en allant même les chercher suivant son désir d’avoir le pouvoir sur les destins des hommes à l’instar des dieux. Son entrée en scène par le fond, soigneusement préparée par les sénateurs inquiets de sa disparition, sème au premier abord un doute sur sa santé mentale : couvert d’un long drap blanc, frissonnant, le torse nu, Antoine Laudet qui l’incarne nous laisse découvrir un homme en proie à une angoisse existentielle, ébranlé par l’impossibilité d’atteindre l’impossible — avoir la lune ou quelque chose qui ne soit pas de ce monde. Si son Caligula adopte par la suite une posture plus joviale qui traduit moins des sauts d’humeur qu’une propension assumée à manipuler et à tyranniser froidement les autres, son expression conservera un vague air de souffrance inscrit au plus profond de son âme : Antoine Laudet crée dès lors un personnage fébrile fascinant, et confère ainsi, malgré toutes les atrocités commises, à sa quête d’absolu et de vérité une profondeur humaine. Cette humanité paradoxale ressort même grandie lorsqu’elle se trouve confrontée à la lâcheté et à la peur de plusieurs personnages incarnés par Josselin Girard avec une nette tendance à la dérision qui montre subtilement ce que cette lâcheté et cette peur renferment de laid. Si Antoine Robinet dans le rôle du serviteur Hélicon et Céline Jorrion dans celui de l’amante Caesonia créent des personnages dévoués à Caligula, Pablo Eugène Chevalier (le poète Scipion) et Édouard Dossetto (le sénateur Chéréa) représentent leur envers tout en lui vouant une certaine reconnaissance malgré le caractère impraticable de ses aspirations : les quatre comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec un air de noblesse en adoptant des attitudes altières et assurées, soutenues de plus par une diction distinguée.

      La création de Caligula par la Cie des Perspectives, présentée entre autres au Studio Hébertot, offre aux spectateurs une relecture convaincante de cette célèbre pièce de Camus, adaptée à l’occasion pour une troupe de cinq comédiens excellant dans leurs rôles. Elle nous a séduits tant par son inépuisable actualité que par la justesse de son équilibre esthétique : l’élégance du geste mêlée à la finesse du propos transcende poétiquement cette version de Caligula en une expérience sensible empreinte d’un délicat trouble existentiel.

A La Folie Théâtre : L’Étranger

      Vincent Barraud s’est emparé du plus célèbre roman d’Albert Camus pour le porter sur scène dans une performance captivante. Il l’avait déjà adapté, il y a plus de vingt ans, pour un seul-en-scène visuel avant de le reprendre en 2019 à l’occasion du Festival d’Avignon OFF dans une création épurée qui laisse résonner le phrasé de Camus à travers une simplicité troublante. Repris en Avignon en 2021, cet Étranger de Vincent Barraud, reçu avec succès, est à l’affiche, au printemps 2022, à À La Folie Théâtre (>).

      L’Étranger de Camus fait partie de ces textes devenus classiques qui ne cessent d’interroger la condition humaine et le rapport à la société grâce à la portée universelle d’une expérience singulière transposée dans un récit fictif. Comme tant d’autres textes narratifs adaptés pour le théâtre, il pique lui aussi la curiosité des metteurs en scène et des comédiens. Si sa relative longueur conduit naturellement à faire des coupes, il semble en même temps inviter de lui-même à une création scénique à la manière de ces « monologues » tels que La Nuit juste avant les forêts de Lagarce conçue comme une longue réplique adressée implicitement à un lecteur/spectateur inscrit dans un tissu narratif par des indices tant soit peu ambigus qui renvoient à une situation d’énonciation située dans le présent de narration. Énonce sur scène dans une intimité troublante, le discours de Meursault apparaît, quant à lui, comme une confession improbable au regard de sa condition de condamné à mort qui attend dans sa cellule la mise à exécution de la peine capitale. La transposition scénique de ce discours métaphysique par Vincent Barraud questionne précisément ce rapport improbable avec les spectateurs venus ainsi assister à une profession de foi athée qui dénonce les artifices de la société bourgeoise.

 

      Le récit, comme son adaptation pour le théâtre, commence par ces phrases bouleversantes devenues célèbres : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Il se poursuit jusqu’à la révolte de Meursault contre l’aumônier venu le rejoindre dans sa cellule pour le réconforter ou bien tenter d’éveiller en lui un sentiment pour la religion. Si ce récit progresse, étape par étape, de façon linéaire, le narrateur se charge en même temps de restituer des propos d’autres personnages en créant des situations dialoguées : celles-ci étayent son argumentation en mettant à plat les interprétations de ses actes, avancées notamment lors du procès et faussées par les convictions moralisatrices de la société bourgeoise qui détient le pouvoir de mort sur sa vie. Cette polyphonie inscrite dans le récit de L’Étranger se prête d’emblée à une mise en voix nuancée qui infléchit la prétendue insensibilité de Meursault considéré comme un témoin impartial de son destin, comme celui qui se contente le plus souvent de rapporter les faits et propos tels quels sans se laisser aller à formuler des jugements moraux. Pour peu que la technique narrative adoptée par Camus oblige le lecteur à appréhender lui-même les faits racontés, le passage de ce récit à la scène amène naturellement le metteur en scène et le comédien à cette même démarche herméneutique, à ceci près que les enjeux esthétiques et philosophiques de ce passage à la scène sont ici d’autant plus considérables que le travail de mise en scène ne saurait les contourner pour se couler dans le processus d’objectivation poursuivi par Camus.

L’Étranger, par Vincent Barraud © Pascal Nottoli

      La scénographie campe le comédien dans un face-à-face brute avec les spectateurs désarçonnés par la proximité du personnage qui se livre peu à peu à eux dans sa solitude de condamné à mort. Une simple chaise et une grande bouteille d’eau en verre sont les seuls accessoires qui jonchent le vide existentiel de ce prisonnier sorti paradoxalement paradoxalement comme invité à faire son récit de vie. Si l’absence d’adresse directe voile cette entreprise ambiguë de tant de mystère que de sentiments de malaise, une lumière constante qui éclaire fortement le comédien tout au long de sa performance le met brutalement à nu comme lors d’un interrogatoire, comme si les spectateurs devaient in fine réévaluer la sentence tombée et l’état psychique de Meursault en proie à son ultime crispation métaphysique dont ils supposent qu’elle précède de peu son exécution : la bouteille dont il boit au reste çà et là sans la finir semble même fatalement traduire cet écoulement implacable du temps tant vers la fin du spectacle que vers le dénouement de son récit et sa mort prochaine.

      On décèle en même temps quelque chose de doux dans la voix de Vincent Barraud qui nous persuade inlassablement que Meursault a retrouvé l’apaisement après la visite de l’aumônier et qu’il attend désormais sa mort dans l’indifférence du monde extérieur. Le comédien ne laisse cependant pas de mimer ceux dont il rapporte les propos et d’imiter ainsi leur voix. Son Meursault paraît dès lors moins « taciturne » et « renfermé » que ne le dépeint le procureur, dans la mesure où ses mises en voix dramatiques d’autres personnages le conduisent par moments à sortir de sa bulle et à montrer l’émotion que ceux-ci lui inspirent. Si Vincent Barraud interprète la scène de la plage les yeux fermés et le bras droit tendu vers la salle, comme si Meursault la revivait une seconde fois, il restitue avec véhémence le discours du procureur ainsi que sa colère noire provoquée par l’aumônier. Son personnage s’empreint d’une certaine sensibilité délicate qui trahit moins le mépris de la bien-pensance de la société bourgeoise que l’aspiration à vivre la condition d’homme sans se sentir obligé de se couler dans des stéréotypes d’emprunt de bons sentiments.

      L’Étranger de Camus adapté par Vincent Barraud représente un remarquable travail de maturation vers une performance épurée, tout à fait convaincante, qui confronte le comédien non seulement à ses spectateurs, mais aussi et surtout à un personnage problématique en proie à un trouble existentiel. Vincent Barraud nous le rend ainsi vivant et doué d’une certaine sensibilité que lui refusent les hérauts de la société bourgeoise.

Théâtre de la Tempête : Penthésilées/ Amazonomachie

      Penthésilées/Amazonomachie est une création originale de Marie Dilasser, présentée dans une mise en scène captivante de Laëtitia Guédon au Théâtre de la Tempête en mai 2022 (>). Cette création « polymorphe » de 2021 mêle le récit, la danse, le chant et la vidéo pour plonger intensément les spectateurs dans une atmosphère onirique aux confins de sacré : si Penthésilée est une reine des Amazones restée vivante dans des représentations qui interrogent les rapports de force entre femmes et hommes, Laëtitia Guédon la campe dans un entre-deux énigmatique qui nous offre une expérience théâtrale singulière.

      La mythologie grecque, perpétuée tant dans des récits épiques que dans des tragédies, traverse des siècles en stimulant nos représentations et fantasmes sur les origines « primitives » de la pensée et la culture occidentales. Reprises dans des traductions ou réécrites selon les codes esthétiques, morales ou philosophiques en vigueur, les histoires tirées de la mythologie grecque nous amènent non seulement à considérer les archétypes qui structurent cette pensée et cette culture, mais aussi à confronter les interrogations fondamentales soulevées d’une époque à l’autre pour mettre en évidence des tensions qui fracturent nos sociétés en les faisant évoluer. Les Amazones véhiculent par exemple le fantasme de « femmes-guerrières », celles qui interviennent dans la Guerre de Troie dont la dernière année est racontée dans l’Iliade, et renvoient peut-être à des matriarcats disparus au profit de sociétés ordonnées selon les prérogatives masculines. Leur mythe se charge dès lors de ces projections qui mettent les femmes et les hommes sur le même pied d’égalité.

Penthésilées/Amazonomachie, mise en scène par Laëtitia Guédon © Pauline Le Goff

      La plus célèbre dans l’histoire mythique des Amazones, une de leurs reines, Penthésilée décide, pour des raisons restées obscures, de soutenir les Troyens après la mort d’Hector. Mais elle et les douze autres Amazones qui l’accompagnent sont progressivement mises à mort par des guerriers grecs, Achille en particulier qui tue Penthésilée également. C’est peu après ce moment-là que Marie Dilasser situe l’action de sa pièce, dans cet outre-tombe antique mystérieux d’où la reine des Amazones s’adresse aux spectateurs pour évoquer ses combats et ceux d’autres femmes fortes qui auraient marché dans ses pas, même bien des siècles plus tard. Le spectacle repose ainsi sur la mise en voix quasi sacramentelle du récit de vie, à la fois épique et poétique, de Penthésilée dans la voix de laquelle tend à se confondre une multitude d’autres voix d’époques différentes. Le seul Achille, qui vient comme pour la hanter, accède au statut de sujet parlant, et recouvre la parole de Penthésilée sortie de scène sans parvenir pour autant à l’en chasser définitivement : le retour et le récit de la reine des Amazones semblent dès lors manifester sa force inépuisable renfermée dans la détermination qu’elle porte symboliquement au nom d’autres femmes, d’où le pluriel dans le titre.

 

      La scène, quant à elle, représente une sorte de sanctuaire située dans l’antre imaginaire de Penthésilée suspendue dans un monde fantasmatique qui la place entre la mort d’un corps déchu et la vie d’une âme sensible dans l’éternité. Mais il ne s’agit que d’un lieu hautement symbolique aménagé, à la manière de celui d’une messe de magie noire, pour les besoins de cette communion théâtrale qui nous conduit à rêver le mythe de Penthésilée dans une ambiance mystique. Un piédestal, à cour, est recouvert de bougies qui dégagent une lumière scintillante et au milieu desquelles Penthésilée trône en proférant son discours sur la chute et la puissance des femmes. Pendant ce temps, une Amazone en transe l’accompagne en se laissant aller à une danse chamanique exécutée sur un sol recouvert de terre et en produisant des sons inarticulés pour souligner l’aspect sépulcral de ce récit d’amazonomachie. C’est sur là que se présentera Achille venu solliciter la faveur de Penthésilée et affirmer sa victoire définitive sur elle à travers une danse à la fois délirante et séduisante. Si, lors de la deuxième partie du spectacle, la reine des Amazones se retire pour ne réapparaître que sur le devant de la scène, c’est pour voir essentiellement comment sa mémoire est célébrée par un chœur de jeunes filles qui chantent de sublimes chants liturgiques médiévaux ainsi qu’un extrait de Lacrimosa. Une odeur d’encens confère à cette célébration quasi rituelle un profond sentiment de mysticité tout en renvoyant en sourdine à l’eucharistie chrétienne. Un écran oblong qui projette des paysages naturels et urbains variés ouvre à son tour vers d’autres époques ce moment intense qui mêle finement l’antique au médiéval pour souligner le transfert et la continuité de la mythologie grecque qui se trouve aux origines de l’humanité.

      Penthésilées/Amazonomachie dans la mise en scène de Laëtitia Guédon réactive ainsi de façon très originale et convaincante le côté sacré et cultuel du premier théâtre grec fondé sur la mise en voix quasi religieuse de récits fondateurs. Ce spectacle impressionnant magnétise tous nos sens en nous transportant dans un univers mythique empreint de poésie. Son originalité tient précisément à une heureuse union d’éléments anciens et modernes qui établissent de précieuses passerelles entre le passé et le présent. Penthésilée revient en effet vers nous à travers la voix et le corps de l’éblouissante Lorry Hardel pour explorer le destin de femmes fortes confrontées d’une époque à l’autre au pouvoir exercé au sein des sociétés gouvernées par les hommes.