Théâtre Hébertot : Le Repas des fauves

le repas des fauves flyer      Le Repas des fauves est un roman de Vahé Katcha (1960) adapté pour le théâtre par Julien Sibre il y a une dizaine d’années. Sa mise en scène a remporté à sa création un immense succès : 700 représentations en trois ans et trois Molières. Elle renaît de ses cendres en ce début de saison au Théâtre Hébertot dans une nouvelle reprise que le metteur en scène se plaît à « ciseler et peaufiner dans ses moindres répliques » pour nous servir le repas d’une cruauté absolument délicieuse (>).

      Si les adaptations de romans pour le théâtre sont souvent peu réussies, ou si pour le moins elles ne parviennent pas à gommer de façon convaincante les traces de la littérature narrative, Le Repas des fauves de Julien Sibre représente à cet égard un contre-exemple remarquable. Les spectateurs ne se doutent en effet pas un instant que l’œuvre pourrait ne pas être une pièce de théâtre toute faite, avec toutes les qualités propres à l’écriture dramatique. Elle s’apparente en quelque sorte à une pièce classique divisée en plusieurs actes qui ne laissent s’écouler entre eux que peu de temps et qui permettent à l’action de rebondir après des scènes tableaux conduisant crescendo les personnages dans des impasses absurdes. Mais le caractère dramatique du Repas des fauves se lit également dans un enchaînement virtuose de répliques et réparties déployées avec une terrible efficacité. Si tout ça se trouve certes en partie inscrit dans le tissu narratif de l’œuvre originale de Vahé Katcha réputé pour son écriture cinématographique, Julien Sibre a réussi à la transposer avec finesse dans une réécriture purement dramatique.

      L’action réunit sept convives chez Victor et Sophie à l’occasion d’une fête d’anniversaire exceptionnelle, un repas improbable parce que la guerre et l’occupation allemande rendent en 1942 les denrées chères et peu accessibles et que des milliers de personnes souffrent de privations imposées. Elle doit en outre laisser souffler les sept amis qui ne veulent pas gâcher leur soirée en parlant politique ne serait-ce qu’en raison de leurs divergences d’opinion tant sur l’armistice signée que sur l’émergence de la résistance française. Mais un attentat survenu contre toute attente au pied de l’immeuble, attentat qui fauche la vie de deux soldats allemands, met brutalement fin à cette soirée prometteuse parce qu’un officier nazi réclame deux otages par appartement pour venger les siens : les sept amis ont dès lors deux heures pour en choisir deux parmi eux. L’ambiance festive bon enfant change brusquement : la peur de mourir oppose les sept personnages d’autant plus cruellement les uns aux autres que toutes les tentatives pour échapper à la mort s’avèrent fatalement infructueux. Les masques conformistes d’humanité et de générosité se décomposent peu à peu sur leurs visages pour montrer l’humain dans sa nudité féroce.

le repas des fauves visuel
Le Repas des fauves, Théâtre Hébertot, 2023

      L’action se déroule dans le salon de Victor et Sophie, ce qui contribue à instaurer progressivement une ambiance oppressante de huis-clos du fait que l’officier nazi retiré dans une librairie familiale adjacente les surveille de près. La scénographie donne pourtant à voir un espace agréable aménagé avec un goût prononcé pour les meubles anciens disposés de façon à inspirer la sensation de bien-être, de propreté et d’aisance : les costumes et les accessoires tels que la radio et le tourne-disque, quant à eux, situent l’action dans l’époque de la Seconde Guerre mondiale. La réalité extérieure fait littéralement irruption dans ce cocon faussement protecteur par une triple fenêtre vitrée projetée sur le fond de la scène : c’est par le biais de dessins animés saisissants que les personnages et les spectateurs assistent avec frayeur à l’attentant, à l’exécution des otages ou au bombardement survenu au cours de la même soirée. Ces choix astucieux mettent l’accent aussi bien sur la dimension angoissante de l’action que sur un décalage vertigineux entre l’être et le paraître.

      Julien Sibre invente une action scénique extrêmement entraînante qui tient certes les spectateurs en haleine mais qui en même temps engendre curieusement, en plus de la frayeur, un rire terriblement grinçant. Si une lourde épée de Damoclès menace les sept convives dès l’entrée de l’officier nazi implacable qui leur impose son jeu sadique, la pulsion de vie radicalement transformée en la pulsion de survie par excellence les précipite tous dans des situations embarrassantes par moment bien cocasses. Non pas que les personnages prennent l’état de fait à la légère, mais le caractère quasi absurde du choix impossible qu’on leur demande de faire semble à tel point éprouver leurs sensibilités qu’il les amène à commettre des actes, à venir avec des idées ou à tenir des propos qui les rendent paradoxalement ridicules dans leur malheur. Et les spectateurs ne peuvent pas, malgré tout et malgré eux, s’empêcher de rire. Ce qui est proprement impressionnant dans le dosage de frayeur et de comique absurde, c’est que Julien Sibre parvient à maintenir cet équilibre délicat tout au long de l’action sans que celle-ci verse dans le comique pur. Et ça sonne juste.

      Les comédiens créent leurs personnages avec une virtuosité époustouflante : en réalité des types humains auxquels ils donnent une certaine profondeur psychologique en montrant précisément ce qui se trouve d’abject derrière une apparence policée de courtoisie et d’éducation. Thierry Frémont incarne avec une grande souplesse dans les gestes et dans le jeu de regards le riche entrepreneur André prêt à tout pour sauver sa vie. Olivier Bouana s’empare de la création du maître de la maison et libraire Victor qui paraît aussi conciliant que pondéré. Stéphanie Caillol crée avec sensibilité l’aimable épouse Sophie. Sébastien Desjours apparaît dans le rôle du médecin en apparence équilibré mais qui se laisse peu à peu gagner par la peur. Benjamin Egner, dans le rôle du professeur, donne à son personnage l’air à la fois flegmatique et désinvolte, à l’occasion provocateur. Jérémy Prévost interprète avec conviction le vétéran colérique Pierre devenu aveugle. Barbara Tisser crée avec un équilibre intrépide la veuve Françoise engagée dans la Résistance. Jochen Hägele incarne avec une austérité nonchalante le sadique commandant Kaubach.

      Le Repas des fauves dans la mise en scène de Julien Sibre, quoi qu’il s’agisse d’une reprise, est sans aucun doute un des spectacles à ne pas manquer en cet automne : un spectacle qui réunit de brillants comédiens dans une adaptation pour le théâtre rondement menée.