Théâtre Les Déchargeurs : Frantz

      Frantz est la première création de cinq jeunes comédiens réunis par Marc Granier autour d’un texte fragmenté conçu par le metteur en scène lui-même. Frantz n’est cependant pas une simple pièce bien faite portée sur scène, c’est au contraire un spectacle composite qui mêle finement le jeu de mime, le contage, le théâtre parlé et le bruitage. Il est donné, pendant tout le mois d’octobre, au théâtre Les Déchargeurs (>).

Frantz      À l’entrée des spectateurs dans la salle, les comédiens sont déjà installés sur le plateau dans un cadre singulier qui annonce d’emblée une aventure théâtrale non conventionnelle. Un comédien est assis sur un tabouret situé sur le devant de la scène côté cour. Un autre est couché au milieu, la face tournée au public, les mains pliées sous la tête. On remarque enfin trois comédiens debout, au fond, derrière une table en bois flanquée d’une étagère. Les deux meubles sont munis d’instruments divers et variés en évoquant un fourre-tout habituellement placé dans un grenier ou une cave. Le comédien couché au milieu de la scène est par ailleurs le seul à porter des habits qui le différencient des autres (un pantalon crème et une chemise bleu clair) : on se dit alors que ce sera bien lui Frantz. Les autres, hommes ou femmes, sont vêtus de mêmes chemises rouges et de mêmes pantalons noirs maintenus par des bretelles noires, un seul d’entre eux ayant mis par-dessus une veste orange en toile. Cette uniformité vestimentaire produit un curieux effet de distance, tandis qu’elle concentre l’attention sur celui qu’on prend pour Frantz. La scénographie ainsi soumise au regard voyeuriste des spectateurs entrant dans la salle a de quoi brouiller leurs repères du théâtre parlé. Elle les prépare en quelque sorte à une plongée originale dans un univers déjanté constitué de plusieurs types de langages ou de réseaux de signes. Le travail de déchiffrage et d’interprétation commence cependant dès ce moment-là dans la mesure où l’on s’interroge avec perplexité sur la signification de l’aménagement scénique et des choix vestimentaires.

   Si l’action scénique rassemble dans un spectacle unique le contage, le jeu de mime et le bruitage, mais aussi quelques rares passages de théâtre parlé, l’essentiel repose sur le fonctionnement synchronique des trois premiers éléments. Aussi le conteur qui occupe une position exposée sur le devant de la scène et qui sert de lien entre la salle et la scène se met-il à conter l’histoire de Frantz, pendant que le comédien qui l’incarne se lève pour mimer les faits évoqués et que les trois comédiens qui assurent les bruitages fabriqués de façon explicitement artificielle créent un fond sonore le plus souvent figuratif. Par exemple, le bruit des vagues qui déferlent les unes sur les autres est créé à l’aide du froissement d’un sac plastique, les cris de mouette sont le fruit d’une manipulation déformée de voix humaine. C’est de cette manière surprenante que se met en place une formidable aventure scénique qui sollicite tout au long de la représentation l’imagination des spectateurs amenés à construire eux-mêmes l’histoire de Frantz. Si le conteur représente une sorte de Charon, nocher des Enfers, suspendu entre la réalité matérielle de la salle et la fiction fantasmatique de la scène pour fournir des repères factuels à la compréhension de cette histoire, son rôle n’est pas de tout dire ni de tout expliquer : il indique par intermittence quelques dates et quelques faits essentiels de la vie de Frantz pour la laisser le plus souvent évoluer au rythme et aux sons suggestifs donnés par les trois bruiteurs.

      Quand le conteur cesse de conter ou de commenter, le spectacle ne tient plus qu’au jeu de mime et au bruitage en s’autonomisant par moments sur la scène qui se referme sur elle-même. C’est à ces moments-là plus ou moins importants que l’action scénique fait volontairement surgir des zones d’ombre dans l’histoire de Frantz tout en laissant les spectateurs interpréter des passages ainsi figurés. La dimension épique de cette histoire se voit donc régulièrement concurrencée et déconstruite par un jeu scénique accompagné de bruitages, comme si une tension instaurée entre le verbe qui revient et le mouvement qui se poursuit voulait dénoncer les défaillances du langage parlé, considéré comme inapte à saisir une vie humaine dans sa globalité. Le jeu de mime et les bruitages constituent en l’occurrence un nouveau mode d’expression composé de deux réseaux sémiotiques complémentaires, à ceci près que les sons produits à l’aide de simples outils ne correspondent pas aux réalités matérielles qu’ils suggèrent, et que le jeu de mime même est composé de gestes conventionnels tirés de la vie de tous jours. Le spectacle ainsi constitué dévoile sa propre artificialité fondamentale tout en s’imposant à l’attention des spectateurs dans sa nudité la plus pure.

      Ce qu’il en reste en fin de compte n’est que cette recherche épistémologique animée par la volonté de trouver un langage expressif susceptible de suggérer plus que d’asserter des vérités invérifiables, dès lors qu’il s’agit de reconstruire les émois d’une conscience troublée par des traumatismes d’enfance entraînés par la mort mystérieuse de la mère de Frantz et le rapport problématique avec son père. La vie banale de Frantz bascule en effet un mardi soir à la suite d’un appel et de ciseaux cassés, deux événements ordinaires présentés de manière dérisoire : c’est paradoxalement à ce moment-là que le « récit » scénique se met à progresser à travers des retours en arrière centrés sur des rencontres troublantes avec le père. Et ce récit ne s’achèvera que que lorsque certains torts ou certains non-dits ne seront en apparence éclaircis.

      Présenté au théâtre Les Déchargeurs, Frantz est une création remarquable qui fourmille d’idées ingénieuses et qui offre aux spectateurs une expérience théâtrale fondée sur la primauté donnée cette fois-ci à d’autres formes d’expression dramatique que la parole. La jeune compagnie dirigée par Marc Granier a réussi à monter un spectacle à la fois fantasmatique et poétique, mais aussi drôle, et ce, à travers des choix esthétiques pleinement signifiants à chaque instant de la représentation.

Frantz, mise en scène par Marc Granier, Théâtre Les Déchargeurs, 2021.