Le théâtre Les Déchargeurs remet à l’affiche Pédagogies de l’échec de Pierre Notte dans une mise en scène de l’auteur (>). C’est la première création de cette pièce qui revient à Pierre Notte depuis sa mise en voix, en 2014, par Catherine Hiegel et Brice Hillairet au Festival NAVA et la mise en scène d’Alain Timár donnée, en 2015, en coproduction, par le théâtre des Halles (Avignon) et Les Déchargeurs (>). Cette toute première création de Pédagogie de l’échec a conduit à la publication du texte aux éditions de l’Avant-scène théâtre (>).
Pédagogies de l’échec est une drôle de pièce aux confins du théâtre absurde, écrite avec verve dans une partition mixte pour deux rôles. Une cheffe et un assistant de direction se retrouvent dans un face-à-face burlesque qui dénonce de manière ubuesque un jeu de pouvoir usé, comme si les deux personnages laissaient tout d’un coup agir leurs pensées ou leur inconscient à un lieu professionnel qui les réunit tout en leur étant familier. Pierre Notte souligne en effet, en le développant démesurément, tout ce qui se passe en dehors du travail proprement dit : de petits incidents qui instaurent implicitement des rapports de force stéréotypés mais qui prennent ici des proportions considérables. Si l’action autorise un tel grossissement cocasse, c’est que les deux personnages sont campés dans un monde éclaté, dépeuplé et en ruines, pleinement imaginaire, présenté dans un « aparté commun » sous le sceau d’un fantasme fantaisiste : à la suite d’une catastrophe, peu importe sa nature, deux individus veulent continuer à travailler comme si de rien n’était ― à ceci près que cette bonne volonté les conduit curieusement à se laisser aller à un jeu cruel qui libère une tension palpitante.
Pierre Notte imagine pour la mise en scène de sa pièce un univers géométrique, abstrait, épuré de et affranchi de toute pesanteur décorative superflue. Ce qui compte, c’est la puissance de la parole et du geste capables de suggérer avec adresse les méandres d’un lieu suspendu entre une réalité altérée et la fiction la plus déjantée. Si la scène n’est pas entièrement vide, elle ne comprend pour autant que deux objets de décor : une chaise, installée sur le devant de la scène et considérée par les deux personnages comme un fauteuil, et une commode basse deux tiroirs placée au fond. Des bandes rouges collées au sol et un éclairage spécifique délimitent un chemin dessiné autour de la scène avec un enfoncement diagonal coupé au milieu du carré ; les passages latéraux sont prolongés vers la salle de telle sorte qu’un rectangle sépare les comédiens installés autour de la chaise dès l’entrée des spectateurs. C’est dans cet espace étrange que la supérieure et l’assistant de direction se livrent à un harcèlement grotesque avec un air sérieux qui détone au regard de la vacuité des propos et des efforts fournis. Le vide relatif et sa géométrisation explicite traduisent matériellement cette vacuité pour dénoncer la vanité théâtrale de certaines catégories socio-professionnelles dominées par une volonté de puissance étriquée parce que fondée sur une position hiérarchique artificielle.
Seuls les costumes servent de repères spatio-temporels à un spectateur déboussolé par cette scénographie poussée à une abstraction maximale. Ces costumes, de facture classique, les plongent amplement dans l’univers professionnel des cadres bourgeois tout en traduisant symboliquement leur appartenance sociale. La supérieure est vêtue, de manière élégante, d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc avec une veste de tailleur foncée mise par-dessus, alors que l’assistant porte un costume à carreaux gris clair et une chemise blanche, sans ceinture et sans cravate. Si la tenue de la première dégage une forte impression d’austérité, celle du second a l’air plus détendue. Mais ce n’est qu’un leurre parce que les rapports de force ont rapidement raison de telles apparences : la position hiérarchique plus élevée donne à la cheffe plus d’aisance dans ses agissements, alors que l’assistant fait preuve d’une constante gêne stimulée en plus par un besoin d’uriner empêché. Les costumes et la mise en place des clichés sur la domination féminine resituent ainsi l’action dans un monde plus concret tout en lui conférant en sourdine un étrange effet de réel.
Les deux rôles sont défendus avec élégance par Caroline Marchetti et Franck Duarte. Malgré le caractère absurde de l’action, les comédiens adoptent des postures sérieuses comme pour sauver les apparences, ce qui contraste avec l’importance qu’ils accordent à certains faits insignifiants comme une tache jaune sur la chemise de l’assistant. Même quand ils se trouvent tous les deux sans pantalon, la supérieure en collants sexy et l’assistant en slip rouge, ou quand le ton monte au sujet d’un stylo ou d’un pot de figue, leurs mouvements et leurs gestes restent drôlement maîtrisés : certes, ils crient, mais en faisant attention à bien articuler les mots et à ne pas perdre le contrôle de soi. Ce jeu sur les apparences se manifeste de manière générale à travers des postures tendues et des mouvements légèrement affectés qui dénoncent théâtralement le côté artificiel du rapport professionnel et de l’existence personnelle réduite au travail dans le bureau. Caroline Marchetti et Franck Duarte déploient avec conviction leur talent dans cette création subversive de deux êtres humains enfermés dans un univers délétère.
Pédagogies de l’échec présentée au théâtre Les Déchargeurs, conçue et mise en scène par Pierre Notte, séduit autant par son écriture incisive que par un jeu théâtral mordant auquel elle invite superbement les deux comédiens engagés dans les rôles de la supérieure et de l’assistant. C’est une création d’une grande qualité dramaturgique qui tient les spectateurs en haleine tout au long de la représentation grâce à une excellente performance de Caroline Marchetti et Franck Duarte parfaitement synchronisés.
Pour accéder au dossier sur Pédagogies de l’échec présenté sur le site du théâtre Les Déchargeurs, suivre ce lien.