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Théâtre de la Contrescarpe : A La Recherche du Temps Perdu

      Créée il y a presque vingt ans au Festival d’Avignon (2002), À La Recherche du Temps Perdu conçue par Virgil Tanase, romancier et dramaturge entre autres, est toujours à l’affiche au théâtre de la Contrescarpe (>). C’est un spectacle intime tiré de l’œuvre fleuve de Proust, un seul-en-scène fait comme sur mesure pour David Legras qui interprète avec élégance le personnage de narrateur Marcel.

A La Recherche du Temps perdu_ affiche      L’œuvre de Proust ne cesse de fasciner autant ses nombreux lecteurs que ses admirateurs inconditionnels amenés jusqu’à vouloir la faire vivre sur scène. S’il est inimaginable de la représenter dans sa totalité, chaque parti pris dramatique n’en propose pas moins une approche singulière qui exprime un rapport personnel à son immense richesse littéraire. Une transposition purement narrative de l’histoire paraîtrait réductrice, d’autant que cette histoire est révélatrice des processus de remémoration et par-là de la construction d’une temporalité subjective propre à chaque individu. La conception de l’intrigue par Virgil Tanase s’inscrit précisément dans cette perspective du travail de la mémoire sur le souvenir : mettre en évidence ce travail théorisé par Proust dans des passages de La Recherche en s’appuyant sur un certain nombre de réminiscences épiques évoquées par Marcel dans son récit.

      L’effet produit est doublement proustien : le narrateur-personnage réactive des souvenirs de lecture non seulement à travers les extraits empruntés à l’œuvre, mais aussi grâce aux accessoires utilisés sur scène : le travail de remémoration provoqué par le spectacle remodèle dans le même temps ces mêmes souvenirs en les recontextualisant dans une pratique scénique tout aussi évanescente que la lecture et en suscitant de nouvelles émotions dans une intimité étroite de chaque spectateur avec lui-même. Les émotions ainsi renouvelées affectent celui-ci dans son rapport sensible à l’œuvre de Proust en allant parfois jusqu’à remuer subrepticement les sensations et sentiments de son propre vécu  conceptualisés dans le récit porté par David Legras.

« Un spectacle où les images du souvenir, « arbitraires », pour reprendre le mot de Marcel Proust, se réunissent selon la logique d’un puzzle merveilleux. Elles composent une atmosphère et s’emploient à expliciter une démarche, celle qui consiste à obtenir, par le mécanisme de la mémoire, un peu de “temps à l’état pur” ».
Virgil Tanase, Note d’intention
 

      Le discours sur les processus de remémoration se mêlent comme par accident à des épisodes épiques tirés de La Recherche, à commencer par le séjour de Combray chez la grand-mère en passant par Paris, Balbec ou Venise. Ce faisant, le Marcel de David Legras évoque plusieurs personnages significatifs dont on espère entendre parler : la mère, la tante Léonie, Gilberte ou Albertine, la duchesse de Guermantes et son époux Bazin, Robert de Saint-Loup, Bergotte, mais aussi et surtout la grand-mère dont la disparation sensible est relatée dans Sodome et Gomorrhe. Les mouvements lents, parfois hésitants, de David Legras, ses regards tournés comme dans le vide, sa voix posée, sa posture songeuse d’un voyageur dans le temps, nous transposent dans leur intimité romanesque avec un profond sentiment de nostalgie.

A La Recherche du Temps Perdu, Théâtre de la Contrescarpe
© Fabienne Rappeneau

      Une scénographie sobre, contrairement à l’abondance inépuisable des images fleuries et de menus détails fournis par l’œuvre de Proust dans l’élaboration conceptuelle de son univers romanesque, est amplement mise au service du parcours retenu de Marcel. David Legras pénètre, au lever du rideau, dans une pièce plongée dans la pénombre, les meubles recouverts de tissus blancs pour être protégés contre l’usure du temps. C’est ainsi qu’il introduit le spectateur dans la fameuse chambre du début du Côté de chez Swann où Marcel se met à parler de ses insomnies, chambre que décrit en l’occurrence le Marcel de David Legras avec une voix feutrée avant d’en dévoiler les décors qui lui rappellent certains moments de son passé. Cette trouvaille repose sur une démarche symbolique fondée aussi bien sur la métaphore du temps sur fond d’un récit rétrospectif que sur celle des fouilles dans les replis de la mémoire ranimée par la présence de certains objets à la manière de la célèbre madeleine : un bouquet de fleurs, un téléphone à cadran, un miroir ou un phonographe, tous ces objets sont porteurs d’un passé révolu qui ne cesse d’irradier nostalgiquement le présent de Marcel.

      Un bagage à la main comme pour mettre l’accent sur son pèlerinage dans le temps et dans l’œuvre de Proust, David Legras paraît sur scène en habits blancs confectionnés avec une élégance d’antan, en harmonie avec nos représentations suaves de la Belle-Époque sublimée dans des images empreintes d’une joliesse raffinée. Tel un dandy sorti du salon de la duchesse de Guermantes, il condense dans son apparence éblouissante tous ces clichés gracieux sur le beau monde exposés dans Le Côté de Guermantes. Son costume contraste ainsi délicatement avec la sobriété expressive de la scénographie tout en s’inscrivant dans l’époque que celle-ci symbolique à travers le mobilier et les accessoires choisis. Il construit par-là une image scénique très forte en concurrence avec notre propre représentation mentale du personnage-narrateur parvenu à l’âge mûr, celui de la naissance de l’écrivain du Temps retrouvé, identifiable à l’auteur lui-même. La finesse avec laquelle David Legras revêt le costume de Marcel suscite cependant l’adhésion complète d’un spectateur séduit par sa prestance distinguée.

      À La Recherche du Temps Perdu montée par Virgil Tanase se joue ainsi par intermittence depuis vingt ans avec le même succès qu’à sa création et ce, dans l’intimité chaleureuse de la salle du théâtre de la Contrescarpe. Cette chaleur naît en l’occurrence dans le frottement produit par une interaction envoûtante entre une mise en scène raffinée et une attente savoureusement satisfaite.

Théâtre de la Contrescarpe : Les Sœurs Tatin

      La pièce Les Sœurs Tatin, une vie à la Tchekhov, jouée au Théâtre de la Contrescarpe (>), est une nouvelle création de Laetitia Gonzalbes (Compagnie Kabuki >), jeune auteure et metteuse en scène, qui s’empare librement d’un célèbre texte de Tchekhov dans une démarche intertextuelle explicite. Le spectacle ainsi empreint de réminiscences des Trois Sœurs porte sur scène la vie de deux sœurs, hôtelières à Lamotte-Beuvron en Sologne, créatrices de la fameuse tarte à laquelle elles prêtent leur nom.

      Anton Tchekhov ne cesse d’intriguer les auteurs et les metteurs en scène à travers son œuvre dramatique qui renferme, tout en l’annonçant, la dramaturgie moderne développée au cours du XXe siècle. Ce ne sont pas seulement les thèmes abordés qui continuent à nous affecter au plus profond de notre sensibilité humaine, c’est aussi une écriture dramatique novatrice qui leur confère une résonance singulière en rupture avec les techniques de la rhétorique classique. Les Trois Sœurs et La Cerisaie, les deux dernières pièces qu’il a données, comptent de ce point de vue parmi les plus achevées et sans doute aussi parmi les plus jouées. Si la seconde montre, sur un ton de dérision, l’incapacité des hommes à dépasser de vieux acquis sociaux et à se construire dans le présent en accord avec les tendances de l’époque moderne, la première représente plusieurs vies brisées à cause d’un criard manque de volonté à prendre des décisions radicales. Olga, Irina et Macha ne retourneront jamais à Moscou, elles chercheront un réconfort dans le travail pour essayer de sortir de la léthargie existentielle à laquelle elles semblent (s’être) vouées. Comme les trois sœurs de Tchekhov, Stéphanie et Caroline Tatin rêvent, elles aussi, d’une autre vie qu’elles ne mènent à Lamotte-Beuvron : partir et s’installer à Paris, mais aussi rencontrer un grand amour. Les sorts des unes et des autres se croisent dans le même désir d’accéder à une plénitude existentielle comme dans l’impression d’avoir échoué.

      Plusieurs similitudes observées par Laetitia Gonzalbes entre l’histoire des trois sœurs de Tchekhov et celle des deux sœurs Tatin l’ont sans doute amenée à les rapprocher dans une libre réécriture pour rendre certes hommage au dramaturge russe, mais aussi pour souligner la valeur universelle de leur destin. En plus des références explicites au texte source, la pièce de Laetitia Gonzalbes représente une sorte de mise en abîme narrative conçue à la faveur d’un récit rétrospectif : le spectateur retrouve, au lever du rideau, Stéphanie Tatin, en un âge avancé, Les Trois Sœurs à la main dont elle dit d’emblée qu’elle les aime relire parce que la pièce lui rappelle sa propre vie vécue aux côtés de sa sœur Caroline décédée depuis un certain temps. Murée dans une solitude de vieille dame, elle commence alors le récit de leur vie commune à l’hôtel de Lamotte-Beuvron hérité de leurs parents morts de façon prématurée comme ceux des trois sœurs. C’est par le biais de la citation initiale de la pièce de Tchekhov que la jeune auteure instaure sans ambages une situation intertextuelle susceptible de conduire le spectateur à la relecture des Trois Sœurs à l’aune de la destinée bouleversante de Stéphanie et Caroline Tatin, incarnées en l’occurrence par Roxane Le Texier et Anaïs Yazit dans une mise en scène éclectique. L’action ne cesse par la suite de jouer subtilement sur des réminiscences de la pièce de Tchekhov tout en se traçant un nouveau chemin pour faire accéder les deux sœurs à leur propre existence théâtrale.

      L’espace scénique mêle finement plusieurs lieux, à commencer par la chambre où vient s’installer Stéphanie pour évoquer la disparition de sa sœur et sa solitude : elle s’assoit à grand peine, la voix tremblante, dans un grand fauteuil en bois placé sur le devant de la scène côté jardin tout en se demandant pourquoi se souvenir, introduisant ainsi dans l’action un des leitmotivs empruntés aux Trois Sœurs de Tchekhov. C’est à ce moment-là qu’apparaît Caroline comme dans un rêve pour la conduire à faire une plongée dans leur jeunesse commune passée à l’hôtel de Lamotte-Beuvron. La scène semble aménagée de façon à favoriser les processus de remémoration et à représenter par-là ce qui aurait fait l’objet d’un récit de vie. Un grand four en acier est placé côté cour, de manière symbolique, non seulement pour faire un clin d’œil à l’activité professionnelle qui a rendu les deux sœurs célèbres, mais aussi pour situer rapidement l’action dans une époque historique. Cette historicité est dans le même temps soutenue par les costumes : les deux comédiennes portent en effet des robes blanches à volant, serrées par des ceintures larges, rouge pour Stéphanie et jaune pour Caroline. Ces éléments symboliques rappellent d’emblée au spectateur la province française du début du XXe siècle. Mais l’action scénique s’appuie également sur des chansons et des projections qui le transposent littéralement, non sans une certaine nostalgie pittoresque, dans une époque révolue. Les chansons, chantées avec émotion par Roxane Le Texier et Anaïs Yazit et accompagnées par des numéros rondement chorégraphiés, illustrent le sort des deux sœurs tout en introduisant une certaine légèreté pour juguler une mélancolie trop appuyée : Le chagrin d’amour, Le temps des cerises comme les trois autres, elles rythment toutes l’action scénique dans la même perspective de remémoration. À cet égard, quelques projections, tournées à Lamotte-Beuvron même, viennent enrichir le récit de vie des deux sœurs en montrant des scènes clés qui évoquent fortement certains épisodes des Trois sœurs et qui créent par-là une nouvelle forme de citation fondée sur des séquences filmées dans un autre cadre spatio-temporel, qu’il s’agisse du major amoureux venu de Paris (Verchinine), de la ceinture verte (Natacha) ou de l’incendie (acte III). Tout concourt ainsi à saisir le destin de Stéphanie et Caroline Tatin à travers une réécriture originale de Tchekhov portée sur scène dans une mise en scène douée d’une profondeur existentielle, dès lors que les deux sœurs se mettent, non sans une ironie résolument tchekhovienne, à « philosopher » sur la vie dans deux ou trois cents ans ou sur son sens immédiat par rapport à leur vécu.

      Les comédiennes individualisent avec conviction les deux sœurs Tatin conçues par Leatitia Gonzalbes pour son spectacle en leur donnant une profondeur humaine modelée selon leurs modèles littéraires. Si elles sont deux, elles ne ressemblent donc pas, comme c’était déjà le cas des trois sœurs de Tchekhov : l’une est plus rêveuse et plus coquette, tandis que l’autre se laisse plus facilement aller à la mélancolie et à la « philosophie ». Roxane Le Texier donne vie à la première, Stéphanie Tatin, alors qu’Anaïs Yazit prête son corps à la seconde, Caroline Tatin. Les deux jeunes comédiennes, parfaitement synchronisées, se complètent merveilleusement en formant un duo inséparable à l’image des deux sœurs qu’elles incarnent avec aisance. Cette complicité sororale soulignée à maints égards dans les propos des deux personnages est mise en valeur par le jeu complice des deux comédiennes. Celles-ci nous montrent tout au long de la représentation qu’elles savent varier les tons pour évoquer les différents états d’âme de leurs personnages pleins de rêves de jeunesse mais aussi de mélancolie : elles créent ainsi un spectacle équilibré qui ne laisse s’installer de façon durable ni la joie ni le chagrin. Elles nous persuadent que même sans jamais partir pour Paris, les deux sœurs Tatin ont réussi à donner un sens à leur existence retirée au fin de la province grâce à la foi dans le travail que celles-ci semblent considérer comme le meilleur remède contre l’abandon de soi : à les en croire au regard de leur propension à « philosopher », « L’homme doit croire en quelque chose ».

      Laetitia Gonzalbes, en se plongeant dans une relecture des Trois Sœurs de Tchekhov, a donc réussi à concevoir un spectacle extraordinaire, présenté dans l’intimité de la salle exiguë du théâtre de la Contrescarpe : l’effet produit par la complicité sororale que Roxane Le Texier et Anaïs Yazit parviennent à nouer avec les spectateurs pour les intéresser au sort des sœurs Tatin est absolument fabuleux ! Elles servent avec bravoure une vie à la Tchekhov.