TNS – Strasbourg : Un pas de chat sauvage

      Un pas de chat sauvage est un texte narratif de Marie N’Diaye adapté pour le théâtre par Waddah Saab et Blandine Savetier, donné dans une mise en scène captivante de Blandine Savetier au TNS – Théâtre National de Strasbourg (>). Après sa création de Hilda de Marie N’Diaye également, on retrouve dans le rôle de la narratrice l’éblouissante Natalie Dessay qui s’empare de la création de son nouveau personnage avec une sensibilité époustouflante.

      Se raconter ou raconter l’autre, se représenter ou représenter l’autre et ce, dans la totalité et de façon véridique comme l’envisage le positivisme du XIXe siècle, est devenu obsolète et même impossible, dès lors que les certitudes qui résultent de cette posture auctoriale dépassée ont été ébranlées par l’invention de la psychanalyse, mais aussi, en littérature, par les recherches menées par les auteurs comme Marcel Proust et Virginia Woolf. La question de l’écriture qui remue tout le XXe siècle dans le domaine du récit comme dans celui du théâtre, sans être épuisée au XXIe siècle, est précisément liée à un impossible récit complet et véridique de soi ou de l’autre. Marie N’Diaye, dans ses œuvres romanesques et théâtrales, s’inscrit dans ces interrogations en mettant en œuvre une forme d’écriture singulière fondée sur une absence énigmatique : qu’il s’agisse de Hilda, des Serpents, de Berlin mon garçon — toutes d’ailleurs créées ou jouées au TNS —, les personnages qui font l’objet de préoccupations des autres n’apparaissent jamais sur scène, ne prennent jamais la parole, si ce n’est à travers ceux qui ne cessent de parler d’eux. Cette formule ne tourne cependant pas à vide dans la mesure où elle permet de soulever quasi indirectement, avec ambiguïté, d’autres questions qui affectent nos sensibilités. Un pas de chat sauvage, quant à elle, aborde par exemple, en plus du problème d’écriture, ceux de racisme et de représentations des noirs par les blancs, mais de façon détournée, sans se charger de des discours raciaux habituels.

un pas de chat sauvage
Un pas de chat sauvage, TNS 2023 © Jean-Louis Fernandez

      Un pas de chat sauvage donnée dans la mise en scène de Blandine Savetier est à l’origine ce que l’on peut appeler un récit de vie : c’est un texte de commande composé par Marie N’Diaye en 2019 à l’occasion de l’exposition Le Modèle noir présentée au Musée d’Orsay. Dans l’embarras de répondre à cette commande, l’autrice, persuadée qu’il s’agit d’une même personne, s’appuie sur le dessin de la chanteuse noire cubaine Maria Martinez, la Malibran, réalisé par Warren T. Thomson, ainsi que sur des photos de Maria l’Antillaise prises par Nadar (1850). Comme il ne subsiste que peu d’informations sur Maria Martinez, Marie N’Diaye inscrit son histoire dans le récit d’un récit impossible à faire. Un pas de chat sauvage s’empreint dès lors d’une forte dimension métapoétique qui sous-tend toute l’action pour laisser ressurgir bien d’autres thèmes, précisément ceux liés au racisme et aux représentations des noirs au sein d’une société multiculturelle. Cette dimension métapoétique nous permet par ailleurs d’en savoir peut-être un peu plus sur la démarche créatrice de Marie N’Diaye fondée sur le récit d’une enquête menée sur un personnage absent. Elle transcende de plus les deux thèmes évoqués qui ressortent de l’histoire arrêtée, de telle sorte qu’Un pas de chat sauvage ne se réduit en aucun cas à un plaidoyer antiraciste ordinaire. Le récit de Marie N’Diaye les traite, en les interrogeant avec une finesse remarquable, de façon feutrée dans la mesure où le sujet principal repose sur un acte d’écriture manqué, celui d’une universitaire blanche amenée à faire des recherches sur une femme noire du XIXe siècle qu’elle essaye vainement de retrouver dans une chanteuse noire contemporaine. C’est le récit de cet acte d’écriture manqué, allié à l’expression d’une frustration auctoriale et à une forme de confession cathartique, qu’il s’agissait, pour Waddah Saab et Blandine Savetier, de transposer sur scène, une entreprise audacieuse qu’elles ont réussi à réaliser avec une virtuosité épatante.

      La scénographie ne représente pas vraiment un lieu réaliste, mais plutôt un double lieu imaginaire, un lieu onirique situé à cheval entre un chez soi schématique tronqué et un espace de théâtre proprement dit. D’une part, un grand piano, où se trouve installée la narratrice au lever de rideau et d’où sortira la chanteuse noire contemporaine Marie Sachs, est incrusté à jardin dans les deux premiers rangs. D’autre part, Marie Sachs, comme une émanation fantastique de l’imagination de la narratrice hantée par son souvenir d’elle, transforme la scène plongée dans le noir, en la traversant en proie à une sorte de transe tribale, en une scène de théâtre imaginaire représentée à l’aide de deux toiles qui reproduisent les décors de la salle de l’Odéon, d’abord foncées et recouvertes d’yeux de chat, puis tirant successivement vers le bleu, le rouge et le vert. L’action scénique se déroule ainsi dans un va-et-vient dynamique entre ces deux lieux : le coin prétendument réel, situé du côté des spectateurs et d’où parle la narratrice en quête de leur compassion, et le double lieu de théâtre et de rêve/cauchemar, où elle projette spectaculairement ses réminiscences issues de ses trois rencontres avec Marie Sachs, lieu qu’elle investit de son corps à plusieurs reprises telle une Alice au pays des merveilles. Un subtil rapport dialectique s’instaure dès lors entre le récit propre de la narratrice et ses émanations matériellement transposées sur la scène. La dimension métapoétique originelle d’Un pas de chat sauvage se trouve dès lors savamment transposée dans son adaptation pour le théâtre qui, à travers une astucieuse mise en abîme, complexifie les rapports entre le réel et la représentation d’un souvenir.

 

      L’action scénique, quant à elle, repose au premier abord sur la mise en voix du récit adressé aux spectateurs par la narratrice assise au piano, récit qui retrace sa quête frustrée de Maria Martinez à travers la chanteuse Marie Sachs. C’est ainsi que cette action intègre peu à peu des parties chantées et dansées tout en se déplaçant du salon parisien de la narratrice à l’Alhambra, à un salon bourgeois du boulevard Saint-Germain et à un cabaret obscur situé près de la Porte de la Chapelle. Chacune des parties musicales, composées de morceaux variés, interprétées avec une intensité étourdissante, traduit, en les renouvelant, la fascination et l’attirance de la narratrice pour une Marie Sachs éblouissante et triomphante dans ses spectacles. Ces morceaux ménagent aux spectateurs des moments attrayants, quand par exemple Marie Sachs apparaît habillée de costume de présentateur de spectacles de variété pour interpréter une nouvelle chanson dans un registre comique (différent de la partie précédente) ou quand elle chante la chanson écrite par Théophile Gautier pour Maria Martinez que l’écrivain a pourtant traitée de « macaque ». Ces morceaux musicaux sont tout aussi une source de tension épidermique relancée chaque fois par leur réception à la fois directe et différée de la narratrice. Son récit ne cesse ainsi de se mêler à ses propres fantasmes magistralement incarnés pour se confondre avec eux : quand elle n’interagit pas avec Marie Sachs (et le musicien qui l’accompagne), la narratrice ne perd en effet jamais de vue les apparitions de cette usurpatrice de l’identité de Maria Martinez, apparitions fantastiques qui relèvent de son imagination débordante. L’action scénique, haletante, vertigineuse, superbe, s’impose aux spectateurs comme un va-et-vient halluciné et hallucinant entre le récit et les spectacles amenés sur la scène.

 

      Pour interpréter Un pas de chat sauvage, ils sont en réalité trois : Natalie Dessay dans le rôle de la narratrice, Nancy Nkusi dans celui de Marie Sachs et Greg Duret dans celui du musicien. Ce dernier, en plus de gérer les parties musicales directement depuis la scène, intervient de manière ponctuelle dans les spectacles mis en abîme pour accentuer l’intensité et le caractère décalé de certains morceaux. Nancy Nkusi s’empare de la création de Marie Sachs avec une assurance terrifiante telle que la dépeint dans ses souvenirs la narratrice : sûre d’elle-même, de sa posture et de ses gestes, donnant à Marie Sachs un air farouche et orgueilleux qui nous persuade, conformément au regard de la narratrice, que rien ne peut la déstabiliser, ni le succès sur scène, ni les moqueries, ni les propos racistes. Natalie Dessay, de son côté, incarne cette narratrice s’interrogeant sur le rapport à l’autre avec une sensibilité bouleversante : elle se glisse dans son rôle comme dans une robe confectionnée sur mesure, maîtrisant sans hésiter les hésitations douloureuses de son personnage. Son regard profond, ses gestes et mouvements sinueux suivent les propos énoncés avec une ferveur exaltante. Natalie Dessay nous séduit non seulement en adoptant délicatement la posture d’une femme à la fois brisée, hantée et souffrante, mais aussi en interprétant avec une douceur émouvante une chanson cubaine populaire. Elle nous convainc pleinement de la douleur éprouvée par son personnage pour lequel elle suscite en même temps notre plus vif intérêt.

      Un pas de chat sauvage de Marie N’Diaye, dans la mise en scène de Blandine Savetier, est un spectacle absolument sublime, captivant, happant, troublant et bouleversant, conçu et interprété avec une finesse extraordinaire. C’est un des mes plus beaux moments de théâtre !