Merteuil est une création originale de Marjorie Frantz présentée dans une mise en scène captivante de Salomé Villiers en mars 2023 au Théâtre Lucernaire (>). Il s’agit avec évidence de la célèbre Marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, amenée sur scène pour rencontrer Cécile de Volanges mariée de Gercourt. C’est l’autrice elle-même et Chloé Berthier qui s’emparent de la création des deux personnages avec une sensibilité mordante.
Les Liaisons dangereuses est une œuvre fascinante qui passionne ses innombrables lecteurs depuis sa parution en 1782. C’est d’abord un succès de scandale à cause de révélations piquantes considérées par certains comme authentiques mais camouflées derrière des noms d’emprunt. Si le libertinage masculin — libertinage au sens du XVIIIe siècle, appréhendé comme une recherche raffinée de trophées féminins dans le but de surpasser d’autres confrères et de se créer ainsi une réputation supérieure dans le Monde — est généralement plébiscité et reconnu, la position sociale des femmes est beaucoup plus délicate, moins libre et moins confortable que celle des hommes parce que leur réputation est le plus souvent tributaire du respect rigoureux des règles morales qui les relèguent en fin de compte dans le rôle de potiches. C’est contre un tel train de vie social injuste qu’œuvre secrètement la Marquise de Merteuil en le transgressant de fond en comble au préjudice de la prétendue morale comme aux dépens des victimes qu’elle laisse derrière elle. Son raffinement et son intelligence, mis en œuvre par Laclos pour être éprouvés au travers d’un réseau de relations mondaines, séduisent sans conteste, et malgré toute la malice renfermée dans ses actes, par une aisance sulfureuse avec laquelle elle parvient à se jouer des autres au nom de la liberté tacitement réclamée pour les femmes. C’est de ce personnage à l’esprit maléfique que s’empare Marjorie Frantz dans sa pièce écrite avec une finesse remarquable.
La rencontre imaginée par l’autrice se déroule quinze ans après les faits relatés dans Les Liaisons dangereuses, quinze ans après la mort du vicomte de Valmont évoquée dans un étrange billet qui invite la Marquise de Merteuil à se rendre dans un relais de chasse situé dans une forêt picarde. La mort de Valmont met fin aux correspondances sans que les personnages aient pu s’expliquer sur ce qui s’est passé durant cet été tragique qui les a fatalement séparés. Cécile de Volanges s’est retrouvée séparée de son amoureux, le chevalier Danceny, en risquant de terminer ses jours recluse dans un couvent, tandis que la Marquise de Merteuil a opté pour une retraite subite en se retirant malade en Hollande sans plus réapparaître dans le Monde. Marjorie Frantz imagine, quant à elle, que Cécile de Volanges finit par se marier avec Gercourt et que la Marquise de Merteuil demeure toujours en Hollande. Au moment de la rencontre singulièrement orchestrée par Cécile devenue veuve depuis peu, il ne s’agit pourtant pas tant de revenir sur des faits passés pour se raconter la vie et se réconcilier que de régler une affaire urgente qui préoccupe Cécile de Gercourt. Marjorie Frantz met ainsi en œuvre un dialogue passionnant qui oppose violemment les deux femmes dans un rapport de force dialectique déployé en toute finesse au gré de propos parfois bien acerbes. Salomé Villiers porte ce dialogue à la scène dans une palpitante création de facture classique.
L’aspect classique amené grâce à plusieurs éléments de décor et de costume à caractère historique sert amplement l’action de la pièce dans la mesure où les personnages et la teneur de leurs propos sont bel et bel ceux d’un XVIIIe siècle postrévolutionnaire. Il est moins question d’actualiser une histoire ancienne que de ressusciter deux personnages marquants campés dans leur contexte socio-historique. La scénographie nous transpose dès lors dans un salon de Cécile de Gercourt aménagé avec sobriété dans l’esprit du style Empire, sans ornements superflus et sans fioritures qui nous permettent de le reconnaître avec précision : deux canapés, l’un de couleur rose à jardin, l’autre d’un orange pastel à cour, se trouvent entourés de quelques guéridons typiques qui donnent au salon de Cécile un aspect pittoresque sans excès. Les robes portées par les deux comédiennes ont été confectionnées avec un même clin d’œil historique pour produire un effet de vérité : une robe bleu blanc, accompagnée d’un bandeau bleu clair, pour Cécile, et une jupe en soie or relevée d’un manteau de robe à la française blanc marron pastel aux volants rose foncé, pour Merteuil. Les spectateurs pénètrent avec assurance dans un univers élégamment coloré d’un XVIIIe siècle refondu avec goût dans le style Empire.
Au service du texte, l’action scénique suit de près les fractures et les tentions qu’il instaure entre les deux personnages et qui rendent leurs échanges attrayants. Si le spectateur se doute bien que l’invitation mystérieuse de Cécile de Gercourt est loin d’être amicale, le texte et son interprétation maintiennent l’effet de surprise du début à la fin en opérant de subtils renversements qui ne représentent pas de simples coups de théâtre placés dans le seul but de relancer l’action. Les deux comédiennes dans les rôles des deux personnages sont en effet amenées aussi bien à s’asséner des coups perfides qui les affectent profondément dans leur sensibilité troublée qu’à faire des aveux douloureux, mais aussi à défendre leurs positions irrévocables et par-là à relancer en sourdine l’impossible débat sur les femmes inspiré de L’Éducation des femmes de Laclos (1783) et de certaines lettres de la Marquise de Merteuil, en particulier la célèbre lettre LXXXI. Elles persuadent les spectateurs, en les tenant de plus en plus en haleine, que rien n’est joué d’avance, que la situation tendue peut se retourner à tout instant contre l’apparent meneur de jeu du moment, que le dernier mot est vraiment pour la fin, même si la Marquise de Merteuil semble logiquement l’emporter en raffinement sur Cécile de Gercourt restée fidèle à ses idées de jeunesse. Chloé Berthier et Marjorie Frantz y parviennent avec une élégante souplesse grâce à une direction d’acteur fondée sur un mouvement scénique dynamique mis en tension par une posture franche et sensible de Cécile de Gercourt qui ne cache pas ses sentiments et un double jeu ambigu de la Marquise de Merteuil dont le trouble et les hésitations ne sont montrés qu’aux spectateurs, ce qui conduit les comédiennes à changer de place avec naturel suivant l’évolution des dispositions émotionnelles de leur personnage.
Chloé Berthier crée une Cécile de Gercourt certes joyeuse et taquine jusqu’au moment où la Marquise ne devine l’identité de celle qui la traque, mais lui donne par la suite un air plus grave et plus inquiet à cause de l’affaire qui la tourmente : la comédienne nous laisse peu à peu découvrir une Cécile restée toujours fragile, traumatisée à jamais par le prétendu viol de Valmont (mais aussi par le mariage infructueux avec un vieux barbon débauché), curieusement attachée à la morale traditionnelle avec cet air d’ingénuité qu’on lui connaît des Liaisons dangereuses. Marjorie Frantz, dans le rôle de la Marquise de Merteuil, nous livre en revanche un personnage outrecuidant intimement convaincu du bien-fondé des convictions résolument subversives défendues avec aplomb au-delà de l’été anecdotique évoqué dans les lettres : désinvolte, cynique, cinglante, sournoisement joviale, sans être platement méprisante, sa Marquise ne manque pourtant pas de montrer une certaine sensibilité contre laquelle elle lutte pour se couler avec plus d’aisance dans son rôle de paria
Merteuil de Marjorie Frantz est une excellente création qui m’a totalement séduit : le texte très bien écrit tant du point de vue dramaturgique qu’au regard des enjeux narratifs des Liaisons dangereuses et de la dimension philosophique (au sens des Lumières) du traitement du contexte socio-historique, mais aussi le spectacle créé par Salomé Villiers à partir de ce texte, spectacle fluide, entraînant, captivant, avec des effets de surprise extrêmement subtils qui ont métamorphosé une simple curiosité en ravissement.