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Théâtre Lucernaire : Un soir chez Renoir

Un soir chez Renoir affiche      Un soir chez Renoir est une nouvelle brillante pièce de Cliff Paillé donnée dans une captivante mise en scène de l’auteur au théâtre Lucernaire (>). Après Madame Van Gogh et Chaplin 1939, Un soir chez Renoir nous plonge passionnément dans l’univers de peintres impressionnistes amenés à s’interroger aussi bien sur leur art que sur le rapport au milieu de l’art. Nous retrouvons avec plaisir dans le rôle-titre le talentueux Romain Arnaud-Kneisky.

      Pour cette fois-ci, Cliff Paillé dresse moins le portrait d’un artiste reconnu qu’il ne choisit pour sa pièce un groupe de peintres bien circonscrit et un écrivain emblématique, réunis et désunis à un moment charnière, lors d’une soirée d’hiver ordinaire, autour d’une maigre table chez l’un d’entre eux. C’est sans doute une entreprise ambitieuse parce qu’il s’agit de personnages célèbres bien connus par les amateurs de l’art et parce qu’il s’agit aussi d’une période phare dans l’histoire de la peinture française de rayonnement mondial : Auguste Renoir, Claude Monet, Berthe Morisot, Edgar Degas et Émile Zola. Et c’est une entreprise complexe amplement réussie parce que Cliff Paillé ne se contente pas d’imaginer une réunion pittoresque qui évoque « gentiment » ces personnages historiques, mais parce qu’il parvient aussi bien à instaurer un passionnant débat esthétique compte tenu de leur spécificité qu’à soulever des questions proprement métaphysiques quant à l’essence de la création. Tout est finement pensé : sans abstraction, sans lourdeur, sans longueur, l’action d’Un soir chez Renoir entraîne les spectateurs en leur montrant les quatre peintres et l’écrivain célèbres non pas peut-être tels qu’on se les imagine au travers de leurs tableaux et/ou écrits mais, avec une touche réaliste, tels qu’ils pouvaient être au quotidien en proie à des défis artistiques et matériels.

      Un soir chez Renoir revient sur le moment historique de la troisième exposition organisée par plusieurs peintres dits impressionnistes indépendamment du Salon officiel. L’action située en hiver 1877 démarre peu avant l’ouverture de cette nouvelle exposition des parias de l’art réunis en apparence chez Renoir pour trouver des solutions et des compromis matériels. L’arrivée de Zola secrètement invité par Renoir et le souhait de ce dernier de présenter un tableau au Salon officiel — la misère dans laquelle il vit depuis des années et un manque de visibilité désolant entraîné par des critiques acerbes obligent —, ces contretemps mettent le feu aux poudres et transforment un dîner banal en une dispute d’envergure esthétique enflammée. La question d’exposer au Salon officiel et de « trahir » ainsi le groupe (non pas une « école ») fondé précisément sur l’opposition aux principes artistiques et marchands de ce Salon bourgeois renommé est loin d’être purement alimentaire. Si Edgar Degas se montre inconditionnel sur le principe de l’indépendance totale du groupe, et s’il se voit dans un premier temps soutenu par Berthe Morisot dont la situation financière semble largement confortable, Auguste Renoir, en partie à l’aide de Claude Monet et surtout grâce à Émile Zola, s’y oppose avec une détermination grandissante en vue d’amener des visiteurs à leur Salon boudé par le public induit en erreur par des critiques hostiles. Ce sont les interventions du critique d’art Zola qui ramènent régulièrement la dispute sur des questions proprement esthétiques telles que la technique de peindre ou la finalité de la peinture. Cliff Paillé instaure dès lors, au sein de l’action d’Un soir chez Renoir, une palpitante tension dialectique pleinement révélatrice de convergences et de ruptures impossibles à résoudre de façon définitive. C’est un coup de maître !

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      La scénographie nous transporte dans un atelier de peinture reconnaissable d’emblée grâce à plusieurs cadres de formats variés installés au fond de la scène. De façon symbolique, elle campe une ambiance en apparence romanesque obtenue à l’aide de plusieurs éléments pittoresques typiques : à jardin, chevalet, guéridons, fauteuil ou chaises, puis à cour, petit escabeau, petit chevalet, chaises encastrées. Au milieu de la scène, le moment venu, les personnages dresseront une table provisoire faite d’une grande planche posée sur deux pieds de bois brut. Mais avant de s’y asseoir pour discuter, ils doivent préparer ce dîner qu’ils ne verront jamais servi, non pas faute d’aliments qui manquent d’abord dans l’atelier misérable de Renoir et qui arrivent peu à peu au compte-goutte, mais parce que l’intérêt de leur réunion change de manière imprévisible et qu’ils finiront par se séparer sans avoir le temps de manger. Quoi qu’il en soit de leur estomac, ces préparatifs et les accessoires, ensemble avec des costumes d’époque qui distinguent socialement chacun d’eux — par exemple, Émile Zola et Berthe Morisot sont habillés d’élégants vêtements bourgeois contrairement à Auguste Renoir et Claude Monet qui portent quant à eux des habits de pauvres — signifient adroitement cette réalité socio-historique qui est la leur et qui les renferme dans un univers précis. De ce point de vue, la scénographie et l’action forment une fresque réaliste vivante de laquelle se détachent sensiblement six personnages hauts en couleur.

      L’action scénique, quant à elle, repose sur des menus gestes et mouvements relatifs à l’accomplissement des tâches quotidiennes les plus simples : sans jamais se murer dans un débat esthétique hermétique, elle est attachée aux conditions matérielles qui le font émerger tout en finesse, d’autant plus que Zola mis à part, Renoir, Monet, Morisot et Degas ne sont pas des théoriciens de l’art mais des peintres en chair et en os qui se plaisent avant tout à peindre. C’est ainsi que s’introduisent dans cette fresque l’humour et l’ironie propres non seulement à fluidifier le déroulement de l’action, mais aussi à dépeindre avec force les caractères des six personnages, y compris la petite crémière incarnée avec un regard charmeur par Marie Hurault, jeune modèle de Renoir qui « remonte » en l’occurrence à plusieurs reprises pour apporter des ingrédients manquants. Si l’ambiance semble d’abord bon enfant malgré un certain sentiment de pauvreté qui émane des propos, la tension entre les personnages éclate précisément au moment où Renoir sort de sa poche un bulletin d’inscription rouge et où il tente de justifier son choix. C’est l’occasion pour chacun d’eux de s’affirmer au sein du groupe et de défendre ses positions.

Un soir chez Renoir
Un soir chez Renoir, Cliff Paillé © Cédric Tarnopol

      C’est aussi une occasion pour les comédiens de donner de l’épaisseur à leurs personnages. Romain Arnaud-Kneisky crée un Renoir jovial et sensible en nous persuadant avec aisance que celui-ci est passionné par la peinture, mais souffrant de manque de reconnaissance et prêt par-là à s’émanciper au sein du groupe dominé par Degas. Sylvain Zarli incarne ce dernier en adoptant une posture maîtrisée avec naturel, même à des moments de crise : il semble en imposer aux autres avec ses gestes assurés, mais aussi grâce à un regard sévère qui traduit les certitudes de Degas. Face à lui, Elya Birman, dans le rôle de Monet, interprète avec un air de bonhomie poétique, d’une allure négligée, un personnage chaleureux gracieusement obsédé par des effets de lumière. Alice Serfati, dans le rôle de Berthe Morisot, s’empare de la création de la femme peintre en lui donnant une attitude distinguée pleine d’élégance, proche de celle de Zola créé par Alexandre Cattez. Si son Zola se montre bien à l’écoute des autres, il ne manque pas de prestance tel un « ver de la pomme » pour s’arroger le droit d’énoncer avec aplomb ses propres idées sur l’art.

      Un soir chez Renoir de Cliff Paillé, jouée au théâtre Lucernaire est ainsi une brillante création : elle nous enchante non seulement par un texte subtil écrit avec une belle plume, mais aussi par sa mise en vie scénique palpitante.

Comédie-Française : Théorème d’après Pasolini

      Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre est une création originale d’Amine Adjina et Émilie Prévosteau présentée au théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française (>), librement inspirée de Théorème de Pier Paolo Pasolini. Amine Adjina l’adapte avec perspicacité pour le théâtre en situant l’action dans une France à la fois moderne et contemporaine et en y intégrant curieusement le mythe de Dom Juan. Ensemble avec Émilie Prévosteau, ils créent ensuite un spectacle puissant qui remue fortement les sensibilités.

      Théorème de Pasolini repose sur une sorte de visitation séculière dans une famille milanaise : impensable dans une Italie des années 60, cette visite libératrice incombe à un jeune homme irrésistible qui séduit l’un après l’autre tous les membres de la famille, y compris la femme de ménage. Le jeune homme, tel un Cupidon, suscite en effet des désirs sexuels refoulés en nouant lors de son bref passage des rapports tant soit peu charnels avec chacun d’entre eux : père, mère, fils et fille. Il entraîne des désordres intimes au sein de cette famille traditionnelle enfermée dans des représentations aliénantes qu’il déconstruit en les faisant éclater avec une générosité féroce. L’attirance sexuelle et par-là le renoncement aux chastes valeurs morales bourgeoises détonnent avec fracas dans une Italie d’époque, notamment quand il s’agit d’évoquer l’homosexualité réprouvée avec fermeté, réservée en théorie à des individus déclassés. Théorème s’impose ainsi dans une dimension dialectique programmatique qui conditionne sa réception bouleversante et dont s’empare Amine Adjina dans sa réécriture française. Le livre ainsi que le film de Pasolini (1968) se sont soldés par un énorme scandale auquel la bourgeoisie catholique traditionnelle dans le viseur de l’écrivain-cinéaste n’était pas prête. Cinquante ans plus tard, les préjugés ont certes évolué, et la création de Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre ne fera sans doute pas scandale, mais ces préjugés moralement oppressants se sont-ils pour autant estompés ?!

Théorème, Amine Adjina et Émilie Prévosteau © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

      L’action conçue par Amine Adjina véhicule des réminiscences provenant du film et/ou du livre de Pasolini, mais elle en diffère fondamentalement et se trouve même enrichie par l’introduction du mythe de Dom Juan et d’éléments nouveaux propres à donner à chaque personnage une identité singulière. Elle se déroule dans une maison de vacances située vaguement sur la côte méditerranéenne lors d’un été étouffant, dans une maison où vit la Grand-Mère assistée au quotidien par Nour et où se rend chaque année la famille pour y passer quelque temps. Et ils auraient passé des vacances bien ordinaires en laissant transparaître des tensions tout aussi ordinaires que celles qui peuvent exister entre une belle-mère narquoise et une belle-fille désenchantée, entre une mère protectrice et un fils flegmatique, entre un frère et une sœur enthousiasmés l’un par le cinéma et l’autre par le théâtre, si précisément la Grand-Mère n’avait rencontré un sublime Garçon qu’elle invite à venir chez elle. Celui-ci s’introduit dans la maison, non pas comme un Tartuffe sous une apparence dissimulée en vue de gain, mais comme un charmeur éthéré qui séduit les autres avec une légèreté nonchalante, sans les rechercher, en les attirant instinctivement vers lui, en répondant aux désirs de chacun d’eux avec une insouciance déconcertante. Sa conduite résonne dès lors étrangement avec la phrase du titre empruntée à une réplique de Dom Juan de Molière, que répète par ailleurs la Fille. La visite du Garçon dans la famille du Père entraîne, à la manière du jeune homme de chez Pasolini, des désordres intimes troublants pour conduire chaque personnage à une introspection parfois bien douloureuse.

      La scénographie dessine symboliquement un lieu réaliste recomposé, constitué de plusieurs éléments de décor qui évoquent une maison de vacances située au bord de la mer. Une sorte de salon en bois représenté sur une estrade dans des dimensions restreintes, muni d’un rideau d’extérieur en voile, placé en diagonale à jardin, ordonne l’aménagement de la scène : un escalier montant mène sur un toit transformé en terrasse, tandis qu’une pierre se dresse au milieu pour relever l’aspect minéral méditerranéen agrémenté de plusieurs plantes succulentes disposées sur le haut du salon, tandis qu’une douche se trouve accolée à la paroi côté cour et le lit de la Grand-Mère installé à l’autre bout de la scène. Plusieurs meubles fonctionnels — piano, guéridon, chaises, table, chaises longues, etc. —  complètent cette scénographie conçue avec une touche au premier abord réaliste. L’aspect tendant vers le réalisme se trouve cependant doublement étrillé par une toile de fond sur laquelle est projeté la plupart du temps le paysage d’une vaste mer en une apaisante ondulation magnétisante, mais aussi par l’action de la pièce qui s’empreint progressivement d’un onirisme poétisant. L’intrusion du Garçon ne ressemble à rien de moins qu’une descente rédemptrice d’Orphée qui intervient dans l’enfer terrestre pour amener les personnages à s’affranchir de contraintes morales et à libérer leurs désirs. Une frémissante tension dialectique s’instaure dès lors entre ce qui signifie ostensiblement la matérialité du monde bourgeois et cet élément transcendant éthéré — le Garçon — qui le mine de l’intérieur.

Théorème
Théorème, Amine Adjina et Émilie Prévosteau © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

      L’action de la pièce suit en effet cette pente tragique qui la fait glisser d’un certain réalisme apparent lors de l’arrivée de la famille à la maison de la Grand-Mère vers une suite poétique de scènes subversives intenses en réponse au théorème de la visite libératrice et par-là de l’émergence d’une nouvelle famille explicitement envisagée par le Fils comme « un élargissement où chacun a sa place ». Des moments de lyrisme méditatif célébrant la puissance de la nature comme ceux d’introspections existentielles s’allient délicatement au déroulement épique qui inscrit l’action, ensemble avec plusieurs éléments d’actualité en résonance avec la France d’aujourd’hui, notamment par le truchement du Père lisant des journaux et commentant les élections en cours, dans l’Histoire. Pendant ce temps, la Grand-Mère, Nour, le Père, la Mère, le Fils et la Fille se laissent aller aussi bien à des activités de détente propres aux vacances d’été qu’à une recherche inlassable de l’amour du Garçon. Celui-ci ouvre certes l’action à travers un récit de souvenirs et entraîne à lui seul l’émancipation, le trouble, le vacillement, voire la chute d’autres personnages, mais la mort de la Grand-Mère et l’annonce de celle d’un poète italien homosexuel assassiné sur une plage proche, en référence à la disparition tragique de Pier Paolo Pasolini, ne suscitent moins des réactions contrastées qui leur confèrent une épaisseur psychologique. Intrigante, troublante, happante, l’action se déroule ainsi en suivant un rythme nuancé conditionné par une tension en crescendo entre des scènes collectives et des scènes intimes avec le Garçon.

      Tous les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec une sensibilité attachante qui nous intéresse à chacun d’eux. Danièle Lebrun incarne une Grand-Mère alerte, caustique, douée d’un étonnant sens de la répartie, en nous persuadant avec aisance de l’éternelle jeunesse de son personnage. Claïna Clavaron apparaît dans le rôle de la sombre Nour maltraitée par la Grand-Mère : elle lui donne cet air mystérieux qui renferme une profonde souffrance incommunicable. Adrien Simion et Marie Oppert, quant à eux, créent un Fils et une Fille solaires, virevoltants, débordant d’énergie, passionnés avec une maladresse souriante par le cinéma comme par le théâtre, ouverts d’esprit. Coraly Zahonero, dans le rôle de la Mère, adopte une allure en apparence désinvolte, détachée et renfermée, donnant à voir un personnage résigné intérieurement souffrant. Alexandre Pavloff, quant à lui, crée un Père superbe qui réunit tous les clichés typiques d’un bourgeois conservateur aisé : pour ce Père, la rencontre avec le Garçon s’avère dès lors la plus douloureuse, ce dont Alexandre Pavloff nous convainc avec une finesse sidérante. Birane Ba, dans le rôle du Garçon, incarne son personnage avec une légèreté vivifiante et un sourire charmeur dont émane avec conviction son exaltant pouvoir de séduction.

      Théorème/ Je me sens un cœur à aimer toute la terre, mise en scène par Amine Adjina et Émilie Prévosteau, est une création sidérante remarquable par la finesse avec laquelle ils portent à la scène le texte de Pasolini réécrit au regard des spécificités françaises contemporaines, mais aussi par le brillant jeu des Comédiens-Français qui créent des personnages nuancés saisissants.

Théâtre Darius Milhaud : 1494 jours

1494 jours      1494 jours est une pièce de Pierre-Henri Gayte, donnée entre autres au Théâtre Darius Milhaud (>) dans une mise en scène collective préparée par les comédiens de La Troupe en Chantiers (>). C’est une création contemporaine fondée sur une écriture en puzzle tout à fait réussie. Elle tient en haleine les spectateurs séduits par une histoire d’amour singulière.

      Des histoires d’amour, au théâtre comme au cinéma, il y en a déjà eu beaucoup et il y en aura toujours autant. L’amour est incontestablement un sujet inépuisable dont on ne se lasse jamais, quand il est abordé avec une certaine adresse, que ce soit dans une pièce comique ou tragique. Jamais seul, toujours en rapport avec une foule d’enjeux dramatiques qui conditionnent tant son éclosion que son accomplissement, voire son échec. C’est un sentiment dont l’intérêt est inépuisable précisément parce qu’il nous tend un miroir sensible pour nous parler aussi bien de nous-mêmes que de notre rapport à l’être aimé, pour nous faire rire ou rêver, pour nous soulager dans notre douleur, pour nous émouvoir. La pièce de Pierre-Henri Gayte renferme curieusement tout cela dans une action entraînante tout en dépassant la question du genre qui n’a plus vraiment cours de nos jours : indéfinissable et inclassable, elle mêle avec virtuosité plusieurs registres — comique, burlesque, absurde, mais aussi pathétique et tragique — pour nous raconter avec fougue une drôle d’histoire d’amour émouvante déroulée en 1494 jours.

1494 jours
1492 jours de Pierre-Henry Gayte © Yannick Perrin & Leslie Sima Ye Ndong

      L’histoire de 1494 jours est tout d’abord celle d’une rencontre fortuite, à la fois romanesque et cocasse : celle de Charles et Diana, avec un amusant clin d’œil souligné aux noms princiers de la cour britannique, faite dans un TGV ordinaire vers Strasbourg, où les deux jeunes gens différents de caractère font une fâcheuse connaissance sans se douter que leurs destins vont s’entrelacer inextricablement. Leur aventure amoureuse est d’autant plus rocambolesque que Charles est drôlement étourdi et malhabile et que Diana déborde d’un humour cinglant pénétrant. Leur attirance mutuelle engendre dès lors des situations hautement comiques, relevées à l’occasion par le père franchement conciliant de Charles et la mère cruellement possessive de Diana qui n’arrangent pas les choses pour aider les deux amoureux à surmonter les obstacles. Ce qui rend captivante cette histoire d’amour en apparence assez banale tient précisément au déroulement de l’action par à-coup : avec des anticipations et des retours en arrière emmêlés avec d’étonnantes frictions, de telle sorte que l’action n’évolue de façon linéaire qu’en mettant ingénieusement en miroir des tensions désopilantes et des moments de complicité touchants. Pierre-Henri Gayte instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le rire et l’émotion qui est en fin de compte à l’image du couple et qui fonctionne irrésistiblement.

      La scène, quant à elle, représente un nombre impressionnant de lieux qui correspondent à plusieurs endroits de l’action divisée en tableaux sectionnés et mêlés les uns aux autres comme des cartons de puzzle. Deux sièges côte à côte, installés au milieu de la scène, nous rappellent certes le lieu de la rencontre quasi fatale entre Charles et Diana et ce, d’autant plus astucieusement que l’action nous y ramène à plusieurs reprises à travers de brefs retours en arrière, mais ils constituent également le point de convergence entre deux appartements disposés symétriquement, celui de Charles à jardin et celui de Diana à cour ; ils servent enfin opportunément de décor à d’autres moments. L’aménagement des deux appartements semble ainsi d’autant plus symbolique — des tables avec des chaises sur le devant de la scène et des étagères au fond — que les lieux de l’action ne cessent de défiler à un rythme effréné, qu’il s’agisse d’un guichet de gare, d’une rame de TGV, d’une salle de mariage à Strasbourg, d’une salle de cinéma, d’une chambre d’hôtel à New-York ou de celle d’hôpital. Cette scénographie adroite favorise amplement des changements rapides convoqués parallèlement par une écriture fondée sur le mélange de registres tout en nous promenant ainsi avec une frénésie époustouflante d’un endroit à l’autre. Un grand écran en arrière-plan, en projetant quelques dessins symboliques et en indiquant les jours donnés dans le déroulement de l’histoire, aide certes le spectateur à se repérer dans cet amas de situations aussi hilarantes pour certaines que pittoresques pour d’autres, mais il entraîne et relance tout aussi habilement le suspens. Tout s’imbrique paradoxalement dans une harmonie détonante, les fils se rejoignent sans se relâcher en convergeant vers cette électrisante vie du couple qui est d’un piquant attrayant.

 

      Ce qui est jubilatoire dans le déroulement de l’action, c’est que l’on croit en fin de compte, que l’on y adhère pleinement, à l’étrange complicité vécue entre Charles et Diana, et que l’on compatit sincèrement avec eux lorsqu’ils doivent faire face tant à l’inénarrable belle-mère qu’à d’autres accidents de vie qui mettent douloureusement à l’épreuve leur couple. Certaines situations semblent sans doute volontairement forcées en frôlant le pastiche, le cliché et la caricature, comme la scène de séduction initiale aux confins de l’absurde ou les interventions grotesques de la belle-mère. Mais il y a quelque chose de magnétisant dans l’histoire d’amour fatale de Charles et Diana, quelque chose d’indicible qui transcende curieusement ce comique burlesque pour remuer fortement les spectateurs dans leur sensibilité. C’est enfin le jeu des comédiens qui opère en les entraînant dans un tourbillon d’événements singulièrement entrelacés. Pierre-Henri Gayte s’empare de la création du charismatique et sensible Charles en se glissant dans la peau de son personnage avec un naturel tout à fait convaincant quant à l’expression des sentiments : la véracité avec laquelle il l’incarne, à côté de l’excellente Marion Philippet, nous intéresse intimement au parcours de Charles du début à la fin. Marion Philippet, tout aussi convaincante, crée une Diana séduisante et attachante malgré l’humour et le sens de repartie déroutants propres à son personnage. Michel Charpentier et Nancy Jankowiak, quant à eux, incarnent avec assurance, en plus du père de Charles et de la mère de Diana, plusieurs personnages épisodiques.

      1494 jours de Pierre-Henri Gayte, présentée dans une mise en scène collective, est une création bien réussie qui amuse les spectateurs en les émouvant. J’ai eu un vrai plaisir à suivre l’histoire de Charles et Diana qui m’a séduit en me faisant rire de bon cœur. Quelle savoureuse découverte !

Théâtre Lucernaire : Merteuil

Merteuil      Merteuil est une création originale de Marjorie Frantz présentée dans une mise en scène captivante de Salomé Villiers en mars 2023 au Théâtre Lucernaire (>). Il s’agit avec évidence de la célèbre Marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, amenée sur scène pour rencontrer Cécile de Volanges mariée de Gercourt. C’est l’autrice elle-même et Chloé Berthier qui s’emparent de la création des deux personnages avec une sensibilité mordante.

      Les Liaisons dangereuses est une œuvre fascinante qui passionne ses innombrables lecteurs depuis sa parution en 1782. C’est d’abord un succès de scandale à cause de révélations piquantes considérées par certains comme authentiques mais camouflées derrière des noms d’emprunt. Si le libertinage masculin — libertinage au sens du XVIIIe siècle, appréhendé comme une recherche raffinée de trophées féminins dans le but de surpasser d’autres confrères et de se créer ainsi une réputation supérieure dans le Monde — est généralement plébiscité et reconnu, la position sociale des femmes est beaucoup plus délicate, moins libre et moins confortable que celle des hommes parce que leur réputation est le plus souvent tributaire du respect rigoureux des règles morales qui les relèguent en fin de compte dans le rôle de potiches. C’est contre un tel train de vie social injuste qu’œuvre secrètement la Marquise de Merteuil en le transgressant de fond en comble au préjudice de la prétendue morale comme aux dépens des victimes qu’elle laisse derrière elle. Son raffinement et son intelligence, mis en œuvre par Laclos pour être éprouvés au travers d’un réseau de relations mondaines, séduisent sans conteste, et malgré toute la malice renfermée dans ses actes, par une aisance sulfureuse avec laquelle elle parvient à se jouer des autres au nom de la liberté tacitement réclamée pour les femmes. C’est de ce personnage à l’esprit maléfique que s’empare Marjorie Frantz dans sa pièce écrite avec une finesse remarquable.

      La rencontre imaginée par l’autrice se déroule quinze ans après les faits relatés dans Les Liaisons dangereuses, quinze ans après la mort du vicomte de Valmont évoquée dans un étrange billet qui invite la Marquise de Merteuil à se rendre dans un relais de chasse situé dans une forêt picarde. La mort de Valmont met fin aux correspondances sans que les personnages aient pu s’expliquer sur ce qui s’est passé durant cet été tragique qui les a fatalement séparés. Cécile de Volanges s’est retrouvée séparée de son amoureux, le chevalier Danceny, en risquant de terminer ses jours recluse dans un couvent, tandis que la Marquise de Merteuil a opté pour une retraite subite en se retirant malade en Hollande sans plus réapparaître dans le Monde. Marjorie Frantz imagine, quant à elle, que Cécile de Volanges finit par se marier avec Gercourt et que la Marquise de Merteuil demeure toujours en Hollande. Au moment de la rencontre singulièrement orchestrée par Cécile devenue veuve depuis peu, il ne s’agit pourtant pas tant de revenir sur des faits passés pour se raconter la vie et se réconcilier que de régler une affaire urgente qui préoccupe Cécile de Gercourt. Marjorie Frantz met ainsi en œuvre un dialogue passionnant qui oppose violemment les deux femmes dans un rapport de force dialectique déployé en toute finesse au gré de propos parfois bien acerbes. Salomé Villiers porte ce dialogue à la scène dans une palpitante création de facture classique.

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Merteuil, mise en scène par Salomé Villiers, Théâtre Lucernaire © Cédric Vasnier

      L’aspect classique amené grâce à plusieurs éléments de décor et de costume à caractère historique sert amplement l’action de la pièce dans la mesure où les personnages et la teneur de leurs propos sont bel et bel ceux d’un XVIIIe siècle postrévolutionnaire. Il est moins question d’actualiser une histoire ancienne que de ressusciter deux personnages marquants campés dans leur contexte socio-historique. La scénographie nous transpose dès lors dans un salon de Cécile de Gercourt aménagé avec sobriété dans l’esprit du style Empire, sans ornements superflus et sans fioritures qui nous permettent de le reconnaître avec précision : deux canapés, l’un de couleur rose à jardin, l’autre d’un orange pastel à cour, se trouvent entourés de quelques guéridons typiques qui donnent au salon de Cécile un aspect pittoresque sans excès. Les robes portées par les deux comédiennes ont été confectionnées avec un même clin d’œil historique pour produire un effet de vérité : une robe bleu blanc, accompagnée d’un bandeau bleu clair, pour Cécile, et une jupe en soie or relevée d’un manteau de robe à la française blanc marron pastel aux volants rose foncé, pour Merteuil. Les spectateurs pénètrent avec assurance dans un univers élégamment coloré d’un XVIIIe siècle refondu avec goût dans le style Empire.

      Au service du texte, l’action scénique suit de près les fractures et les tentions qu’il instaure entre les deux personnages et qui rendent leurs échanges attrayants. Si le spectateur se doute bien que l’invitation mystérieuse de Cécile de Gercourt est loin d’être amicale, le texte et son interprétation maintiennent l’effet de surprise du début à la fin en opérant de subtils renversements qui ne représentent pas de simples coups de théâtre placés dans le seul but de relancer l’action. Les deux comédiennes dans les rôles des deux personnages sont en effet amenées aussi bien à s’asséner des coups perfides qui les affectent profondément dans leur sensibilité troublée qu’à faire des aveux douloureux, mais aussi à défendre leurs positions irrévocables et par-là à relancer en sourdine l’impossible débat sur les femmes inspiré de L’Éducation des femmes de Laclos (1783) et de certaines lettres de la Marquise de Merteuil, en particulier la célèbre lettre LXXXI. Elles persuadent les spectateurs, en les tenant de plus en plus en haleine, que rien n’est joué d’avance, que la situation tendue peut se retourner à tout instant contre l’apparent meneur de jeu du moment, que le dernier mot est vraiment pour la fin, même si la Marquise de Merteuil semble logiquement l’emporter en raffinement sur Cécile de Gercourt restée fidèle à ses idées de jeunesse. Chloé Berthier et Marjorie Frantz y parviennent avec une élégante souplesse grâce à une direction d’acteur fondée sur un mouvement scénique dynamique mis en tension par une posture franche et sensible de Cécile de Gercourt qui ne cache pas ses sentiments et un double jeu ambigu de la Marquise de Merteuil dont le trouble et les hésitations ne sont montrés qu’aux spectateurs, ce qui conduit les comédiennes à changer de place avec naturel suivant l’évolution des dispositions émotionnelles de leur personnage.

 

      Chloé Berthier crée une Cécile de Gercourt certes joyeuse et taquine jusqu’au moment où la Marquise ne devine l’identité de celle qui la traque, mais lui donne par la suite un air plus grave et plus inquiet à cause de l’affaire qui la tourmente : la comédienne nous laisse peu à peu découvrir une Cécile restée toujours fragile, traumatisée à jamais par le prétendu viol de Valmont (mais aussi par le mariage infructueux avec un vieux barbon débauché), curieusement attachée à la morale traditionnelle avec cet air d’ingénuité qu’on lui connaît des Liaisons dangereuses. Marjorie Frantz, dans le rôle de la Marquise de Merteuil, nous livre en revanche un personnage outrecuidant intimement convaincu du bien-fondé des convictions résolument subversives défendues avec aplomb au-delà de l’été anecdotique évoqué dans les lettres : désinvolte, cynique, cinglante, sournoisement joviale, sans être platement méprisante, sa Marquise ne manque pourtant pas de montrer une certaine sensibilité contre laquelle elle lutte pour se couler avec plus d’aisance dans son rôle de paria

      Merteuil de Marjorie Frantz est une excellente création qui m’a totalement séduit : le texte très bien écrit tant du point de vue dramaturgique qu’au regard des enjeux narratifs des Liaisons dangereuses et de la dimension philosophique (au sens des Lumières) du traitement du contexte socio-historique, mais aussi le spectacle créé par Salomé Villiers à partir de ce texte, spectacle fluide, entraînant, captivant, avec des effets de surprise extrêmement subtils qui ont métamorphosé une simple curiosité en ravissement.

TNS – Strasbourg : Un pas de chat sauvage

      Un pas de chat sauvage est un texte narratif de Marie N’Diaye adapté pour le théâtre par Waddah Saab et Blandine Savetier, donné dans une mise en scène captivante de Blandine Savetier au TNS – Théâtre National de Strasbourg (>). Après sa création de Hilda de Marie N’Diaye également, on retrouve dans le rôle de la narratrice l’éblouissante Natalie Dessay qui s’empare de la création de son nouveau personnage avec une sensibilité époustouflante.

      Se raconter ou raconter l’autre, se représenter ou représenter l’autre et ce, dans la totalité et de façon véridique comme l’envisage le positivisme du XIXe siècle, est devenu obsolète et même impossible, dès lors que les certitudes qui résultent de cette posture auctoriale dépassée ont été ébranlées par l’invention de la psychanalyse, mais aussi, en littérature, par les recherches menées par les auteurs comme Marcel Proust et Virginia Woolf. La question de l’écriture qui remue tout le XXe siècle dans le domaine du récit comme dans celui du théâtre, sans être épuisée au XXIe siècle, est précisément liée à un impossible récit complet et véridique de soi ou de l’autre. Marie N’Diaye, dans ses œuvres romanesques et théâtrales, s’inscrit dans ces interrogations en mettant en œuvre une forme d’écriture singulière fondée sur une absence énigmatique : qu’il s’agisse de Hilda, des Serpents, de Berlin mon garçon — toutes d’ailleurs créées ou jouées au TNS —, les personnages qui font l’objet de préoccupations des autres n’apparaissent jamais sur scène, ne prennent jamais la parole, si ce n’est à travers ceux qui ne cessent de parler d’eux. Cette formule ne tourne cependant pas à vide dans la mesure où elle permet de soulever quasi indirectement, avec ambiguïté, d’autres questions qui affectent nos sensibilités. Un pas de chat sauvage, quant à elle, aborde par exemple, en plus du problème d’écriture, ceux de racisme et de représentations des noirs par les blancs, mais de façon détournée, sans se charger de des discours raciaux habituels.

un pas de chat sauvage
Un pas de chat sauvage, TNS 2023 © Jean-Louis Fernandez

      Un pas de chat sauvage donnée dans la mise en scène de Blandine Savetier est à l’origine ce que l’on peut appeler un récit de vie : c’est un texte de commande composé par Marie N’Diaye en 2019 à l’occasion de l’exposition Le Modèle noir présentée au Musée d’Orsay. Dans l’embarras de répondre à cette commande, l’autrice, persuadée qu’il s’agit d’une même personne, s’appuie sur le dessin de la chanteuse noire cubaine Maria Martinez, la Malibran, réalisé par Warren T. Thomson, ainsi que sur des photos de Maria l’Antillaise prises par Nadar (1850). Comme il ne subsiste que peu d’informations sur Maria Martinez, Marie N’Diaye inscrit son histoire dans le récit d’un récit impossible à faire. Un pas de chat sauvage s’empreint dès lors d’une forte dimension métapoétique qui sous-tend toute l’action pour laisser ressurgir bien d’autres thèmes, précisément ceux liés au racisme et aux représentations des noirs au sein d’une société multiculturelle. Cette dimension métapoétique nous permet par ailleurs d’en savoir peut-être un peu plus sur la démarche créatrice de Marie N’Diaye fondée sur le récit d’une enquête menée sur un personnage absent. Elle transcende de plus les deux thèmes évoqués qui ressortent de l’histoire arrêtée, de telle sorte qu’Un pas de chat sauvage ne se réduit en aucun cas à un plaidoyer antiraciste ordinaire. Le récit de Marie N’Diaye les traite, en les interrogeant avec une finesse remarquable, de façon feutrée dans la mesure où le sujet principal repose sur un acte d’écriture manqué, celui d’une universitaire blanche amenée à faire des recherches sur une femme noire du XIXe siècle qu’elle essaye vainement de retrouver dans une chanteuse noire contemporaine. C’est le récit de cet acte d’écriture manqué, allié à l’expression d’une frustration auctoriale et à une forme de confession cathartique, qu’il s’agissait, pour Waddah Saab et Blandine Savetier, de transposer sur scène, une entreprise audacieuse qu’elles ont réussi à réaliser avec une virtuosité épatante.

      La scénographie ne représente pas vraiment un lieu réaliste, mais plutôt un double lieu imaginaire, un lieu onirique situé à cheval entre un chez soi schématique tronqué et un espace de théâtre proprement dit. D’une part, un grand piano, où se trouve installée la narratrice au lever de rideau et d’où sortira la chanteuse noire contemporaine Marie Sachs, est incrusté à jardin dans les deux premiers rangs. D’autre part, Marie Sachs, comme une émanation fantastique de l’imagination de la narratrice hantée par son souvenir d’elle, transforme la scène plongée dans le noir, en la traversant en proie à une sorte de transe tribale, en une scène de théâtre imaginaire représentée à l’aide de deux toiles qui reproduisent les décors de la salle de l’Odéon, d’abord foncées et recouvertes d’yeux de chat, puis tirant successivement vers le bleu, le rouge et le vert. L’action scénique se déroule ainsi dans un va-et-vient dynamique entre ces deux lieux : le coin prétendument réel, situé du côté des spectateurs et d’où parle la narratrice en quête de leur compassion, et le double lieu de théâtre et de rêve/cauchemar, où elle projette spectaculairement ses réminiscences issues de ses trois rencontres avec Marie Sachs, lieu qu’elle investit de son corps à plusieurs reprises telle une Alice au pays des merveilles. Un subtil rapport dialectique s’instaure dès lors entre le récit propre de la narratrice et ses émanations matériellement transposées sur la scène. La dimension métapoétique originelle d’Un pas de chat sauvage se trouve dès lors savamment transposée dans son adaptation pour le théâtre qui, à travers une astucieuse mise en abîme, complexifie les rapports entre le réel et la représentation d’un souvenir.

 

      L’action scénique, quant à elle, repose au premier abord sur la mise en voix du récit adressé aux spectateurs par la narratrice assise au piano, récit qui retrace sa quête frustrée de Maria Martinez à travers la chanteuse Marie Sachs. C’est ainsi que cette action intègre peu à peu des parties chantées et dansées tout en se déplaçant du salon parisien de la narratrice à l’Alhambra, à un salon bourgeois du boulevard Saint-Germain et à un cabaret obscur situé près de la Porte de la Chapelle. Chacune des parties musicales, composées de morceaux variés, interprétées avec une intensité étourdissante, traduit, en les renouvelant, la fascination et l’attirance de la narratrice pour une Marie Sachs éblouissante et triomphante dans ses spectacles. Ces morceaux ménagent aux spectateurs des moments attrayants, quand par exemple Marie Sachs apparaît habillée de costume de présentateur de spectacles de variété pour interpréter une nouvelle chanson dans un registre comique (différent de la partie précédente) ou quand elle chante la chanson écrite par Théophile Gautier pour Maria Martinez que l’écrivain a pourtant traitée de « macaque ». Ces morceaux musicaux sont tout aussi une source de tension épidermique relancée chaque fois par leur réception à la fois directe et différée de la narratrice. Son récit ne cesse ainsi de se mêler à ses propres fantasmes magistralement incarnés pour se confondre avec eux : quand elle n’interagit pas avec Marie Sachs (et le musicien qui l’accompagne), la narratrice ne perd en effet jamais de vue les apparitions de cette usurpatrice de l’identité de Maria Martinez, apparitions fantastiques qui relèvent de son imagination débordante. L’action scénique, haletante, vertigineuse, superbe, s’impose aux spectateurs comme un va-et-vient halluciné et hallucinant entre le récit et les spectacles amenés sur la scène.

 

      Pour interpréter Un pas de chat sauvage, ils sont en réalité trois : Natalie Dessay dans le rôle de la narratrice, Nancy Nkusi dans celui de Marie Sachs et Greg Duret dans celui du musicien. Ce dernier, en plus de gérer les parties musicales directement depuis la scène, intervient de manière ponctuelle dans les spectacles mis en abîme pour accentuer l’intensité et le caractère décalé de certains morceaux. Nancy Nkusi s’empare de la création de Marie Sachs avec une assurance terrifiante telle que la dépeint dans ses souvenirs la narratrice : sûre d’elle-même, de sa posture et de ses gestes, donnant à Marie Sachs un air farouche et orgueilleux qui nous persuade, conformément au regard de la narratrice, que rien ne peut la déstabiliser, ni le succès sur scène, ni les moqueries, ni les propos racistes. Natalie Dessay, de son côté, incarne cette narratrice s’interrogeant sur le rapport à l’autre avec une sensibilité bouleversante : elle se glisse dans son rôle comme dans une robe confectionnée sur mesure, maîtrisant sans hésiter les hésitations douloureuses de son personnage. Son regard profond, ses gestes et mouvements sinueux suivent les propos énoncés avec une ferveur exaltante. Natalie Dessay nous séduit non seulement en adoptant délicatement la posture d’une femme à la fois brisée, hantée et souffrante, mais aussi en interprétant avec une douceur émouvante une chanson cubaine populaire. Elle nous convainc pleinement de la douleur éprouvée par son personnage pour lequel elle suscite en même temps notre plus vif intérêt.

      Un pas de chat sauvage de Marie N’Diaye, dans la mise en scène de Blandine Savetier, est un spectacle absolument sublime, captivant, happant, troublant et bouleversant, conçu et interprété avec une finesse extraordinaire. C’est un des mes plus beaux moments de théâtre !