Archives par mot-clé : théâtre classique

Théâtre de Verdure : Les Acteurs de bonne foi

      La pièce en un acte Les Acteurs de bonne foi est l’une des dernières comédies de Marivaux. Elle est actuellement donnée, dans une mise en scène pittoresque de Romain Chesnel et Caroline de Touchet, au festival d’été du Théâtre de Verdure du Jardin Shakespeare situé au Bois de Boulogne (>).

      Rarement représentée sur scène, la pièce Les Acteurs de bonne foi n’est pas très connue du grand public. Elle ressemble au premier abord à ces pièces métathéâtrales qui suscitent une certaine méfiance en raison de la lourdeur qui peut leur être reprochée. Mais celle de Marivaux n’est rien d’autre qu’une comédie conçue à l’aune d’une situation comique qui invite les personnages à éprouver leurs sentiments ou à se divertir. Dans le théâtre de Marivaux, tout est en effet une question de jeu et de (dis)simulation qui doivent conduire les personnages à connaître le cœur de ceux qu’ils aiment ou parfois même à en savoir un peu plus sur leurs propres dispositions sentimentales. Dans la plus classique parmi les comédies de Marivaux Le Jeu de l’amour et du hasard, les maîtres et les valets échangent secrètement leurs rôles dans cette perspective : connaître ceux qui leur sont destinés avant de souscrire au mariage arrêté par leur père. Pour Monsieur Orgon et son fils au courant de cette stratégie amoureuse, le double échange devient une source de divertissement. Dans Les Acteurs de bonne foi, Merlin dirige la répétition d’une comédie improvisée pour amuser Mme Hamelin à l’occasion du mariage de son neveu : ce faisant, il imagine une histoire d’amours croisées entre lui et une soubrette, Colette, fiancée avec Blaise, alors que lui-même sort avec Lisette. Comme ses acteurs de fortune ne sont pas rompus aux galanteries mondaines d’une aristocratie débridée, leur « bonne foi » les trahit à tout moment au grand dam de Merlin, incapable de les amener à feindre et à prendre de la distance par rapport à leurs véritables sentiments. Dans un second temps, Mme Hamelin veut « se venger » de Mme Argante qui, peu disposée au théâtre, met fin au spectacle préparé par Merlin à cause d’une violente dispute : elle fait semblant de vouloir marier son neveu Ergaste avec une certaine Araminte au lieu d’Angélique, fille de Mme Argante. Les Acteurs de bonne foi introduisent ainsi dans l’action le procédé du théâtre dans le théâtre en en proposant une variation dans une seule perspective comique. La pièce, malgré ladouble mise en abîme qui la structure, est parfois considérée comme métathéâtrale parce que la critique universitaire du XXe siècle a voulu y voir une réflexion dramaturgique de Marivaux sur sa pratique. Les Acteurs de bonne foi représentent toutefois une délicieuse petite comédie dont l’objectif poursuivi est d’amuser les spectateurs à travers une double situation de jeu mise en œuvre par deux personnages pour s’amuser eux-mêmes et ce, non sans une certaine dose de malice intrigante.

ERGASTE — Dis-moi donc ce que c’est.
MERLIN — Nous jouerons à l’impromptu, Monsieur, à l’impromptu.
ERGASTE — Que veux-tu dire : à l’impromptu ?
MERLIN —Oui. Je n’ai fourni que ce que nous autres beaux esprits appelons le canevas ; la simple nature fournira les dialogues, et cette nature-là sera bouffonne.
ERGASTE — La plaisante espèce de comédie ! Elle pourra pourtant nous amuser.
MERLIN — Vous verrez, vous verrez. J’oublie encore à vous dire une finesse de ma pièce ; c’est que Colette qui doit faire mon amoureuse, et moi qui dois faire son amant, nous sommes convenus tous deux de voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes les tendresses naïves que nous prétendons nous dire ; et le tout, pour éprouver s’ils n’en seront pas un peu alarmés et jaloux ; car vous savez que Blaise doit épouser Colette, et que l’amour nous destine, Lisette et moi, l’un à l’autre.
Marivaux, Les Acteurs de bonne foi, scène 1re.
 

       La transposition de l’action des Acteurs de bonne foi dans le cadre végétal du Théâtre de Verdure confère à la mise en scène un aspect ludique et folâtre qui relève des représentations stéréotypées du XVIIIe siècle de l’époque de la Marquise de Pompadour, propres aux salons aristocratiques raffolant de théâtres de société. La scène entourée d’arbres, d’arbustes et de plantes vertes évoque d’emblée cette aristocratie oisive qui s’adonne au jeu dans maints tableaux de Boucher, à ceci près que le milieu social des Acteurs de bonne foi est celui d’une bourgeoisie ascendante, tant soit peu complaisante aux amusements mondains de la noblesse. Le plateau en gravier, délimité à la rampe par un petit mur en pierre, dispose de plusieurs entrées en forme de sentiers et même d’une grotte protégée par une grille. Les comédiens qui paraissent sur scène ressemblent ainsi de loin à ces personnages de tableau, sortis de nulle part, en train de se délasser lors d’une promenade faite dans une clairière ou un bosquet, lieux topiques pour les histoires galantes ou les jeux mondains dans la peinture du XVIIIe siècle. Les rayons d’un soleil de fin d’après-midi qui commence à se coucher sur le Bois de Boulogne teintent enfin les feuilles et les costumes de couleurs chaudes, ce qui plonge la scène dans cette mélancolie doucement rêveuse qui se dégage des tableaux de Watteau peints sur le thème du pèlerinage à l’île de Cythère. La représentation des Acteurs de bonne foi donnée dans ce cadre végétal s’empreint alors d’une coloration pittoresque tout en faisant basculer la pièce de Marivaux dans une atemporalité picturale.

      Le déroulement de l’action déborde toutefois la scène et son cadre végétal séparés du public par un déblai réservé aux installations techniques. Les comédiens qui pénètrent dans l’espace des spectateurs brisent plusieurs fois l’illusion d’une boîte magique fermée sur elle-même en retissant avec eux un rapport ambigu. Merlin, après une entrée spectaculaire au son d’un extrait des Quattro stagioni, présente tout d’abord ses trois comédiens en les laissant montrer leurs talents : si Lisette récite, sur un ton drôlement grave, quelques vers tirés de Roméo et Juliette et de Phèdre, Blaise fait une pantomime bouffonne et Colette chante une chanson à boire populaire. Merlin explique ensuite, de manière explicite, le canevas des amours croisées entre lui et les trois personnages en sollicitant l’assistance de trois spectateurs. Il incite enfin ses trois comédiens de fortune à faire quelques exercices de théâtre pour les entraîner à l’expression des sentiments tels que la joie ou la peur, exploitant pendant ce temps tout l’espace théâtral. Il se positionne comme un véritable enchanteur qui aspire à diriger non seulement ses comédiens recrutés parmi les serviteurs de Mme Hamelin mais qui veut aussi contrôler le rapport établi entre le public et la représentation. Les trois scénettes bouffonnes ajoutées au texte de Marivaux constituent en même temps une ouverture à la fois théâtralisée et détournée dans l’univers hautement dramatique des Acteurs de bonne foi, univers alors suspendu entre une fantaisie comique et une réalité théâtrale. La situation s’avère paradoxale dans la mesure où les personnages se jouent une farce tout en la donnant aux spectateurs grâce à un jeu explicitement théâtralisé. Ceux-ci se retrouvent ainsi bel et bien pris dans un curieux entre-deux subrepticement amené par les deux metteurs en scène à travers plusieurs choix explicités par la suite. Si la boîte magique semble se refermer après une ouverture enjouée, c’est le seul regard rétrospectif qui permet d’énoncer un tel constat : durant la représentation, la séparation demeure incertaine : pour preuve, cette entrée spectaculaire de Mme Argante par le fond de la salle et la dispersion de la troupe dans des buissons au fond de la scène.

      Les costumes rapprochent les personnages du quotidien des spectateurs tout en jouant discrètement sur les distinctions sociales entre les valets et les maîtres. Si les premiers portent des habits plus légers ou plus ordinaires, les seconds sont habillés de vêtements relevés d’une certaine touche d’élégance sans aucune prétention, pour autant, à imiter la manière de se parer au XVIIIe siècle. Lisette et Colette portent par exemple de souples robes d’été, alors que celles de Mmes Argante et Hamelin diffèrent par les coupes, les couleurs et les matériaux utilisés : la seconde est vêtue d’une robe courte bleu marine en dentelle, la première d’une longue robe bleu turquoise en satin, accompagnée d’une écharpe d’été qui recouvre ses bras. Nicolas Drai, dans les rôles d’Ergaste et de Blaise, quant à lui, change de costume non seulement pour différencier les deux personnages, mais aussi pour marquer leur appartenance sociale : à Ergaste revient ainsi symboliquement une veste bleue, à Blaise une chemise à carreaux rose. Le costume de Merlin prédispose le personnage à un rôle spécifique : une chemise et un nœud papillon noirs, rehaussés d’une veste et d’un pantalon violets, lui confèrent, tant au niveau du contraste des couleurs que sur le plan vestimentaire proprement dit, une certaine solennité festive. Habillés de cette façon, les personnages semblent visuellement situer l’action dans une époque vaguement contemporaine. Or, tous les comédiens ont le visage recouvert d’un fard blanc selon les codes de jeu propres au XVIIIe siècle : s’il s’agit certes d’un clin d’œil adressé à l’époque historique de Marivaux, ce choix symbolique rappelle également aux spectateurs la double réalité théâtrale, celle des comédiens en train de jouer et de se jouer une comédie. Les gestes légèrement apprêtés de Damien Bennetot dans le rôle de Merlin donnent délicatement l’impression enjouée d’une théâtralité exacerbée qui, en fin de compte, resitue l’action dans une fantaisie comique déroulée dans un cadre pittoresque. La façon de parler paysan ― des r roulés et une prononciation populaire en particulier ― chez Blaise et Colette, mais aussi des rires drôlement forcés et le ton de gravité de Mme Argante, tous ces éléments contribuent à confondre la situation des personnages avec la double réalité théâtrale.

      La confusion des personnages dans leur propre jeu de théâtre, comédie orchestrée par Merlin et farce imaginée par Mme Hamelin, est révélatrice d’une certaine cruauté dont est réputé le théâtre de Marivaux depuis les travaux de Patrice Chéreau. C’est aujourd’hui une manière convenue de mettre l’accent sur cet aspect selon les intentions dramaturgiques arrêtées et de plonger ainsi la mise en scène dans une atmosphère sombre. Cette propension malicieuse à la cruauté se lit même dans la mise en scène de Romain Chesnel et Caroline de Touchet. Merlin et Mme Hamelin souhaitent se divertir aux dépens de leurs proches tout en sachant qu’ils les feront souffrir, c’est ce que laisse explicitement entendre le texte même. Ce qui change d’une mise en scène à l’autre, c’est le dosage dans la monstration de ce plaisir de manipuler les autres pour s’en donner une comédie. Si Damien Bennetot dans le rôle de Merlin utilise avec modération la volonté de puissance de son personnage, il ne s’empêche pas de faire voir, à travers quelques clins d’œil ou apartés espiègles, le plaisir qu’il prend à « torturer » ses comédiens de fortune en proie à leurs propres contradictions. Le désir de Merlin de répondre aux vœux de Mme Hamelin et l’ambiguïté de son statut limitent cependant ce plaisir pris au spectacle de souffrance à un jeu ludique, d’autant plus que ses comédiens échappent à son contrôle. En revanche, Marguerite Kloeckner dans le rôle de Mme Hamelin ne cache pas son désir de voir souffrir Mme Argante : ses regards complices avec Araminte confèrent à ses mouvements et gestes fermes face à Mme Argante, prête à tout faire pour préserver le mariage de sa fille avec Ergaste, quelque chose de diabolique qui trahit, aux yeux des spectateurs, sa détermination à se venger. La mise en scène de Romain Chesnel et Caroline de Touchet n’exacerbe cependant pas davantage ces sentiments négatifs restés en suspens : elle les suggère plus qu’elle ne les appuie à travers l’accent mis sur un jeu théâtralisé. Les comédiens ont su les doser tout en laissant planer un doute sur la véritable nature de leurs personnages.

      Si le théâtre de Marivaux déborde d’une finesse sentimentale et dramatique délicate à manier, Romain Chesnel et Caroline de Touchet ont réussi à l’exploiter subtilement dans leur mise en scène des Acteurs de bonne foi : jouée dans le cadre végétal du Théâtre de Verdure, elle véhicule des représentations qui évoquent étonnamment l’esprit enjoué du XVIIIe siècle théâtral. Ils sont servis dans cette entreprise par les comédiens qui excellent dans leur rôle, parfois même double, et qui jouent même quand il pleut.

Les Acteurs de bonne foi dans une mise en scène de Romain Chesnel et Caroline de Touchet, présentée au Théâtre des Béliers parisiens (2019).

Comédie-Française : Le Bourgeois gentilhomme

      La Comédie-Française a remis à l’affiche Le Bourgeois gentilhomme dans une nouvelle mise en scène, décalée et flamboyante, de Christian Hecq et Valérie Lesort (>) pour le plus grand plaisir des spectateurs. Jouée depuis le 18 juin 2021, cette création est un bel hommage à l’art de Molière.

      Le Bourgeois gentilhomme paraît pourtant aujourd’hui tout à fait démodé au regard de la teneur archaïque d’une action burlesque fondée sur la dérision d’un phénomène social dépassé : les aspirations nobiliaires d’un bourgeois, parvenu et amoureux, mais complètement ignorant, voire intellectuellement limité. Les scènes d’une facture farcesque s’enchaînent les unes après les autres précisément pour tourner en ridicule les illusions fallacieuses de ce bourgeois entiché de la fréquentation de la haute société mondaine. C’est la raison pour laquelle il s’entoure, par exemple, de plusieurs maîtres (musique, danse, armes, philosophie) susceptibles de l’instruire selon l’éducation habituellement donnée aux nobles. C’en est une autre qui le conduit à recevoir chez lui un certain comte attiré par la générosité de sa bourse : l’amour galant pour une certaine marquise dont il souhaite faire sa maîtresse, pour ressembler au mieux à ceux dont il convoite les prérogatives. Le spectateur ordinaire est trop éloigné de toute cette course effrénée et vaine aux titres de noblesse qui n’ont plus qu’une valeur marginale au sein de la société actuelle. Il peut éventuellement déceler dans le personnage de Monsieur Jourdain un pâle sosie de ces milliers de personnes séduites par les manières et l’apparence d’un chanteur ou acteur populaire mais les enjeux socio-politiques qui en découlent n’en seraient pas les mêmes : la reconnaissance liée à la possession d’un titre de noblesse ouvre en effet à l’intéressé la voie à un florilège d’avantages auxquels il n’accèderait jamais en se hissant opportunément au niveau de prétendues stars. On peut ainsi se demander légitiment comment jouer au XXIe siècle Le Bourgeois gentilhomme, vieilli de plus de trois cents ans, et ce qui peut intéresser le spectateur dans cette pièce historiquement datée, si ce n’est un témoignage sur l’histoire des idées et des représentations, amené par exemple à la manière de l’esthétique de Benjamin Lazar connu pour ses reconstructions supposées fidèles aux créations d’origine. C’est certes une expérience théâtrale singulière et enrichissante à maints égards mais qui s’épuiserait rapidement à force d’être réitérée, étant donné qu’elle freinerait un renouvellement attendu selon les tendances dramaturgiques valables depuis plus d’un siècle. Une simple création actualisée ou, au contraire, par trop caricaturale risque de susciter l’ennui ou de passer à côté de l’intérêt de sa production. Malgré tous ces aspects susceptibles de reléguer aux oubliettes une autre pièce de théâtre que celle de Molière, Le Bourgeois gentilhomme renaît, depuis plus de trois siècles, de ses cendres pour éprouver l’invention des metteurs en scène et le talent des comédiens. Car il renferme un potentiel scénique qui peut effectivement réjouir le spectateur, s’il est exploité avec une juste virtuosité, comme nous l’ont montré Christian Hecq et Valérie Lesort et les Comédiens-Français, applaudis sans surprise en standing ovation.

Le Bourgeois gentilhomme, Comédie-Française, 2021.
Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène par Christian Hecq et Valérie Lesort, Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Les deux metteurs en scène ne s’éloignent pas entièrement de l’époque de Louis XIV : la scénographie, signée par Éric Ruf, la rappelle tout au long de la représentation à travers plusieurs éléments, aisément reconnaissables, sans prétendre pour autant situer l’action à l’âge classique pour la reconstituer. Ces rappels récurrents restent de surface et largement stylisés pour laisser le spectateur libre de se transposer dans une sorte d’atemporalité féerique qui ménage la primauté au jeu des comédiens. Au lever du rideau, on remarque, au milieu d’une scène habillée de noir, un grand escalier qui mène à une porte à double battant installée sur une plate-forme élevée, protégée par des treillis. Cet escalier et la porte servent d’entrées spectaculaires à plusieurs personnages, à commencer par le truculent Monsieur Jourdain vêtu d’une drôle de combinaison kaki, relevée de plusieurs bandes de pompons suspendues à son gilet. Quelques tables mobiles, recouvertes de grands morceaux de tissus noirs, permettent ensuite de réaménager la scène pour mettre en valeur un intermède musical ou une leçon d’armes destinés à Monsieur Jourdain. Le premier, chanté sur une mélodie de Lully mêlée aux accents des rythmes des Balkans, est agrémenté de trois ou quatre marionnettes de moutons au regard de la dimension pastorale des paroles, ce qui accentue le côté burlesque de la mise en scène : plusieurs éléments disparates recomposent ainsi l’univers étrange de Monsieur Jourdain victime de maints caprices prétendument nobiliaires. La leçon d’armes, quant à elle, se déroule sur deux tables jointes, dans l’obscurité de la scène dont seules se détachent les silhouettes éclairées du maître d’armes et de son élève : une manipulation fantastique de leurs épées suspendues à des fils invisibles plonge toute la démonstration dans un univers féerique. La féerie ressurgit ensuite, par exemple, au moment du dîner préparé par Monsieur Jourdain pour recevoir Dorimène et Dorante, vêtus de costumes étincelant d’or, plaisamment imités de l’époque du Roi Soleil : aux sons d’une musique de Lully rafraîchie par les mêmes rythmes des Balkans, la scène toute noire se revêt d’éléments rappelant les boiseries dorées des grands appartements royaux du château de Versailles. Mais cette ambiance, empreinte d’une certaine pompe, est rapidement brisée par le costume brillant de jaune et les manières grossières de Monsieur Jourdain, amené sur scène dans une minuscule chaise à porteurs dont il a du mal à se sortir. L’introduction d’un éléphant animé par deux comédiens et l’adoubement cocasse de Monsieur Jourdain en mamamouchi à l’aide de rouleaux de papier toilette participent de cette même esthétique du contraste et du kitsch déployée dès le début de l’action. Selon les mots mêmes des metteurs en scène, leur version du Bourgeois gentilhomme repose donc sur le « décalage » avec les représentions courantes de l’époque de Molière, renouvelé en l’occurrence à chaque nouvelle scène. L’ensemble, équilibré et cohérent à tous les niveaux, fonctionne ainsi en enchantant le spectateur autant par une magie habillée de grotesque que par d’agréables surprises qui suscitent son rire.

«  Parallèlement à notre approche de la musique, il y avait aussi nos idées visuelles, à commencer par le théâtre noir propre à la marionnette. Il fallait pouvoir justifier l’apparition, dans certaines scènes, de drôles de créatures qui s’ébattent. »
Valérie Lesort, Programme du Bourgeois gentilhomme, 2021
 

      Les choix scénographiques détonants servent amplement l’art des comédiens qui en prolongent joyeusement l’effet burlesque. Leur apparition dans des costumes confectionnés pour accentuer les traits de leur emploi dramatique les conduit naturellement à entrer dans des postures comiques en décalage avec le sérieux qu’ils cherchent parfois désespérément à se donner. Il en est ainsi, dès le début de l’action, pour le maître de musique (Nicola Lormeau) et, tout particulièrement, pour le maître de danse incarné par le virevoltant Gaël Kamilindi : chaussé de grandes bottes blanches pointues et vêtu d’un étrange gilet en cuir noir éclatant, avec un énorme décolleté blanc en fraise qui découvre ostensiblement sa poitrine, le comédien ose plusieurs acrobaties qui attestent du talent de son personnage. Celui qui surprend le plus dans ce bal d’originaux imbus de la valeur de leur art est sans doute le maître de philosophie, drôlement interprété par Guillaume Gallienne : ses regards obliques et une langue sensuellement tirée à destination des spectateurs en guise d’aparté révèlent un côté pervers de son fond qui confère au personnage une légèreté sadique. Sylvia Bergé, dans le rôle de Mme Jourdain, habillée d’une longue jupe noire qui accentue au premier abord sa hauteur physique, crée un personnage autoritaire et frénétique, pourtant impuissante à contrôler les délires de son mari extravagant délicieusement incarné par Christian Hecq lui-même : ses parades persuadent le spectateur que Monsieur Jourdain, conscient de ses limites et de ses échecs, prend un insolite plaisir à se ridiculiser pour importuner les autres. Certains entrent dans son jeu pour en tirer un bénéfice, comme Dorante aux manières excentriques de petit maître que lui imprime Clément Hervieu-Léger, secondé par Dorimène jouée avec élégance par Françoise Gaillard. Yoann Gasiorowski et Géraldine Martineau créent enfin un curieux couple d’amants que tout oppose sur scène, à commencer par la disproportion de leur taille : leur duo amoureux grotesque paraît tout aussi désopilant que l’ensemble de la mise en scène. Les deux personnages, pour surmonter leur dépit et retrouver le chemin l’un vers l’autre, sont brillamment servis par Véronique Vella dans le rôle de la servante Nicole et Laurent Stocker dans celui du valet Covielle : si la première force le trait à travers des gestes fermes tout en imitant sa maîtresse, le second fait preuve d’une modération rustique rêveuse pour mettre en valeur les partis pris de Cléonte dépité.

      C’est donc à juste titre que l’on considère cette création du Bourgeois gentilhomme de Christian Hecq et de Valérie Lesort comme flamboyante : elle brille d’invention dramaturgique tout autant que de virtuosité dans le jeu des comédiens et de finesse dans ses parties chorégraphiés, relevées par les musiciens présents à l’occasion sur scène. Les metteurs en scène ont su manipuler le burlesque avec un tel savoir-faire que leur mise en scène, sans jamais tomber dans une esthétique délirante de l’excès, s’empreint subtilement d’une élégance comique de haut niveau, plébiscitée par les spectateurs.

Véronique Vella, Christian Hecq et Valérie Lesort évoquent la nouvelle création du Bourgeois gentilhomme.

Comédie-Française : Mithridate

      Samedi 20 février, la Comédie-Française a diffusé sur sa chaîne YouTube la version lecture de Mithridate de Jean Racine dans le cadre de son projet mené en partenariat avec France-Culture « L’Intégrale Racine » (>). Il s’agit d’une réalisation particulière, première d’une série pour ce grand classique français, créée dans un studio sans spectateurs en raison de la crise sanitaire.

      Contrairement à la création du Tartuffe et de L’École des femmes qui voient plusieurs comédiens réunis autour d’une ou deux tables et qui ont également fait l’objet de captations, celle de Mithridate connaît une évolution notable : les comédiens se retrouvent cette fois-ci dans le studio 104 de Radio-France, debout, devant les micros, comme pour enregistrer une émission, accompagnés dans leur performance vocale par une guitare électrique. Ce n’est pas vraiment du théâtre comme dans le cas de la captation d’un spectacle joué dans une salle : les comédiens restent habillés dans leurs vêtements de tous les jours et ne se déplacent généralement que pour prendre la parole ― ils prêtent simplement leur voix aux personnages qui parlent. Ils s’emploient à une sorte de lecture expressive sans avoir tout à fait appris le texte, puisqu’ils s’appuient sur celui-ci tout au long de la séance enregistrée chaque fois d’un seul trait. Il ne s’agit pas non plus d’une improvisation parce que les comédiens se préparent en amont et que la séance est soumise à un projet artistique mis en œuvre par un sociétaire, Éric Ruf pour Mithridate. On l’a bien vu avec L’École des femmes : la lecture expressive de cette pièce de Molière relève de plusieurs choix dramaturgiques tant soit peu discutables, ceux du débit, de la tonalité, de la mimique, des gestes. Il s’agit donc d’une interprétation qui propose une relecture subjective du texte dramatique : L’École des femmes ne s’est ainsi pas vue présentée comme une pièce comique, la performance lecture ayant mis l’accent sur sa dimension pathétique au sens esthétique du terme. Il en va de même pour Mithridate, bien que sa réalisation ne joue pas autant sur la tension entre plusieurs tonalités possibles que sur l’instauration d’une ambiance particulière. L’objectif de telles réalisations audio filmées est, pour la Comédie-Française, de garder le lien avec les spectateurs en manque de théâtre et de s’approprier les auteurs classiques d’une autre manière.

Mithridate, Comédie-Française, 2021
Mithridate, Comédie-Française, enregistrement réalisé le 17 février 2021.

      Cette démarche esthétique est originale quant à la réception du texte dramatique. La performance lecture donne d’emblée la primauté à la manipulation et à la résonance du verbe, ce qui, dans le cas de Racine, produit un effet saisissant. L’enregistrement filmé stimule l’attention plus facilement qu’une simple diffusion audio parce qu’il permet de voir la manière dont cette performance lecture est réalisée dans l’intimité la plus étroite des comédiens réunis pour donner une nouvelle vie à une pièce de théâtre. Ceux-ci savent qu’ils sont filmés et qu’ils seront vus ultérieurement. Ils sont alors voués à dire leur partition textuelle le mieux possible tout « débarrassés » qu’ils sont, en l’occurrence, des artifices de la mise en scène habituelle. Ils ont même droit à l’erreur parce qu’ils restent eux-mêmes et qu’ils ne sont pas tenus de faire semblant d’être autres pour susciter l’illusion théâtrale : ils n’ont qu’une semaine pour s’entraîner à la création de leur personnage. Ils confrontent maintenant cette création réalisée comme un travail préparatoire en vue d’une mise en scène qui n’aura finalement pas lieu dans ses conditions habituelles. Le téléspectateur, invité à y assister de derrière son écran, peut ainsi avoir l’impression de pénétrer au plus profond de la fabrique du théâtre. Mais il n’y a pas que ce côté voyeuriste qui attire curieusement l’ouïe et le regard. Une telle performance audio filmée, bien que diffusée en différé, intéresse paradoxalement aussi par son aspect plus réaliste que ne l’aurait peut-être fait la captation d’une représentation de la pi-ce. Les comédiens adoptent certes une posture et des gestes en harmonie avec la psychologie de leur personnage mais on les saisit à ce moment singulier où ils ne le représentent pas tout à fait : ils se laissent en quelque sorte surprendre en train d’endosser leur rôle. Leurs habits civils, l’absence de décors et de maquillage, le studio, les micros, les câbles, tout rappelle au spectateur qu’il voit les comédiens exécuter une performance lecture en dehors de tout appareil scénographique producteur d’illusion théâtrale. Ce qui fortifie l’aspect réaliste relève également du fait que toutes les bévues sont gardées telles quelles, alors qu’un comédien sur scène les aurait spontanément cachées sans que le spectateur s’en aperçoive. La fiction cède ici la place à l’image d’une réalité authentique. La performance lecture enregistrée a donc l’air plus naturelle que la captation d’un spectacle filmé dans une salle. La différence entre les deux est considérable : si la seconde a un intérêt mémoriel, la première est conçue pour être diffusée à l’écran.

« Le texte pur, allégé de toute représentation savante ou décalée, porté par les comédiens fildeféristes, entre lecture et incarnation, donne à ce théâtre des qualités d’objectivité rares. […] Copeau disait de Racine qu’il était un auteur radiophonique, on sait du moins que ce théâtre, à son origine, devait avoir maille à partir avec l’oratorio. Nous y sommes. »
Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française
 

      Comme le constate Éric Ruf, le théâtre racinien se passe sans problème de tout dispositif scénique qui le force souvent à entrer dans des tendances dramaturgiques à la mode. La sobriété de la mise en scène favorise, dans son cas, le surgissement le plus épuré de la passion sublimée à travers le verbe. La réalisation audio filmée de Mithridate s’inscrit pleinement dans cette démarche d’épuration scénographique. Les comédiens, sans être vraiment identifiés aux personnages, laissent parler ceux-ci à travers leur corps sans aucun autre apprêt majeur que les modulations incantatoires de leur voix qui portent les passions exacerbées des héros douloureusement éprouvés par des circonstances et aux prises aussi bien avec le destin qu’avec eux-mêmes. Au cœur de la triple trajectoire du roi déchu et de ses deux fils se trouve en effet la princesse Monime dont ils recherchent éperdument les faveurs et ce, dans un contexte politique incertain d’alliance et de trahison en rapport avec l’hégémonie indétrônable de Rome. Ravagé par sa passion pour Monime, Mithridate cherche, le temps d’un bref simulacre de paix, à éliminer celui de ses deux fils qui, pendant son absence, lui aurait ravi le cœur de celle dont il n’arrive pas à se faire aimer. Son retour inattendu redouble la rivalité entre le fils traître et le fils fidèle quant à leur position envers l’ennemi romain mais aussi dans leur amour « interdit » pour Monime. La réalisation audio-filmée de Mithridate parvient précisément à instaurer une tension passionnelle dans sa plus grande abstraction poétique et à la faire littéralement résonner dans un dispositif sonore qui assigne à cette tragédie une coloration dramatique empreinte d’un vertige existentiel.

      MONIME :
Et toi, qui de ce cœur, dont tu fus adoré,
Par un jaloux destin fus toujours séparé,
Héros, avec qui même, en terminant ma vie,
Je n’ose en un tombeau demander d’être unie,
Reçois ce sacrifice, et puisse en ce moment
Ce Poison expier le sang de mon Amant.
Jean Racine, Mithridate, V, 2.
 

      Ce qui crée cet effet de vertige tient, en plus de la profération incantatoire du vers racinien, à l’accompagnement musical original d’une guitare électrique. Cette bande sonore a été spécialement conçue et composée par Olivier Mellano qui l’interprète par intermittence en direct. Elle ne l’emporte jamais sur le texte, elle l’enveloppe de l’extérieur en soulignant les moments passionnels les plus intenses à travers des séries variées de vibrations répétées. Elle accentue par exemple la dimension tragique de l’aveu que Monime fait de son amour à Xipharès à la fin de l’acte II ou les déclarations désespérées de Pharnace opposé à son père au milieu de l’acte III. Elle amène ainsi une atmosphère inquiétante en plongeant notamment les deux « amants » poursuivis par Mithridate dans une angoisse existentielle, puisque ses tonalités laissent chaque fois présager de façon allusive un danger imminent. Au cours de l’acte V, elle se fait cependant de plus en plus discrète, au fur et à mesure que l’action s’achemine vers un dénouement tant soit peu heureux, pour instaurer progressivement une ambiance de féerie au regard de la promesse du mariage concerté entre Monime et Xipharès. La bande musicale qui ne cesse de revenir en écho à certains propos rythme de plus le déroulement de l’action de telle sorte qu’elle forme des transitions fluides non seulement entre les différents actes mais aussi entre certaines scènes : elle les laisse se terminer dans des retentissements sonores qui prolongent une intensité passionnelle effervescente. Comme un fil à coudre, elle assure l’assemblage harmonieux de l’action dramatique déployée au moyen de la parole qui acquiert ainsi une résonance irrésistible. Elle confère enfin à cette action à sujet antique une dimension atemporelle précisément parce que son pouvoir organique met en avant le conflit passionnel qui répond à la véracité de la logique universelle des passions et qui s’émancipe aisément de son arrière-fond historique. La bande musicale conçue par Olivier Mellano fonctionne donc comme un opérateur poétique qui propulse la tragédie de Racine vers les hautes sphères d’une esthétique du sublime.

      Dans les premiers « rôles » du quatuor matrimonial, on retrouve les comédiens bien connus : Hervé Pierre (Mithridate), Marina Hands (Monime), Alexandre Pavloff (Pharnace) et Benjamin Lavernhe (Xipharès). Ils créent chacun un personnage individualisé tant grâce aux modulations habiles de leur voix qu’à travers les gestes dont ils accompagnent leur performance. La voix de baryton d’Hervé Pierre empreinte en l’occurrence d’une certaine douceur fielleuse souligne le double caractère de Mithridate en proie à un amour jaloux et à une soif de vengeance. Ses inflexions brusques qui contrastent avec la profération plus allongée des syllabes accentuées par d’autres comédiens semblent révélatrices du double jeu passionnel de son personnage. Monime de Marina Hands est quelque peu sombre et renfermée, sans doute parce qu’obligée de se marier avec Mithridate à contrecœur. Mais Marina Hands sait s’emporter à des moments clés et montrer la passion bridée qui anime son personnage, comme lorsque Monime se laisse prendre au piège en révélant au roi son amour pour Xipharès. Elle ménage des surprises palpitantes dans ce contraste entre une fière maîtrise de soi et une expression authentique de la passion. Comme Marina Hands, Benjamin Lavernhe crée, pour Monime, un amant ténébreux au regard de l’urgence tragique d’agir et de dissimuler ses vrais sentiments : la coloration grave de sa voix donne à entendre un Xipharès sûr de lui-même et de ses convictions, qui ne se laisse pas déstabiliser par les révélations les plus surprenantes (les aveux de Monime) et qui maîtrise stoïquement son paraître. Alexandre Pavloff, enfin, prête à Pharnace, fils rebelle de Mithridate, des gestes expressifs et des réactions impulsives qui accentuent son caractère traître et effronté. Chaque personnage acquiert ainsi une épaisseur vocale propre à l’individualiser au-delà des distinctions physiologiques ordinaires.

      La création audio filmée de Mithridate par la Comédie-Française et France-Culture est une entreprise réussie pour le plus grand plaisir des spectateurs privés de la fréquentation des salles de spectacle. Mais elle permet également de faire réfléchir à la manière de jouer le théâtre de Racine et de susciter un nouvel intérêt pour cette œuvre magistrale de la littérature classique. Elle relève bel et bien la beauté irrésistible du texte racinien, en l’occurrence celle de la pièce préférée de Louis XIV.

 

https://www.youtube.com/watch?v=g7HmmIxlSug

Catherine Hiegel : Le Jeu de l’amour et du hasard

      En 2018, Catherine Hiegel a mis en scène, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, l’une des plus célèbres pièces de Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, dans une distribution qui réunit plusieurs comédiens talentueux. Laure Calamy a obtenu le Molière de la Comédienne pour son interprétation éblouissante de Lisette, brillamment assistée par Vincent Dedienne dans le rôle d’Arlequin. La mise en scène de Catherine Hiegel a ensuite été reprise en tournée dans toute la France (>).

      Marivaux est aujourd’hui le seul auteur du XVIIIe siècle toujours joué qui suscite un engouement grandissant pour ses pièces. Si son propre siècle s’en est peu à peu désintéressé ― ses dernières comédies sont de véritables échecs scéniques et le dramaturge meurt même dans l’oubli ―, l’histoire n’a pas donné raison à cette désaffection de son théâtre. Pendant longtemps, celui-ci a été prisonnier d’idées reçues sur l’éternelle naissance de l’amour et de lectures hâtives qui ne parvenaient pas à pénétrer les enjeux esthétiques d’une dramaturgie novatrice. Tout au long du XIXe siècle, on le réduisait à des simplifications qui répondaient plus aux représentations erronées que la critique d’époque se faisait du XVIIIe siècle, qu’à une véritable analyse dramaturgique capable de mettre en lumière des potentialités scéniques. Aujourd’hui, le théâtre de Marivaux ne cesse d’intriguer les metteurs en scène grâce à la polysémie esthétique de ses multiples lectures qui en montrent la richesse. Dans un cadre spatio-temporel stylisé, parfaitement malléable, les personnages évoluent sur une trajectoire sentimentale étonnamment crédible même pour un spectateur/lecteur du début du XXIe siècle. Subjugués par des « passions » qui les exposent à tout type d’actes et résolutions extravagants, ils se livrent aux jeux sentimentaux parmi les plus cruels, révélateurs de nos propres fantasmes refoulés. Ce qui fascine dans le théâtre de Marivaux, c’est donc cette perspicacité avec laquelle le dramaturge analyse théâtralement le cœur humain dans ses moindres replis pour le soumettre à l’appréciation du spectateur qui s’y reconnaît. Les intrigues, conçues certes comme comiques, ne sont ainsi « badines » qu’en apparence : un glissement dans le tragique au sens esthétique du terme semble toujours possible, pour peu qu’on supprime les dernières répliques ou qu’on réécrive le dénouement de telle sorte qu’Alfred de Musset l’imagine pour sa pièce On ne badine pas avec l’amour. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, il ne manquait que peu pour que Dorante ne revienne pas et ce serait un drame pour Silvia. Catherine Hiegel, quant à elle, assigne, dans une tonalité enjouée, à un cadre spatio-temporel champêtre un jeu de passions cruel : la scénographie suggère alors avec justesse que le gracieux et le folâtre ne sont que l’envers brillant d’une anthropologie sentimentale bien plus complexe.

SILVIA (à son frère et à son père) : Ce qui lui en coûte à se déterminer ne me le rend que plus estimable : il pense qu’il chagrinera son père en m’épousant, il croit trahir sa fortune et sa naissance. Voilà de grands sujets de réflexions : je serai charmée de triompher. Mais il faut que j’arrache ma victoire, et non pas qu’il me la donne : je veux un combat entre l’amour et la raison. (III, 4)

      Ce combat entre l’amour et la raison se déroule dans le jardin d’une maison bourgeoise aux apparences d’un hôtel particulier aristocratique, ce qui brouille la référenciation à un cadre spatio-historique précis. Les beaux costumes seuls rappellent ici un XVIIIe siècle réputé élégant. Le devant de la scène qui concentre le jeu des comédiens représente un gazon jonché de plusieurs éléments végétaux et architecturaux avec un banc en marbre blanc au milieu et deux autres flanqués des deux côtés de la scène décorés de buissons verts. Un grand escalier tournant mène au rez-de-chaussée surélevé de la maison décalée à gauche pour donner sur un passage étroit que l’on devine entre la façade arrière en pierre de taille claire et la balustrade recouverte d’une grande tablette d’appui. Il ouvre l’espace côté cour pour y accueillir de la verdure, un imposant treillis et un chemin qui permet d’entrer dans le jardin sans passer par la maison. Une grande fenêtre ouverte laisse enfin voir une violoniste assise sur une chaise surélevée. L’action semble ainsi située dans un locus amoenus conventionnel que l’on retrouve dans certains tableaux de Watteau. Cette scénographie pittoresque constitue un espace naturel propice aux jeux romanesques d’un amour naissant, puisqu’elle dessine un lieu idyllique favorable aux rencontres entre des personnages travestis en valets ou en maîtres tout en les débarrassant de tout autre soin que celui d’aimer. Rien n’évoque ici vraiment le cadre citadin comme le veut la didascalie de Marivaux selon laquelle l’action doit se situer à Paris, si ce n’est, vaguement, la façade de style classique. Mais le caractère laconique de cette indication et le texte dramatique lui-même ne vont nullement à l’encontre d’un tel déplacement à la campagne, favorisant au contraire la manipulation de l’espace et laissant au metteur en scène la liberté de l’aménager selon ses vœux. Les choix scénographiques de Catherine Hiegel vont dans le sens d’une élégance raffinée envisagée en harmonie avec les représentations stéréotypées du XVIIIe siècle du règne du jeune Louis XV. C’est loin d’être un préjudice étant donné qu’ils aident le spectateur à focaliser l’attention sur la double virtuosité du texte dramatique et du jeu des comédiens.

Catherine Hiegel, Le Jeu de l’amour et du hasard, 2018.

      Clotilde Hesme et Nicolas Maury confèrent à leur personnage une certaine part de mélancolie si ce n’est une langueur amoureuse au regard de la situation qui les force à maîtriser les sentiments de Silvia et Dorante déguisés en valets. D’une part, Silvia se montre inquiète à l’idée d’être mariée avec un homme qu’elle ne connaît pas et qui pourrait la rendre malheureuse à vie. Si elle tombe amoureuse de Bourguignon dès leur premier abord, elle n’accepte pas d’aimer un valet malgré tout le charme que celui-ci peut avoir à ses yeux. Clotilde Hesme crée une Silvia résignée qui ne manque certes pas d’énergie mais qui se laisse davantage aller à une lassitude un peu sombre : son jeu montre bien au spectateur averti de son déguisement qu’elle se force à ne pas aimer et ce, à travers des regards fuyants, des postures en retrait ou une voix parfois légèrement tremblante. Comme l’action fonctionne en symétrie, Nicolas Maury répond à cet état d’esprit en faisant de Dorante un amant quelque peu ténébreux. Son Dorante agit ainsi avec la retenue qui correspond à son rang social et qui amuse copieusement le père et le frère de Silvia, ne se permettant aucun écart de conduite malgré tout le discours galant que lui prête le texte : son ardeur amoureuse se voit souvent reléguée dans des gestes et des postures résignées face aux refus essuyés. Le spectateur peut ainsi avoir du mal à ne pas voir en lui un personnage romantique désenchanté. La cruauté avec laquelle Silvia l’oblige à renoncer à lui-même renforce de plus cette impression que Dorante de Nicolas Maury est un personnage empreint d’une certaine tristesse rêveuse. Si cette raideur se comprend chez Silvia soucieuse de sa réputation, elle surprend dans le cas de Dorante qui contraste avec la vivacité d’Arlequin. Le double jeu que s’imposent les deux jeunes gens semble ainsi moins divertissant que propre à éprouver leurs sensibilités respectives.

MARIO : C’est une aventure qui ne saurait manquer de nous divertir, je veux me trouver au début et les agacer tous les deux. (I, 4)

      Si Le Jeu de l’amour et du hasard est une comédie susceptible de « divertir », dans la mise en scène de Catherine Hiegel, la pièce garde sa dimension comique, sans basculer dans le pathétique, grâce aux maladresses situationnelles de Lisette et Arlequin. Malgré une humeur badine, Mario (Cyrille Thouvenin) et Monsieur Orgon (Alain Pralon) ne parviennent pas à décoincer Silvia et Dorante qui restent sérieux : les comédiens semblent rire à leur compte tout en les poussant à confronter leurs sentiments pour le plus grand plaisir des spectateurs, mais le couple se trouve plus préoccupé par l’amour qui contrarie leur statut social qu’à se laisser aller à l’amusement. Un contraste flagrant s’établit ainsi entre Silvia et Dorante et leurs serviteurs plus spontanés dans leur façon d’être. Cette spontanéité, observée en particulier dans le cas d’Arlequin, instaure un fin équilibre qui donne à l’action scénique l’air tout naturel.

      Les regards des spectateurs sont bel et bien portés sur le duo Lisette-Arlequin, puisqu’il s’agit des deux rôles les plus délicats de la pièce : revêtus de costumes de maître, les deux serviteurs doivent assumer les rôles respectifs de Silvia et de Dorante. Les deux comédiens qui les incarnent doivent, quant à eux, montrer dans leur interprétation une certaine maladresse qui trahit l’origine sociale de leur personnage. L’équilibre scénique n’est pas toujours facile à trouver sans verser dans une surenchère caricaturale de mauvais goût : quoi, en effet, de plus simple que de forcer les traits de Lisette et Arlequin déguisés pour en faire des personnages grossiers et ridicules ? Si le texte de Marivaux guide les comédiens en leur imposant des transgressions verbales, il les laisse en même temps suffisamment libres d’adopter un ton et a une gestuelle qui correspondent aux intentions du metteur en scène. C’est à cet égard que l’on reconnaît le mieux le talent de Laure Calamy et de Vincent Dedienne, puisqu’ils ont su trouver le juste milieu dans la création de leur personnage tout en restant savoureusement complices. Le spectateur jubile en effet à les voir naturellement exposés à des faux pas provoqués par la bonne volonté d’Arlequin et Lisette de s’acquitter de leur rôle avec noblesse. Dès son entrée en scène, Laure Calamy donne à Lisette, face à l’inquiétude d’une Silvia fâchée, une innocence à la fois farouche et ingénue : ses gestes, sa mimique, ses regards ainsi que ses intonations révèlent d’emblée une comédienne sûre de son jeu et ce, jusqu’aux moindres hésitations entraînées par la mauvaise humeur de la jeune fille à marier. Laure Calamy garde quelque chose de cette ingénuité séduisante quand elle interprète le rôle de Lisette déguisée en Silvia : une spontanéité enjouée mêlée à de menues hésitations placées avec justesse font de cette Lisette un personnage comique équilibré. Le spectateur rit de bon cœur en la voyant donner à la soubrette la contenance d’une grande dame sans aucun trait de caricature. C’est moins la dimension comique des répliques qui suscite ce rire que la manière avec laquelle Laure Calamy les fait résonner sur scène. Vincent Dedienne, dans le rôle d’Arlequin, pimente la vivacité des quiproquos à travers ses « façons de parler sottes et triviales » qu’il relève grâce à des intonations étirées et des gestes plaisants de grand air, tout cela accompagné de petits rires joviaux d’un serviteur amusé par son déguisement en maître. Vincent Dedienne crée ainsi un Arlequin vif et déluré, qui n’a rien à envier à ses prédécesseurs.

      Si Marivaux reste un dramaturge difficile à jouer à cause de la dimension essentiellement parlée de ses pièces, Catherine Hiegel s’est brillamment acquittée de cette difficulté grâce à l’invention d’un jeu scénique vivant et varié : son Jeu de l’amour et du hasard est une fête galante qui donne ses lettres de noblesse à « l’éternelle naissance de l’amour ».

 

Le Jeu de l’amour et du hasard, mise en scène par Catherine Hiegel, Théâtre de la Porte-Saint-Martin

Odéon (Berthier) : Iphigénie

      Pour ouvrir la nouvelle saison à Odéon-Théâtre de l’Europe, Stéphane Braunschweig opte pour le théâtre de Jean Racine : il crée Iphigénie dans une mise en scène palpitante, jouée aux Ateliers Berthier, dans une double distribution (>).

La distribution de notre représentation fut la suivante : Claude Duparfait (Agamemnon), Pierric Plathier (Achille), Sharif Andoura (Ulysse), Anne Cantineau (Clytemnestre), Cécile Coustillac (Iphigénie), Chloé Réjon (Eriphile), Thierry Paret (Arcas), Glenn Marausse (Eurybate), Clémentine Vignais (Ægine), Astrid Bayiha (Doris).

      Cette création d’Iphigénie a d’emblée le mérite d’avoir réussi à transposer l’histoire antique d’une pièce écrite à l’époque de Louis XIV dans un cadre spatio-temporel contemporain. Comme il l’a fait avec Britannicus brillamment monté à la Comédie-Française (2016), Stéphane Braunschweig imagine l’action légendaire du sacrifice d’Iphigénie située à une époque semblable à la nôtre. La question de la manière de jouer les classiques se pose avec récurrence depuis qu’on se refuse à habiller les personnages tragiques dans des costumes romains ou grecs selon la tradition qui remonte au milieu du XVIIIe siècle et à des innovations promues par Voltaire. Le choix entre un ancrage tant soit peu historique et une transposition à l’époque contemporaine représente un enjeu esthétique majeur. L’avantage de la seconde solution tient à la mise en avant de la portée universelle des mythes fondateurs et de l’interrogation anthropologique qu’ils renferment, alors que la première risque toujours de produire un effet d’éloignement et d’amener le spectateur à considérer l’action comme définitivement datée. Si les auteurs classiques sont régulièrement repris, c’est qu’en plus de la qualité de l’écriture dramatique, leurs œuvres mettent à l’épreuve nos sensibilités et notre manière de penser le monde. La transposition à l’époque contemporaine favorise cette mise à l’épreuve quand elle est réussie comme dans la mise en scène d’Iphigénie de Stéphane Braunschweig.

      L’avantage qu’a tout metteur en scène aux ateliers Berthier repose avant tout sur la possibilité de manipuler un immense espace théâtral selon ses vœux, ce qui n’est pas le cas d’une scène à l’italienne. Stéphane Braunschweig fait, pour son Iphigénie, le choix du dispositif bi-frontal. L’aire de jeu est située au milieu du grand hall sur un plateau rectangulaire surélevé à hauteur d’épaules, alors que les spectateurs sont assis sur les chaises blanches disposées en plusieurs rangs sur le sol qui monte certes légèrement en gradins mais qui donne l’impression d’être plat. On ressent d’emblée, quand on pénètre à l’intérieur, quelque chose de cérémoniel qui évoque les grands rites religieux ayant autrefois eu lieu en plein air. En plus de la hauteur du plafond et de la longueur de la salle, deux grands écrans blancs sont tendus, face à face, au fond de chacune des deux rangées des spectateurs, ce qui permet de prolonger le champ de vision vers un hors-scène lointain. On y voit projeté un immense paysage marin : un littoral sans rivages, une mer ondulée sans vent, coupée à l’horizon. Assis, les yeux levés sur le plateau, on regarde les silhouettes des comédiens se détacher de cet arrière-plan paisible qui contraste fortement avec la violence des émotions exprimées. Si on a la vue sur le même paysage tout au long de l’action, celui-ci change néanmoins imperceptiblement suivant le cours linéaire d’une journée en passant symboliquement de l’aube teintée de jaune au crépuscule qui tire vers le rouge. L’aménagement de l’espace théâtral exploite ainsi au maximum les dimensions considérables du hall des ateliers Berthier en pariant sur l’ouverture illusoire de l’espace dramatique.

Iphigénie, mise en scène par Stéphane Braunschweig, Odéon, 2020.

      Cette ouverture est cependant paradoxale parce que l’action resserrée en vingt-quatre heures est censée se dérouler dans la tente d’Agamemnon entre les principaux intéressés du sacrifice d’Iphigénie. Le plateau surélevé au milieu d’un grand espace ouvert expose alors aux yeux des spectateurs une histoire intime. La mise en scène de Stéphane Braunschweig entraîne ainsi une tension particulière entre cette intimité des personnages perturbés par des décisions difficiles à prendre et la connaissance partagée de leur histoire. Si le plateau nu sur lequel sont installées deux chaises blanches face à face n’a rien d’un défilé ordinaire où les personnages se donnent en spectacle, il laisse voir une action légendaire qui relève du patrimoine culturel commun de la société occidentale. Cette action paraît ici suspendue aussi bien dans un espace indéterminé que dans une temporalité anhistorique parce qu’à cheval entre une origine lointaine transcendée par des récits d’époques variées et notre propre contemporanéité. L’ouverture spatio-temporelle obtenue par les choix de la scénographie est donc maximale. Ce qui permet une telle manipulation du cadre spatio-temporel, c’est le caractère universel des passions humaines éprouvées à l’aune des mythes fondateurs qui opposent des personnages proches, en l’occurrence ceux d’une même famille, à travers des conflits interrogeant nos rapports aux autres. L’ouverture de l’espace et l’ancrage temporel non historique sont ainsi symboliques, offrant une Iphigénie de Racine à tous les spectateurs.

      Dans ces conditions, les comédiens peuvent sans difficulté être habillés de costumes contemporains dans la mesure où ce n’est pas le sacrifice rituel antique qui est en jeu : c’est le rapport à ce sacrifice cautionné par les dieux et qu’il faut décider d’accomplir ou non sur le plan humain. Les personnages masculins portent des costumes classiques de couleurs variées : le gris cendre pour Agamemnon sur lequel repose la décision finale, le bleu marin pour un Ulysse aventurier et le noir pour un Achille colérique condamné à mourir sur le champ de bataille troyen. Les personnages féminins, quant à eux, sont tous vêtus d’un pantalon et d’un chemisier aux couleurs tout aussi symboliques : le blanc pour une Iphigénie innocente, le noir pour une Eriphile coupable d’envie, le blanc (chemisier) et le gris cendre (pantalon) pour une Clytemnestre qui cherche noblement à sauver sa fille mais dont on sait qu’elle tuera un jour son mari. Si les costumes historiques ont été remplacés par ces habits contemporains, ce n’est en réalité qu’une question de revêtement d’époque dans la mesure où leur confection révèle au premier regard des personnages issus de couches sociales supérieures. On le voit en particulier dans les habits féminins qui sont d’une élégance raffinée mais sans aucun trait d’excentricité. Les costumes à eux seuls se présentent à notre esprit comme les signes visuels d’un certain ancrage social de l’action à notre époque. La transposition nuancée d’Iphigénie conserve ainsi les codes implicites propres aux dirigeants et ce, non seulement quant aux apparences et quant aux discours tenus, mais aussi en ce qui concerne le jeu et la posture des comédiens.

      Le jeu de tous les comédiens peut généralement être caractérisé par cette noble retenue dont rêvait le XVIIe siècle pour les personnages royaux au regard de leur condition élevée. C’est ainsi que l’on voit apparaître sur scène Claude Duparfait dans le rôle d’Agamemnon en proie au dilemme de sacrifier ou non sa fille. Il ne sortira de sa raideur révélatrice du chagrin de son personnage que pour s’opposer avec une fermeté royale aux propos effrontés d’Achille. Dans d’autres situations, le comédien interprète Agamemnon avec cette résignation crispée qui fait penser à Laocoon enserré par le serpent : dès son entrée en scène, la douleur paternelle transparaît avec conviction à travers ses mouvements et ses gestes lents ou saccadés. Il conserve la même posture christique même face aux accusations violentes de Clytemnestre furieuse de se voir privée de sa fille. Anne Cantineau qui interprète ce rôle avec finesse imprime à son personnage la même retenue mais avec une plus grande assurance : si elle n’élève que rarement la voix pour laisser voir la colère que Clytemnestre ressent pour Agamemnon, la comédienne montre dans ses postures que la reine la renferme tout en maîtrisant ses émotions malgré l’urgence d’agir. Grâce à cette noble retenue, elle parvient à créer une Clytemnestre particulièrement touchante. Si on observe une plus grande variété dans le jeu de Cécile Coustillac qui incarne Iphigénie, c’est que l’intransigeance de la princesse qui se met à défendre la cause d’Agamemnon avec un orgueil cornélien l’oblige à changer d’attitude. Ce passage de la naïveté innocente que l’on a d’abord observée dans le jeu de Cécile Coustillac à la fermeté avec laquelle elle s’oppose à Clytemnestre et à Achille produit un saisissant effet de contraste qui remet Iphigénie au premier plan du sacrifice dont elle n’était jusqu’alors qu’un objet de discours : lorsque Cécile Coustillac hausse le ton, son Iphigénie s’impose à la surprise générale comme actrice de son destin. Si Pierriec Plathier crée un Achille qui s’emporte facilement conformément à la réputation du personnage, il montre dans son jeu plus d’intrépidité que de colère. Chloé Réjon dans le rôle d’Eriphile, quant à elle, atténue à son tour l’excès de haine de son personnage sans l’amputer pour autant de l’énergie qui conduit à sa catastrophe. Le jeu des comédiens reste ainsi naturellement mesuré à part quelques moments qui donnent libre cours à la violence des émotions. Le contraste en est d’autant plus palpitant qu’il est relevé par le vers racinien manié avec délicatesse.

      Le vers racinien résonne en effet avec une telle fluidité prosaïque qu’il paraît tout à fait naturel malgré le respect rigoureux des règles de prononciation. Si on reproche parfois aux alexandrins classiques une syntaxe tordue, les comédiens dirigés par Stéphane Braunschweig remédient à la confusion qui en peut naître. On n’a aucune hésitation quant à la compréhension, on se laisse submerger par la beauté des vers ranimés avec une précision calculée au millimètre près. Les comédiens se sont approprié le vers racinien de telle sorte qu’ils le font vivre sur scène de façon organique, comme s’il s’écoulait tout doucement de leur intérieur. Ils ne déclament pas : grâce à l’utilisation des micros-oreillettes dissimulés, ils adoptent des intonations plus naturelles. Ils parlent d’une manière posée dans des inflexions mesurées, voire douces, bien qu’empreintes de la douleur qui subjugue leurs personnages. Rares sont les moments où les comédiens montent significativement dans les tons, comme c’est par exemple le cas des deux échanges animés entre Iphigénie et Achille et de celui entre Agamemnon et le même Achille. Le débit avec lequel ils prononcent le vers racinien est équilibré, adapté à un écoulement naturel de paroles, ce qui lui confère une résonnance quasiment familière et pourtant marquée par un rythme fondé sur les rimes et les mesures régulières. Cette concordance singulière entre un débit prosaïque et une musicalité poétique intrinsèque rend les vers raciniens étonnamment sublimes.

       La mise en scène d’Iphigénie par Stéphane Braunschweig qui est d’une remarquable splendeur, c’est de la bravoure ! Elle ne représente pas une simple actualisation du texte, elle relève avant tout d’un projet esthétique qui en propose une lecture personnelle nuancée. Elle convainc et séduit par la justesse de l’analyse scénique opérée, redonnant au texte de Racine ses lettres de noblesse.

Iphigénie, mise en scène par Stéphane Braunschweig, Odéon, 2020.

Pour écouter l’interview donnée, pour FranceInter, par Stéphane Braunschweig sur sa création d’Iphiginé, suivre ce lien.