Comédie-Française : Le Bourgeois gentilhomme

      La Comédie-Française a remis à l’affiche Le Bourgeois gentilhomme dans une nouvelle mise en scène, décalée et flamboyante, de Christian Hecq et Valérie Lesort (>) pour le plus grand plaisir des spectateurs. Jouée depuis le 18 juin 2021, cette création est un bel hommage à l’art de Molière.

      Le Bourgeois gentilhomme paraît pourtant aujourd’hui tout à fait démodé au regard de la teneur archaïque d’une action burlesque fondée sur la dérision d’un phénomène social dépassé : les aspirations nobiliaires d’un bourgeois, parvenu et amoureux, mais complètement ignorant, voire intellectuellement limité. Les scènes d’une facture farcesque s’enchaînent les unes après les autres précisément pour tourner en ridicule les illusions fallacieuses de ce bourgeois entiché de la fréquentation de la haute société mondaine. C’est la raison pour laquelle il s’entoure, par exemple, de plusieurs maîtres (musique, danse, armes, philosophie) susceptibles de l’instruire selon l’éducation habituellement donnée aux nobles. C’en est une autre qui le conduit à recevoir chez lui un certain comte attiré par la générosité de sa bourse : l’amour galant pour une certaine marquise dont il souhaite faire sa maîtresse, pour ressembler au mieux à ceux dont il convoite les prérogatives. Le spectateur ordinaire est trop éloigné de toute cette course effrénée et vaine aux titres de noblesse qui n’ont plus qu’une valeur marginale au sein de la société actuelle. Il peut éventuellement déceler dans le personnage de Monsieur Jourdain un pâle sosie de ces milliers de personnes séduites par les manières et l’apparence d’un chanteur ou acteur populaire mais les enjeux socio-politiques qui en découlent n’en seraient pas les mêmes : la reconnaissance liée à la possession d’un titre de noblesse ouvre en effet à l’intéressé la voie à un florilège d’avantages auxquels il n’accèderait jamais en se hissant opportunément au niveau de prétendues stars. On peut ainsi se demander légitiment comment jouer au XXIe siècle Le Bourgeois gentilhomme, vieilli de plus de trois cents ans, et ce qui peut intéresser le spectateur dans cette pièce historiquement datée, si ce n’est un témoignage sur l’histoire des idées et des représentations, amené par exemple à la manière de l’esthétique de Benjamin Lazar connu pour ses reconstructions supposées fidèles aux créations d’origine. C’est certes une expérience théâtrale singulière et enrichissante à maints égards mais qui s’épuiserait rapidement à force d’être réitérée, étant donné qu’elle freinerait un renouvellement attendu selon les tendances dramaturgiques valables depuis plus d’un siècle. Une simple création actualisée ou, au contraire, par trop caricaturale risque de susciter l’ennui ou de passer à côté de l’intérêt de sa production. Malgré tous ces aspects susceptibles de reléguer aux oubliettes une autre pièce de théâtre que celle de Molière, Le Bourgeois gentilhomme renaît, depuis plus de trois siècles, de ses cendres pour éprouver l’invention des metteurs en scène et le talent des comédiens. Car il renferme un potentiel scénique qui peut effectivement réjouir le spectateur, s’il est exploité avec une juste virtuosité, comme nous l’ont montré Christian Hecq et Valérie Lesort et les Comédiens-Français, applaudis sans surprise en standing ovation.

Le Bourgeois gentilhomme, Comédie-Française, 2021.
Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène par Christian Hecq et Valérie Lesort, Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Les deux metteurs en scène ne s’éloignent pas entièrement de l’époque de Louis XIV : la scénographie, signée par Éric Ruf, la rappelle tout au long de la représentation à travers plusieurs éléments, aisément reconnaissables, sans prétendre pour autant situer l’action à l’âge classique pour la reconstituer. Ces rappels récurrents restent de surface et largement stylisés pour laisser le spectateur libre de se transposer dans une sorte d’atemporalité féerique qui ménage la primauté au jeu des comédiens. Au lever du rideau, on remarque, au milieu d’une scène habillée de noir, un grand escalier qui mène à une porte à double battant installée sur une plate-forme élevée, protégée par des treillis. Cet escalier et la porte servent d’entrées spectaculaires à plusieurs personnages, à commencer par le truculent Monsieur Jourdain vêtu d’une drôle de combinaison kaki, relevée de plusieurs bandes de pompons suspendues à son gilet. Quelques tables mobiles, recouvertes de grands morceaux de tissus noirs, permettent ensuite de réaménager la scène pour mettre en valeur un intermède musical ou une leçon d’armes destinés à Monsieur Jourdain. Le premier, chanté sur une mélodie de Lully mêlée aux accents des rythmes des Balkans, est agrémenté de trois ou quatre marionnettes de moutons au regard de la dimension pastorale des paroles, ce qui accentue le côté burlesque de la mise en scène : plusieurs éléments disparates recomposent ainsi l’univers étrange de Monsieur Jourdain victime de maints caprices prétendument nobiliaires. La leçon d’armes, quant à elle, se déroule sur deux tables jointes, dans l’obscurité de la scène dont seules se détachent les silhouettes éclairées du maître d’armes et de son élève : une manipulation fantastique de leurs épées suspendues à des fils invisibles plonge toute la démonstration dans un univers féerique. La féerie ressurgit ensuite, par exemple, au moment du dîner préparé par Monsieur Jourdain pour recevoir Dorimène et Dorante, vêtus de costumes étincelant d’or, plaisamment imités de l’époque du Roi Soleil : aux sons d’une musique de Lully rafraîchie par les mêmes rythmes des Balkans, la scène toute noire se revêt d’éléments rappelant les boiseries dorées des grands appartements royaux du château de Versailles. Mais cette ambiance, empreinte d’une certaine pompe, est rapidement brisée par le costume brillant de jaune et les manières grossières de Monsieur Jourdain, amené sur scène dans une minuscule chaise à porteurs dont il a du mal à se sortir. L’introduction d’un éléphant animé par deux comédiens et l’adoubement cocasse de Monsieur Jourdain en mamamouchi à l’aide de rouleaux de papier toilette participent de cette même esthétique du contraste et du kitsch déployée dès le début de l’action. Selon les mots mêmes des metteurs en scène, leur version du Bourgeois gentilhomme repose donc sur le « décalage » avec les représentions courantes de l’époque de Molière, renouvelé en l’occurrence à chaque nouvelle scène. L’ensemble, équilibré et cohérent à tous les niveaux, fonctionne ainsi en enchantant le spectateur autant par une magie habillée de grotesque que par d’agréables surprises qui suscitent son rire.

«  Parallèlement à notre approche de la musique, il y avait aussi nos idées visuelles, à commencer par le théâtre noir propre à la marionnette. Il fallait pouvoir justifier l’apparition, dans certaines scènes, de drôles de créatures qui s’ébattent. »
Valérie Lesort, Programme du Bourgeois gentilhomme, 2021
 

      Les choix scénographiques détonants servent amplement l’art des comédiens qui en prolongent joyeusement l’effet burlesque. Leur apparition dans des costumes confectionnés pour accentuer les traits de leur emploi dramatique les conduit naturellement à entrer dans des postures comiques en décalage avec le sérieux qu’ils cherchent parfois désespérément à se donner. Il en est ainsi, dès le début de l’action, pour le maître de musique (Nicola Lormeau) et, tout particulièrement, pour le maître de danse incarné par le virevoltant Gaël Kamilindi : chaussé de grandes bottes blanches pointues et vêtu d’un étrange gilet en cuir noir éclatant, avec un énorme décolleté blanc en fraise qui découvre ostensiblement sa poitrine, le comédien ose plusieurs acrobaties qui attestent du talent de son personnage. Celui qui surprend le plus dans ce bal d’originaux imbus de la valeur de leur art est sans doute le maître de philosophie, drôlement interprété par Guillaume Gallienne : ses regards obliques et une langue sensuellement tirée à destination des spectateurs en guise d’aparté révèlent un côté pervers de son fond qui confère au personnage une légèreté sadique. Sylvia Bergé, dans le rôle de Mme Jourdain, habillée d’une longue jupe noire qui accentue au premier abord sa hauteur physique, crée un personnage autoritaire et frénétique, pourtant impuissante à contrôler les délires de son mari extravagant délicieusement incarné par Christian Hecq lui-même : ses parades persuadent le spectateur que Monsieur Jourdain, conscient de ses limites et de ses échecs, prend un insolite plaisir à se ridiculiser pour importuner les autres. Certains entrent dans son jeu pour en tirer un bénéfice, comme Dorante aux manières excentriques de petit maître que lui imprime Clément Hervieu-Léger, secondé par Dorimène jouée avec élégance par Françoise Gaillard. Yoann Gasiorowski et Géraldine Martineau créent enfin un curieux couple d’amants que tout oppose sur scène, à commencer par la disproportion de leur taille : leur duo amoureux grotesque paraît tout aussi désopilant que l’ensemble de la mise en scène. Les deux personnages, pour surmonter leur dépit et retrouver le chemin l’un vers l’autre, sont brillamment servis par Véronique Vella dans le rôle de la servante Nicole et Laurent Stocker dans celui du valet Covielle : si la première force le trait à travers des gestes fermes tout en imitant sa maîtresse, le second fait preuve d’une modération rustique rêveuse pour mettre en valeur les partis pris de Cléonte dépité.

      C’est donc à juste titre que l’on considère cette création du Bourgeois gentilhomme de Christian Hecq et de Valérie Lesort comme flamboyante : elle brille d’invention dramaturgique tout autant que de virtuosité dans le jeu des comédiens et de finesse dans ses parties chorégraphiés, relevées par les musiciens présents à l’occasion sur scène. Les metteurs en scène ont su manipuler le burlesque avec un tel savoir-faire que leur mise en scène, sans jamais tomber dans une esthétique délirante de l’excès, s’empreint subtilement d’une élégance comique de haut niveau, plébiscitée par les spectateurs.

Véronique Vella, Christian Hecq et Valérie Lesort évoquent la nouvelle création du Bourgeois gentilhomme.