MAC Créteil – Dans la solitude des champs de coton

dans la solitude des champs de coton mac creteil      Dans la solitude des champs de coton est une pièce énigmatique de Bernard-Marie Koltès, créée pour la première fois par Patrice Chéreau en 1987 au Théâtre Nanterre-Amandiers. En quête d’une impossible interprétation parfaite, celui-ci la redonne peu après dans deux autres mises en scène différentes. C’est dire à quel point le texte de Koltès séduit en résistant à une réalisation scénique définitive. Kristian Frédric s’en est emparé pour une nouvelle création fascinante présentée début mars 2023 à la MAC Créteil, avec Ivan Morane et Xavier Gallais dans les rôles du dealer et du client (>).

      Après l’« écrasante » emprise de Chéreau sur tout le théâtre de Koltès qu’il s’est inlassablement employé à porter à la scène, les pièces de cet auteur incontournable connaissent depuis quelques années un nouveau regain d’intérêt et par-là de nouvelles relectures, ce qui contribue à l’herméneutique de ses textes devenus paradoxalement, en l’espace de ces quelques années, des classiques de la seconde moitié du XXe siècle. Leur écriture poétique et leur disposition dramaturgique sont pourtant loin d’être « classiques » dans la mesure où Koltès reconstruit, en les déconstruisant, dans un univers subversif singulier, les codes d’un théâtre en proie à une profonde crise de représentation du personnage et de l’action. Chacun de ses textes repose étonnamment sur une dramaturgie originale tout en interrogeant avec un effet de vertige ce qui est violent et angoissant dans notre rapport au monde. Dans Dans la solitude des champs de coton, Koltès met en œuvre un dialogue quasi métaphysique entre deux personnages lambda, un dealer et un client, noué à la faveur d’une rencontre à l’origine certes réelle, mais poétisée et transposée dans un univers transcendant autrement imaginaire. Kristian Frédric, quant à lui, explore cet univers en en proposant une relecture scénique saisissante.

Dans la solitude des champs de coton, mise en scène par Kristian Frédric © Soo Lee

      L’anecdote nous apprend, à en croire les témoignages portés par Chéreau sur l’œuvre de Koltès, que Dans la solitude des champs de coton est inspirée d’une rencontre réelle entre un Koltès errant dans un hangar et un dealer new-yorkais voulant vendre. L’action de sa pièce semble ainsi être à la fois le fruit et le reflet d’un simple hasard, de deux trajectoires qui se traversent fortuitement, de deux regards malencontreusement croisés. Si l’un refuse sans vouloir rien prendre, l’autre cherche à le persuader d’acheter. C’est précisément cette rencontre éphémère banale que le dramaturge transpose dans une jouxte oratoire sur la naissance et l’exploitation du désir. Le terme de dealer a certes ici une connotation péjorative par trop transparente avec une coloration illicite clairement située dans l’illégalité, mais la teneur, l’extension et la généralisation des propos vont au-delà de l’anecdotique. L’objet d’un possible échange entre les deux personnages du dialogue n’est en effet jamais désigné, demeurant dans un flou délicat pleinement propice aussi bien à une abstraction métaphysique qu’à un impressionnant travail de poétisation du langage. C’est, par exemple, ce qui permet à Chéreau d’imaginer dans sa seconde mise en scène qu’il pourrait s’agir — non pas d’une drogue mais — d’une drague homosexuelle — ou, le cas échéant, des deux en même temps. Il reste que le dialogue mis en œuvre par Koltès instaure un rapport de force trouble entre les deux personnages confrontés et opposés l’un à l’autre avec une suspicion indépassable. C’est ce rapport de force représentée sous la forme d’une jouxte utopique qu’il s’agit de porter à la scène sans en réduire la tension dialectique à un échange platement anecdotique.

      Kristian Frédric, quant à lui, ne manque pas d’audace dans son interprétation très personnelle du texte de Koltès : il le met à l’épreuve en situant l’action dans un univers dystopique. Sa scénographie sombre, fondée sur le jeu de clair-obscur, dessine un lieu imaginaire truffé de plusieurs symboles qui renvoient à la situation métaphysique et au rapport de force violent instaurés entre les deux personnages : des rails enchevêtrés, à jardin et au milieu de la scène, dans lesquels se trouvent bloquée une chaussure mobile destinée à retenir le client, mènent, entre autres, à un rocher en pente où monte à des moments précis le dealer. Un tas de chaussures placé derrière les rails complète la confection de ce paysage désaffecté ni tout à fait lunaire ni tout à fait industriel. Comme le dialogue entre le client et le dealer qui est à la fois une extrapolation et une excroissance formidables d’une simple rencontre sur le thème du désir, cette scénographie dystopique s’autorise de la même manière à nous transporter dans cet endroit fantasmagorique qui provoque le sentiment de froideur et d’effroi. La dimension inquiétante de ce locus terribils fantasmé est par ailleurs souligné aussi bien par des effets sonores très puissants — des aboiements, des bruits d’effondrement, des échos, mais aussi quelques rares voix humaines — que par l’obscurité de laquelle se détachent les deux figures grâce à des faisceaux de lumière latéral et verticaux qui les mettent en valeur avec un effet de mystère angoissant.

 

      Comme l’action dramatique repose sur un « simple » dialogue, il s’agit, pour le metteur en scène, d’inventer une action scénique suffisamment dynamique, susceptible de suggérer — d’aller au-delà même du texte sans le surinterpréter —, au travers des corps des comédiens, avec une certaine ambiguïté, ce que nous dévoilent leurs propos. Dans la mise en scène de Kristian Frédric, cette action scénique tient au déploiement d’une séduction féroce du client coincé sur le lieu de la rencontre par la chaussure et livré par-là à la merci du dealer qui tourne autour de lui en variant la hauteur et la distance de son regard perçant malicieusement porté sur lui. Si leur rapport de force semble clairement signifié, il s’agit de savoir si le dealer parviendra à persuader ou si le client réussira à s’échapper. Tout se joue entre les deux personnages à travers cette collision certes fortuite, mais qui nous montre toute la brutalité de son caractère malsain parce que sournoisement recherchée et imposée par le dealer. L’action expose ainsi, en le concrétisant avec un effet de déflagration, ce qui se trouve à la lisière des propos voilés dans un langage séduisant empreint de poésie. Tandis que Xavier Gallais dans le rôle du client ne cesse de se débattre en adoptant des postures généralement effrontées mais subtilement nuancées, Ivan Morane crée un dealer dominant aussi bien par la maîtrise des mouvements et des gestes d’un corps raide que celle des inflexions d’une voix posée. Les deux comédiens mettent en vie deux personnages superbes : tandis que l’un donne au sien quelque chose de sauvagement animal, l’autre s’oppose à lui avec un air faussement policé terrible. Leur interprétation puissante nous happe dès leur entrée en scène tout en nous laissant dans une incertitude inquiète de deviner l’issue de leur rencontre frémissante.

      Kristian Frédric met en scène Dans la solitude des champs de coton avec une grande audace, mais qui est tout à fait payante parce que cette brillante pièce de Koltès semble autoriser une relecture dystopique — du moins, Kristian Frédric, ensemble avec Ivan Morane et Xavier Gallais, nous en convainc amplement. Sa création produit un fascinant effet de sidération.

La création de Dans la solitude des champs de coton de Kristian Frédric est reprise dès le 14 mars au Théâtre de la Ville (>).