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Comédie-Française : Le Bourgeois gentilhomme

      La Comédie-Française a remis à l’affiche Le Bourgeois gentilhomme dans une nouvelle mise en scène, décalée et flamboyante, de Christian Hecq et Valérie Lesort (>) pour le plus grand plaisir des spectateurs. Jouée depuis le 18 juin 2021, cette création est un bel hommage à l’art de Molière.

      Le Bourgeois gentilhomme paraît pourtant aujourd’hui tout à fait démodé au regard de la teneur archaïque d’une action burlesque fondée sur la dérision d’un phénomène social dépassé : les aspirations nobiliaires d’un bourgeois, parvenu et amoureux, mais complètement ignorant, voire intellectuellement limité. Les scènes d’une facture farcesque s’enchaînent les unes après les autres précisément pour tourner en ridicule les illusions fallacieuses de ce bourgeois entiché de la fréquentation de la haute société mondaine. C’est la raison pour laquelle il s’entoure, par exemple, de plusieurs maîtres (musique, danse, armes, philosophie) susceptibles de l’instruire selon l’éducation habituellement donnée aux nobles. C’en est une autre qui le conduit à recevoir chez lui un certain comte attiré par la générosité de sa bourse : l’amour galant pour une certaine marquise dont il souhaite faire sa maîtresse, pour ressembler au mieux à ceux dont il convoite les prérogatives. Le spectateur ordinaire est trop éloigné de toute cette course effrénée et vaine aux titres de noblesse qui n’ont plus qu’une valeur marginale au sein de la société actuelle. Il peut éventuellement déceler dans le personnage de Monsieur Jourdain un pâle sosie de ces milliers de personnes séduites par les manières et l’apparence d’un chanteur ou acteur populaire mais les enjeux socio-politiques qui en découlent n’en seraient pas les mêmes : la reconnaissance liée à la possession d’un titre de noblesse ouvre en effet à l’intéressé la voie à un florilège d’avantages auxquels il n’accèderait jamais en se hissant opportunément au niveau de prétendues stars. On peut ainsi se demander légitiment comment jouer au XXIe siècle Le Bourgeois gentilhomme, vieilli de plus de trois cents ans, et ce qui peut intéresser le spectateur dans cette pièce historiquement datée, si ce n’est un témoignage sur l’histoire des idées et des représentations, amené par exemple à la manière de l’esthétique de Benjamin Lazar connu pour ses reconstructions supposées fidèles aux créations d’origine. C’est certes une expérience théâtrale singulière et enrichissante à maints égards mais qui s’épuiserait rapidement à force d’être réitérée, étant donné qu’elle freinerait un renouvellement attendu selon les tendances dramaturgiques valables depuis plus d’un siècle. Une simple création actualisée ou, au contraire, par trop caricaturale risque de susciter l’ennui ou de passer à côté de l’intérêt de sa production. Malgré tous ces aspects susceptibles de reléguer aux oubliettes une autre pièce de théâtre que celle de Molière, Le Bourgeois gentilhomme renaît, depuis plus de trois siècles, de ses cendres pour éprouver l’invention des metteurs en scène et le talent des comédiens. Car il renferme un potentiel scénique qui peut effectivement réjouir le spectateur, s’il est exploité avec une juste virtuosité, comme nous l’ont montré Christian Hecq et Valérie Lesort et les Comédiens-Français, applaudis sans surprise en standing ovation.

Le Bourgeois gentilhomme, Comédie-Française, 2021.
Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène par Christian Hecq et Valérie Lesort, Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Les deux metteurs en scène ne s’éloignent pas entièrement de l’époque de Louis XIV : la scénographie, signée par Éric Ruf, la rappelle tout au long de la représentation à travers plusieurs éléments, aisément reconnaissables, sans prétendre pour autant situer l’action à l’âge classique pour la reconstituer. Ces rappels récurrents restent de surface et largement stylisés pour laisser le spectateur libre de se transposer dans une sorte d’atemporalité féerique qui ménage la primauté au jeu des comédiens. Au lever du rideau, on remarque, au milieu d’une scène habillée de noir, un grand escalier qui mène à une porte à double battant installée sur une plate-forme élevée, protégée par des treillis. Cet escalier et la porte servent d’entrées spectaculaires à plusieurs personnages, à commencer par le truculent Monsieur Jourdain vêtu d’une drôle de combinaison kaki, relevée de plusieurs bandes de pompons suspendues à son gilet. Quelques tables mobiles, recouvertes de grands morceaux de tissus noirs, permettent ensuite de réaménager la scène pour mettre en valeur un intermède musical ou une leçon d’armes destinés à Monsieur Jourdain. Le premier, chanté sur une mélodie de Lully mêlée aux accents des rythmes des Balkans, est agrémenté de trois ou quatre marionnettes de moutons au regard de la dimension pastorale des paroles, ce qui accentue le côté burlesque de la mise en scène : plusieurs éléments disparates recomposent ainsi l’univers étrange de Monsieur Jourdain victime de maints caprices prétendument nobiliaires. La leçon d’armes, quant à elle, se déroule sur deux tables jointes, dans l’obscurité de la scène dont seules se détachent les silhouettes éclairées du maître d’armes et de son élève : une manipulation fantastique de leurs épées suspendues à des fils invisibles plonge toute la démonstration dans un univers féerique. La féerie ressurgit ensuite, par exemple, au moment du dîner préparé par Monsieur Jourdain pour recevoir Dorimène et Dorante, vêtus de costumes étincelant d’or, plaisamment imités de l’époque du Roi Soleil : aux sons d’une musique de Lully rafraîchie par les mêmes rythmes des Balkans, la scène toute noire se revêt d’éléments rappelant les boiseries dorées des grands appartements royaux du château de Versailles. Mais cette ambiance, empreinte d’une certaine pompe, est rapidement brisée par le costume brillant de jaune et les manières grossières de Monsieur Jourdain, amené sur scène dans une minuscule chaise à porteurs dont il a du mal à se sortir. L’introduction d’un éléphant animé par deux comédiens et l’adoubement cocasse de Monsieur Jourdain en mamamouchi à l’aide de rouleaux de papier toilette participent de cette même esthétique du contraste et du kitsch déployée dès le début de l’action. Selon les mots mêmes des metteurs en scène, leur version du Bourgeois gentilhomme repose donc sur le « décalage » avec les représentions courantes de l’époque de Molière, renouvelé en l’occurrence à chaque nouvelle scène. L’ensemble, équilibré et cohérent à tous les niveaux, fonctionne ainsi en enchantant le spectateur autant par une magie habillée de grotesque que par d’agréables surprises qui suscitent son rire.

«  Parallèlement à notre approche de la musique, il y avait aussi nos idées visuelles, à commencer par le théâtre noir propre à la marionnette. Il fallait pouvoir justifier l’apparition, dans certaines scènes, de drôles de créatures qui s’ébattent. »
Valérie Lesort, Programme du Bourgeois gentilhomme, 2021
 

      Les choix scénographiques détonants servent amplement l’art des comédiens qui en prolongent joyeusement l’effet burlesque. Leur apparition dans des costumes confectionnés pour accentuer les traits de leur emploi dramatique les conduit naturellement à entrer dans des postures comiques en décalage avec le sérieux qu’ils cherchent parfois désespérément à se donner. Il en est ainsi, dès le début de l’action, pour le maître de musique (Nicola Lormeau) et, tout particulièrement, pour le maître de danse incarné par le virevoltant Gaël Kamilindi : chaussé de grandes bottes blanches pointues et vêtu d’un étrange gilet en cuir noir éclatant, avec un énorme décolleté blanc en fraise qui découvre ostensiblement sa poitrine, le comédien ose plusieurs acrobaties qui attestent du talent de son personnage. Celui qui surprend le plus dans ce bal d’originaux imbus de la valeur de leur art est sans doute le maître de philosophie, drôlement interprété par Guillaume Gallienne : ses regards obliques et une langue sensuellement tirée à destination des spectateurs en guise d’aparté révèlent un côté pervers de son fond qui confère au personnage une légèreté sadique. Sylvia Bergé, dans le rôle de Mme Jourdain, habillée d’une longue jupe noire qui accentue au premier abord sa hauteur physique, crée un personnage autoritaire et frénétique, pourtant impuissante à contrôler les délires de son mari extravagant délicieusement incarné par Christian Hecq lui-même : ses parades persuadent le spectateur que Monsieur Jourdain, conscient de ses limites et de ses échecs, prend un insolite plaisir à se ridiculiser pour importuner les autres. Certains entrent dans son jeu pour en tirer un bénéfice, comme Dorante aux manières excentriques de petit maître que lui imprime Clément Hervieu-Léger, secondé par Dorimène jouée avec élégance par Françoise Gaillard. Yoann Gasiorowski et Géraldine Martineau créent enfin un curieux couple d’amants que tout oppose sur scène, à commencer par la disproportion de leur taille : leur duo amoureux grotesque paraît tout aussi désopilant que l’ensemble de la mise en scène. Les deux personnages, pour surmonter leur dépit et retrouver le chemin l’un vers l’autre, sont brillamment servis par Véronique Vella dans le rôle de la servante Nicole et Laurent Stocker dans celui du valet Covielle : si la première force le trait à travers des gestes fermes tout en imitant sa maîtresse, le second fait preuve d’une modération rustique rêveuse pour mettre en valeur les partis pris de Cléonte dépité.

      C’est donc à juste titre que l’on considère cette création du Bourgeois gentilhomme de Christian Hecq et de Valérie Lesort comme flamboyante : elle brille d’invention dramaturgique tout autant que de virtuosité dans le jeu des comédiens et de finesse dans ses parties chorégraphiés, relevées par les musiciens présents à l’occasion sur scène. Les metteurs en scène ont su manipuler le burlesque avec un tel savoir-faire que leur mise en scène, sans jamais tomber dans une esthétique délirante de l’excès, s’empreint subtilement d’une élégance comique de haut niveau, plébiscitée par les spectateurs.

Véronique Vella, Christian Hecq et Valérie Lesort évoquent la nouvelle création du Bourgeois gentilhomme.

Comédie-Française : Huis clos

      Dans le cadre du projet « Théâtre à la table », Anne Kessler a proposé une version lecture audio-visuelle de la pièce de Jean-Paul Sartre Huis clos avec, dans les rôles titres, Thierry Hancisse (Garcin), Elsa Lepoivre (Inès) et Anna Cervinka (Estelle). Réalisé le 16 avril 2021 après quatre jours de répétition, l’enregistrement a été diffusé samedi le 17 sur la chaîne YouTube de la célèbre maison de Molière.

      Créée en 1944 au théâtre du Vieux-Colombier, Huis clos résonnait à l’époque avec les événements liés à l’Occupation nazie de la France, qu’il s’agît de la situation des soldats envoyés sur un champ de bataille et voués à la mort ou de celle de la population bloquée dans une attente angoissée de fin de la guerre. Aujourd’hui, la pièce résonne avec la crise sanitaire que traverse depuis plusieurs mois l’humanité confinée chez elle selon les hauts et les bas de l’évolution d’une épidémie interminable. Aussi polémique ou paradoxale qu’elle paraisse au sein de l’œuvre sartrienne, Huis clos ne perd pas de son actualité au regard des interrogations soulevées pour les hommes confrontés à des questions existentielles. Huis-clos parle en effet de l’enfermement de trois personnages coincés dans un salon érigé symboliquement en cellule d’un enfer bien compartimenté : un publiciste, une employée des postes et une jeune bourgeoise se retrouvent à jamais réunis à la suite de leur mort récente. Tous coupables d’une certaine manière et exposés au jugement des autres, ils « vivent » les premiers moments de leur emprisonnement métaphysique qui les conduit à une douloureuse et lente introspection collective. Ils sont d’emblée conscients que leur situation est définitive, même s’ils essaient de s’échapper au cours de l’action en raison des tensions survenues entre eux. Un tel agencement de l’intrigue ne manque pas de susciter l’embarras chez les spectateurs dans la mesure où plusieurs aspects de cette intrigue semblent incohérents ou absurdes notamment pour ce qui en est de la représentation figurée et de la visée morale de cet enfer plus philosophique que religieux (la question de Dieu ou de la rédemption n’est posée à aucun moment de l’action). Si on peut bien imaginer le début de la séquestration infligée aux trois damnés, on a pourtant du mal à accepter sur le plan humain qu’elle puisse être envisagée dans l’atemporalité : une fois les aveux faits, sans aucun repentir, et suivis de la structuration des relations impossibles entre les trois personnages, la projection de leur état dans la durée sans issue provoque un vertige métaphysique. C’est comme obliger le spectateur à penser malgré lui l’attente d’une fin qui n’aura pas de fin et ce, dans un enfermement intolérable avec autrui et dans un rapport ambigu au corps sans corps. La pièce de Sartre dépasse ainsi toute résonnance avec des réalités historiques ancrées dans le temps et soumises au changement précisément parce qu’aucune d’entre elles ne peut être définitive. Plusieurs questions dramaturgiques se posent alors pour sa création.

« J’avais envie d’un travail concentré, d’un travail plus intime. J’avais aussi envie d’une pièce qui ne perdrait pas trop à la lecture. Je m’imaginais que la lecture pouvait apporter quelque chose… quelque chose tout court. […] J’avais très envie d’une lecture, mais après je me suis concentrée sur la lecture pour en faire un spectacle, car c’est quand même pour être vu. »
Anne Kessler, dans Quelle Comédie !, épisode 26
Pour regarder l’émission, cliquer sur ce lien.
 

      Contrairement à une habituelle lecture faite autour d’une table dans un studio, Anne Kessler opte, dans sa création de Huis-clos, pour un aménagement singulier de l’espace de jeu qui fait penser à un véritable parti pris scénographique. Selon ce qu’en laisse voir la caméra, on comprend que les trois personnages principaux assis chacun derrière une table ne sont pas disposés de manière à ce que leurs regards se croisent : les trois tables séparées par un espace conséquent sont installées en position frontale, comme si les comédiens se trouvaient face à une salle remplie de spectateurs. Les tables, noires, sont pourvues chacune d’une petite lampe à abat-jour en tissu rouge, ce qui représente sans doute un vague clin d’œil au « salon style Second Empire » mentionné dans la didascalie initiale. Au fond, derrière les comédiens, se dressent plusieurs escabeaux en bois brun foncé qui symbolisent probablement la descente aux enfers. Mais les personnages ne semblent pas avoir accédé à leur cellule par ces escabeaux parce qu’on décèle côté cour une porte latérale près de laquelle se tient le garçon qui les y introduit un à un sans jamais l’ouvrir. Au supposé lever du rideau, tous les comédiens sont en effet déjà installés à leur place respective, leur entrée en scène étant signifiée par un simple éclairage qui s’allume pour découvrir leur présence. Cet éclairage tamisé qui tend vers le rouge orange contraste en même temps avec les costumes noirs dont les coupes sont tout à fait classiques : une chemise en manches retroussées pour Garcin, un chemisier sans manches et à décolleté plongeant pour Estelle et un chemisier à manches plus discret pour Inès. Cette fois-ci, les comédiens n’apparaissent pas dans leur tenue ordinaire : ils sont maquillés, ils portent tous un chapeau noir, leurs habits sont harmonisés, pour donner à leur performance une unité organique avec l’espace scénique. Tous ces éléments constitutifs de la scénographie concourent ainsi à suggérer le sentiment d’enfermement des trois personnages dans un lieu semi-obscur coupé du monde des vivants. Le déroulement de la performance qui peut paraître paradoxale à certains égards conforte ce sentiment.

Huis clos de Jean-Paul Sartre, direction artistique par Anne Kessler.
Huis clos de Jean-Paul-Sartre, direction artistique par Anne Kessler, Comédie-Française 2021.

      Tout au long de l’action, les comédiens restent assis, face à la caméra, sans se regarder, ce qui ne relève pas des conditions de réalisation de l’enregistrement destiné à une diffusion télévisuelle : on avait précédemment vu les comédiens performeurs bouger, se lever, se croiser, s’approcher, s’éloigner ou partir. Il s’agit en l’occurrence d’un choix dramaturgique assumé et porteur de significations déjà partiellement évoquées. Les trois comédiens du Huis clos d’Anne Kessler, alors assis chacun séparément derrière sa table, s’entendent parler, ils se répondent ou se taisent en se prenant la tête entre les mains selon les indications données par le texte mais ils ne se déplacent pas ni n’interagissent autrement que par le biais d’un échange verbal. Enfermés ensemble dans une cellule d’enfer, chacun reste de plus enfermé dans le coin d’où il s’exprime, d’où les comédiens lisent leur texte de façon ostensible en soulevant les feuilles une par une et en tenant soulevée la feuille lue. Certains propos amènent ainsi des situations paradoxales voire absurdes parce qu’ils traduisent des interactions physiques qui n’ont pas lieu sur le plan scénique, par exemple lorsqu’Inès tente de séduire Estelle ou lorsque Garcin et Estelle sont censés s’embrasser ou aller vers la porte pour quitter la cellule. Ils restent pourtant immobiles : Thierry Hancisse, Elsa Lepoivre et Anna Cervinka continuent simplement à lire leur texte de façon posée sous une lumière tamisée, comme s’ils étaient privés de l’usage de leur corps charnel. Anne Kessler semble curieusement avoir résolu un des grands paradoxes du texte de Sartre : comment les trois personnages décédés peuvent-ils avoir des relations charnelles, alors que leur corps est supposé anéanti au niveau physiologique ? Certes, sur le plan théâtral, les comédiens ne peuvent pas escamoter le leur ; mais le texte nous apprend à l’entrée en scène de Garcin qu’une brosse à dent lui est inutile dans cet autre monde, qu’on n’y mange pas ni ne dort ; de même, un coupe-papier n’a pas autre signification que celle de son inutilité métaphysique parce qu’il ne peut porter aucune atteinte à un être sans corps en chair et en os. Le spectateur a l’impression de regarder interagir trois consciences conventionnellement incarnées par les comédiens attablés, trois consciences séquestrées dans un non-temps et dans un lieu pour le moins fantastique. Sans être représentés concrètement, les faits physiques sont ici le fruit de désirs et de fantasmes des trois morts conceptualisés à travers le verbe. Les choix dramaturgiques d’Anne Kessler aboutissent ainsi à une solution scénique convaincante qui renvoie les trois personnages à leur propre enfermement et le texte à sa propre absurdité, ce qui confère à ce dernier une cohérence dont il semblait manquer.

ESTELLE ― Qu’est-ce que tu fais ?
GARCIN ― Je m’en vais.
INES, très vive. ― Tu n’iras pas loin : la porte est fermée.
GARCIN ― Il faudra bien qu’ils l’ouvrent.
Il appuie sur le bouton de sonnette. La sonnette ne fonctionne pas.
ESTELLE ― Garcin !
INES, à Estelle. ― Ne t’inquiète pas ; la sonnette est détraquée.
GARCIN ― Je vous dis qu’ils l’ouvriront. (Il tambourine contre la porte.) Je ne peux plus vous supporter, je ne peux plus.
 

      Quant à la performance des comédiens proprement dite, elle peut représenter une nouvelle source de paradoxes. Elle peut étonner dans la mesure où elle ne correspond pas tout à fait à l’idée que l’on peut se faire, à la lecture du texte, de Garcin et Inès en particulier. Le premier, on se l’imagine plus timoré, moins sûr de lui, que ne nous le montre la posture virile de Thierry Hancisse qui donne à Garcin une assurance et une confiance appuyées grâce à sa voix de baryton en ne laissant transparaître qu’une peur relative : avec le Garcin créé par Thierry Hancisse, le spectateur a l’impression d’avoir en face de lui un personnage pragmatique et droit dans ses bottes, bien qu’en proie, à un moment donné, à un doute existentiel quant à sa fuite et quant à l’interprétation qu’en tirent les vivants après sa mort. Inès, on se la représente au contraire plus effrontée dans ses gestes et dans ses réactions directes que ne nous le fait voir l’interprétation d’Elsa Lepoivre, empreinte d’une certaine douceur : la comédienne crée en apparence un personnage moins vigoureux que résigné, ce qui peut d’ailleurs s’expliquer par la parfaite lucidité d’Inès observée dès son entrée en scène. C’est qu’au regard de ses avances tournées vers Estelle et de sa haine des hommes, cette résignation sensible dans la voix et les regards d’Elsa Lepoivre renverse la réception du personnage et la teneur de ses propos : mais cette apparente résignation suscite une angoisse existentielle plus marquée et plus piquante que ne l’aurait fait une posture mordante et provocatrice. Le double renversement opéré dans l’interprétation des rôles de Garcin et Inès, entraîné par Thierry Hancisse et Elsa Lepoivre, transcende subtilement le projet esthétique d’Anne Kessler tout en tirant de la pièce de Sartre une émotion toute singulière. Anna Cervinka, quant à elle, réussit à créer dans Estelle une bourgeoise drôlement conventionnelle préoccupée par l’image donnée aux autres.

      Malgré le peu de temps dont elle disposait, Anne Kessler a proposé une création remarquable de Huis clos de Sartre tout en parvenant à lui donner, sur le plan théâtral, une vibration existentielle renfermée dans le texte mais rarement exploitée avec une telle sensibilité dramatique. On ne peut ainsi que déplorer l’impossibilité de voir cette création jouée en présentiel dans une salle de théâtre.

https://www.youtube.com/watch?v=rZ6jRT22A0w
Huis clos de Jean-Paul Sartre, direction artistique par Anne Kessler, Comédie-Française 2021.

Comédie-Française : Mithridate

      Samedi 20 février, la Comédie-Française a diffusé sur sa chaîne YouTube la version lecture de Mithridate de Jean Racine dans le cadre de son projet mené en partenariat avec France-Culture « L’Intégrale Racine » (>). Il s’agit d’une réalisation particulière, première d’une série pour ce grand classique français, créée dans un studio sans spectateurs en raison de la crise sanitaire.

      Contrairement à la création du Tartuffe et de L’École des femmes qui voient plusieurs comédiens réunis autour d’une ou deux tables et qui ont également fait l’objet de captations, celle de Mithridate connaît une évolution notable : les comédiens se retrouvent cette fois-ci dans le studio 104 de Radio-France, debout, devant les micros, comme pour enregistrer une émission, accompagnés dans leur performance vocale par une guitare électrique. Ce n’est pas vraiment du théâtre comme dans le cas de la captation d’un spectacle joué dans une salle : les comédiens restent habillés dans leurs vêtements de tous les jours et ne se déplacent généralement que pour prendre la parole ― ils prêtent simplement leur voix aux personnages qui parlent. Ils s’emploient à une sorte de lecture expressive sans avoir tout à fait appris le texte, puisqu’ils s’appuient sur celui-ci tout au long de la séance enregistrée chaque fois d’un seul trait. Il ne s’agit pas non plus d’une improvisation parce que les comédiens se préparent en amont et que la séance est soumise à un projet artistique mis en œuvre par un sociétaire, Éric Ruf pour Mithridate. On l’a bien vu avec L’École des femmes : la lecture expressive de cette pièce de Molière relève de plusieurs choix dramaturgiques tant soit peu discutables, ceux du débit, de la tonalité, de la mimique, des gestes. Il s’agit donc d’une interprétation qui propose une relecture subjective du texte dramatique : L’École des femmes ne s’est ainsi pas vue présentée comme une pièce comique, la performance lecture ayant mis l’accent sur sa dimension pathétique au sens esthétique du terme. Il en va de même pour Mithridate, bien que sa réalisation ne joue pas autant sur la tension entre plusieurs tonalités possibles que sur l’instauration d’une ambiance particulière. L’objectif de telles réalisations audio filmées est, pour la Comédie-Française, de garder le lien avec les spectateurs en manque de théâtre et de s’approprier les auteurs classiques d’une autre manière.

Mithridate, Comédie-Française, 2021
Mithridate, Comédie-Française, enregistrement réalisé le 17 février 2021.

      Cette démarche esthétique est originale quant à la réception du texte dramatique. La performance lecture donne d’emblée la primauté à la manipulation et à la résonance du verbe, ce qui, dans le cas de Racine, produit un effet saisissant. L’enregistrement filmé stimule l’attention plus facilement qu’une simple diffusion audio parce qu’il permet de voir la manière dont cette performance lecture est réalisée dans l’intimité la plus étroite des comédiens réunis pour donner une nouvelle vie à une pièce de théâtre. Ceux-ci savent qu’ils sont filmés et qu’ils seront vus ultérieurement. Ils sont alors voués à dire leur partition textuelle le mieux possible tout « débarrassés » qu’ils sont, en l’occurrence, des artifices de la mise en scène habituelle. Ils ont même droit à l’erreur parce qu’ils restent eux-mêmes et qu’ils ne sont pas tenus de faire semblant d’être autres pour susciter l’illusion théâtrale : ils n’ont qu’une semaine pour s’entraîner à la création de leur personnage. Ils confrontent maintenant cette création réalisée comme un travail préparatoire en vue d’une mise en scène qui n’aura finalement pas lieu dans ses conditions habituelles. Le téléspectateur, invité à y assister de derrière son écran, peut ainsi avoir l’impression de pénétrer au plus profond de la fabrique du théâtre. Mais il n’y a pas que ce côté voyeuriste qui attire curieusement l’ouïe et le regard. Une telle performance audio filmée, bien que diffusée en différé, intéresse paradoxalement aussi par son aspect plus réaliste que ne l’aurait peut-être fait la captation d’une représentation de la pi-ce. Les comédiens adoptent certes une posture et des gestes en harmonie avec la psychologie de leur personnage mais on les saisit à ce moment singulier où ils ne le représentent pas tout à fait : ils se laissent en quelque sorte surprendre en train d’endosser leur rôle. Leurs habits civils, l’absence de décors et de maquillage, le studio, les micros, les câbles, tout rappelle au spectateur qu’il voit les comédiens exécuter une performance lecture en dehors de tout appareil scénographique producteur d’illusion théâtrale. Ce qui fortifie l’aspect réaliste relève également du fait que toutes les bévues sont gardées telles quelles, alors qu’un comédien sur scène les aurait spontanément cachées sans que le spectateur s’en aperçoive. La fiction cède ici la place à l’image d’une réalité authentique. La performance lecture enregistrée a donc l’air plus naturelle que la captation d’un spectacle filmé dans une salle. La différence entre les deux est considérable : si la seconde a un intérêt mémoriel, la première est conçue pour être diffusée à l’écran.

« Le texte pur, allégé de toute représentation savante ou décalée, porté par les comédiens fildeféristes, entre lecture et incarnation, donne à ce théâtre des qualités d’objectivité rares. […] Copeau disait de Racine qu’il était un auteur radiophonique, on sait du moins que ce théâtre, à son origine, devait avoir maille à partir avec l’oratorio. Nous y sommes. »
Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française
 

      Comme le constate Éric Ruf, le théâtre racinien se passe sans problème de tout dispositif scénique qui le force souvent à entrer dans des tendances dramaturgiques à la mode. La sobriété de la mise en scène favorise, dans son cas, le surgissement le plus épuré de la passion sublimée à travers le verbe. La réalisation audio filmée de Mithridate s’inscrit pleinement dans cette démarche d’épuration scénographique. Les comédiens, sans être vraiment identifiés aux personnages, laissent parler ceux-ci à travers leur corps sans aucun autre apprêt majeur que les modulations incantatoires de leur voix qui portent les passions exacerbées des héros douloureusement éprouvés par des circonstances et aux prises aussi bien avec le destin qu’avec eux-mêmes. Au cœur de la triple trajectoire du roi déchu et de ses deux fils se trouve en effet la princesse Monime dont ils recherchent éperdument les faveurs et ce, dans un contexte politique incertain d’alliance et de trahison en rapport avec l’hégémonie indétrônable de Rome. Ravagé par sa passion pour Monime, Mithridate cherche, le temps d’un bref simulacre de paix, à éliminer celui de ses deux fils qui, pendant son absence, lui aurait ravi le cœur de celle dont il n’arrive pas à se faire aimer. Son retour inattendu redouble la rivalité entre le fils traître et le fils fidèle quant à leur position envers l’ennemi romain mais aussi dans leur amour « interdit » pour Monime. La réalisation audio-filmée de Mithridate parvient précisément à instaurer une tension passionnelle dans sa plus grande abstraction poétique et à la faire littéralement résonner dans un dispositif sonore qui assigne à cette tragédie une coloration dramatique empreinte d’un vertige existentiel.

      MONIME :
Et toi, qui de ce cœur, dont tu fus adoré,
Par un jaloux destin fus toujours séparé,
Héros, avec qui même, en terminant ma vie,
Je n’ose en un tombeau demander d’être unie,
Reçois ce sacrifice, et puisse en ce moment
Ce Poison expier le sang de mon Amant.
Jean Racine, Mithridate, V, 2.
 

      Ce qui crée cet effet de vertige tient, en plus de la profération incantatoire du vers racinien, à l’accompagnement musical original d’une guitare électrique. Cette bande sonore a été spécialement conçue et composée par Olivier Mellano qui l’interprète par intermittence en direct. Elle ne l’emporte jamais sur le texte, elle l’enveloppe de l’extérieur en soulignant les moments passionnels les plus intenses à travers des séries variées de vibrations répétées. Elle accentue par exemple la dimension tragique de l’aveu que Monime fait de son amour à Xipharès à la fin de l’acte II ou les déclarations désespérées de Pharnace opposé à son père au milieu de l’acte III. Elle amène ainsi une atmosphère inquiétante en plongeant notamment les deux « amants » poursuivis par Mithridate dans une angoisse existentielle, puisque ses tonalités laissent chaque fois présager de façon allusive un danger imminent. Au cours de l’acte V, elle se fait cependant de plus en plus discrète, au fur et à mesure que l’action s’achemine vers un dénouement tant soit peu heureux, pour instaurer progressivement une ambiance de féerie au regard de la promesse du mariage concerté entre Monime et Xipharès. La bande musicale qui ne cesse de revenir en écho à certains propos rythme de plus le déroulement de l’action de telle sorte qu’elle forme des transitions fluides non seulement entre les différents actes mais aussi entre certaines scènes : elle les laisse se terminer dans des retentissements sonores qui prolongent une intensité passionnelle effervescente. Comme un fil à coudre, elle assure l’assemblage harmonieux de l’action dramatique déployée au moyen de la parole qui acquiert ainsi une résonance irrésistible. Elle confère enfin à cette action à sujet antique une dimension atemporelle précisément parce que son pouvoir organique met en avant le conflit passionnel qui répond à la véracité de la logique universelle des passions et qui s’émancipe aisément de son arrière-fond historique. La bande musicale conçue par Olivier Mellano fonctionne donc comme un opérateur poétique qui propulse la tragédie de Racine vers les hautes sphères d’une esthétique du sublime.

      Dans les premiers « rôles » du quatuor matrimonial, on retrouve les comédiens bien connus : Hervé Pierre (Mithridate), Marina Hands (Monime), Alexandre Pavloff (Pharnace) et Benjamin Lavernhe (Xipharès). Ils créent chacun un personnage individualisé tant grâce aux modulations habiles de leur voix qu’à travers les gestes dont ils accompagnent leur performance. La voix de baryton d’Hervé Pierre empreinte en l’occurrence d’une certaine douceur fielleuse souligne le double caractère de Mithridate en proie à un amour jaloux et à une soif de vengeance. Ses inflexions brusques qui contrastent avec la profération plus allongée des syllabes accentuées par d’autres comédiens semblent révélatrices du double jeu passionnel de son personnage. Monime de Marina Hands est quelque peu sombre et renfermée, sans doute parce qu’obligée de se marier avec Mithridate à contrecœur. Mais Marina Hands sait s’emporter à des moments clés et montrer la passion bridée qui anime son personnage, comme lorsque Monime se laisse prendre au piège en révélant au roi son amour pour Xipharès. Elle ménage des surprises palpitantes dans ce contraste entre une fière maîtrise de soi et une expression authentique de la passion. Comme Marina Hands, Benjamin Lavernhe crée, pour Monime, un amant ténébreux au regard de l’urgence tragique d’agir et de dissimuler ses vrais sentiments : la coloration grave de sa voix donne à entendre un Xipharès sûr de lui-même et de ses convictions, qui ne se laisse pas déstabiliser par les révélations les plus surprenantes (les aveux de Monime) et qui maîtrise stoïquement son paraître. Alexandre Pavloff, enfin, prête à Pharnace, fils rebelle de Mithridate, des gestes expressifs et des réactions impulsives qui accentuent son caractère traître et effronté. Chaque personnage acquiert ainsi une épaisseur vocale propre à l’individualiser au-delà des distinctions physiologiques ordinaires.

      La création audio filmée de Mithridate par la Comédie-Française et France-Culture est une entreprise réussie pour le plus grand plaisir des spectateurs privés de la fréquentation des salles de spectacle. Mais elle permet également de faire réfléchir à la manière de jouer le théâtre de Racine et de susciter un nouvel intérêt pour cette œuvre magistrale de la littérature classique. Elle relève bel et bien la beauté irrésistible du texte racinien, en l’occurrence celle de la pièce préférée de Louis XIV.

 

https://www.youtube.com/watch?v=g7HmmIxlSug

Comédie-Française : Hors la loi

      Hors la loi, jouée au Théâtre du Vieux-Colombier, est une création contemporaine de la Comédie-Française (>). La pièce a été écrite et mise en scène avec succès par Pauline Bureau en mai 2019.

      Hors la loi est une pièce sur les droits des femmes dans les années soixante-dix. Elle aborde plus précisément la condition de la femme à travers la question de l’avortement interdit en France jusqu’en 1975 (Loi Veil). S’il s’agit d’une revendication désormais acquise sur le plan législatif et amplement acceptée par la société, l’action dramatique a bien le mérite de la replacer dans son contexte historique et d’attirer l’attention des spectateurs sur quelques personnages emblématiques liés à la lutte pour l’émancipation des femmes. Les pièces qui les choisissent pour héroïnes ne sont pas nombreuses, du moins pas celles vraiment inscrites dans l’histoire du théâtre. Une relecture moderne de L’École des femmes de Molière permet éventuellement de souligner l’oppression et la manipulation dont la femme était une victime dans la société de l’Ancien Régime. La Colonie de Marivaux, malgré les revendications portées par des femmes intéressées à partager le pouvoir avec les hommes, contribue davantage à les tourner en ridicule à cause de leurs désaccords purement comiques. Quelques répliques de Marceline dans Le Mariage de Figaro dénoncent vigoureusement, elles aussi, la condition oppressante de la femme. Le premier grand auteur moderne qui s’y intéresse avec sérieux est Henrik Ibsen : Maison des poupées et Hedda Gabler sont même devenues les chefs-d’œuvre absolus de la veine réaliste de l’époque et continuent d’être régulièrement reprises dans le monde entier. Il y en a certainement d’autres, mais arrive-t-on à les citer de mémoire ? Le plus souvent, la question des droits ou de l’égalité des femmes est traitée de manière comique dans des pièces de boulevard qui, après leur création, tombent dans l’oubli. On salue ainsi l’entreprise dramatique de Pauline Bureau qui a su aborder le sujet avec intelligence grâce à un travail de recherche consciencieux. Si sa mise en scène reste classique, elle interpelle les spectateurs à travers une histoire vraie qui mêle la sphère privée à une lutte socio-politique d’envergure nationale.

      L’action de Hors la loi se noue autour d’une double intrigue complémentaire : celle de l’histoire d’une jeune fille de quinze ans qui, violée lors d’une mauvaise rencontre, se fait clandestinement avorter. Cette histoire se poursuit ensuite au tribunal de Bobigny en 1972, dès lors que Marie-Claire Chevalier dénoncée par son violeur décide de se faire défendre par Gisèle Halimi, célèbre avocate et figure du féminisme en France. En conséquence, la scénographie, toute réaliste, s’appuie sur un double espace : l’appartement des Chevalier, avec quelques ouvertures vers l’extérieur entrevu grâce à un store remonté à l’occasion et la salle du procès. Le premier, étroit et intime, contraste avec le second, tout comme l’action sur le plan dramatique, au regard de la dimension spectaculaire qu’il acquiert quand cette action se déplace à la barre. L’appartement exigu et sombre des Chevalier est aménagé de manière hyperréaliste : de gauche à droite, on observe un placard de cuisine, une porte donnant dans la chambre de la mère, un grand store devant lequel sont installées deux chaises et une table, puis une porte d’entrée et celles qui mènent à la salle de bain et à la chambre d’enfant. Une scène de transition entre l’action déroulée chez les Chevalier et celle qui a lieu au tribunal amène ensuite le spectateur dans la salle de réunion où quelques signataires du Manifeste des 343 expliquent à un journaliste leurs revendications quant au droit à l’avortement. Le décor de la salle de procès se réduit, quant à lui, à la barre à laquelle comparaissent les accusées et les témoins convoqués et au bureau de Gisèle Halimi. Au fond, derrière un rideau sporadiquement éclairé, on aperçoit les silhouettes de celles et ceux qui interviennent au cours du procès. Les parois de la salle aménagée avec sobriété servent d’écran sur lequel sont projetées des vidéos tournées lors des manifestations des féministes dans les années soixante-dix. Cette scénographie avec une vue frontale sur les accusées et les témoins impose aux spectateurs le point de vue du président du tribunal qu’on ne voit pas ― sa voix est simplement diffusée dans les haut-parleurs. Un tel traitement de l’espace scénique les laisse ainsi juger eux-mêmes la cause des Chevalier défendue par Gisèle Halimi tout en donnant la primauté au déroulement de l’action et à la portée des propos plutôt qu’il n’accapare leur attention sur un aspect matériel.

      L’action et la mise en scène jouent beaucoup sur l’émotion. Au lever du rideau, Marie-Claire âgée de soixante ans se met à raconter, non sans hésitations, son histoire dont les conséquences ont bouleversé la société française. La comédienne Martine Chevalier qui l’interprète instaure d’emblée une complicité intime avec les spectateurs pour partager avec eux autant sa douleur que sa victoire. Son regard introspectif qui a pour effet de cautionner la véracité des faits les amène dans l’appartement de son enfance brisée : la joie initiale de deux sœurs choyées par une mère célibataire issue d’un milieu modeste se transforme rapidement en cauchemar. Mais l’action ne verse ni dans un pathétique outré ni dans aucune autre surenchère, elle expose avec retenue les circonstances qui ont conduit Marie-Claire et sa mère à la barre des accusées. Tout se passe sans agitation, dans un certain calme amené par des silences et des scènes en partie muettes : des regards fuyants, des gestes confus, des attitudes embarrassées suggèrent mieux qu’un flot de paroles ou de cris superflus le déchirement vécu par la mère et par sa fille aînée. L’art de la suggestion met alors en valeur ce talent des comédiens de montrer des émotions fortes grâce à un jeu maîtrisé. Coralie Zahonero crée une mère attachante parce que compréhensive et aimante : on admire la réserve élégante avec laquelle elle prend pour sienne la douleur de sa fille. Claire de La Ruë du Can représente l’adolescente dévastée en soulignant, par des gestes incertains et par un regard comme halluciné, le bouleversement violent qu’elle vit.

Hors la loi, Comédie-Française, 2020.

      Si la première partie met l’accent sur le déploiement lent de l’histoire, l’action prend une autre dynamique dès l’entrée en scène des féministes déterminées à défendre les Chevalier coûte que coûte. En plus de Gisèle Halimi, on remarque en particulier Simone de Beauvoir et Delphine Seyrig qui prennent la parole au cours du procès pour dénoncer l’injustice faite aux femmes privées du droit de disposer de leur corps. Interprétée par Danièle Lebrun, Simone de Beauvoir rappelle sa position sur le sentiment de maternité opportunément stimulé par les hommes intéressés à dominer les femmes. Deux figures masculines se présentent, à leur tour, à la barre pour appuyer cette lutte pour le droit à l’avortement : le député Michel Rocard et le professeur Jacques Monod. S’il s’agit des figures symboliquement représentées grâce à des clichés de vêtements ou de paroles, la scène de procès introduit plusieurs points de vue extérieurs ― philosophiques, sociaux, politiques ou biologiques ― sur la question tout en attirant l’attention sur les persécutions subies par des femmes issues du milieu modeste parce que les seules poursuivies faute de moyens pour aller se faire avorter à l’étranger. Si ces témoignages sont inspirés de ceux qui ont été prononcés au cours du procès de Bobigny, la plaidoirie implacable de Gisèle Halimi est reprise dans son intégralité. C’est Française Gillard qui l’interprète fidèlement en imitant remarquablement ses intonations et ses gestes : elle fait revivre la célèbre avocate sur la scène du Vieux-Colombier avec une telle authenticité qu’elle convainc les spectateurs placés en position de juges comme s’ils étaient dans une vraie salle d’audience.

      Hors la loi de Pauline Bureau est un spectacle frappant tout en restant classique. La mise en scène affecte les spectateurs non seulement à travers la teneur bouleversante du sujet, mais aussi grâce à l’émotion qu’elle suscite sans basculer dans un pathos excessif. Elle nous rappelle que ce qui nous paraît aujourd’hui aller de soi a été acquis au prix de centaines de milliers de mortes et de vies brisées.

Comédie-Française : Le Côté de Guermantes

      Le Côté de Guermantes présentée à la Comédie-Française (>) est une adaptation réussie du troisième tome d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. C’est Christophe Honoré qui, au théâtre Marigny, porte à la scène l’univers de la belle époque rêvée par Marcel. C’était un événement théâtral très attendu de cette nouvelle saison d’autant plus que le spectacle aurait dû être créé en avril dernier.

      Au regard de sa teneur mondaine sublimée dans le personnage d’Oriane de Guermantes, Le Côté de Guermantes se prête peut-être mieux au passage à la scène que les autres tomes de La Recherche. Les soirées chez la marquise de Villeparisis et chez les Guermantes sont en effet de longues scènes brodées dans un tissu romanesque enrichi par les réflexions de Marcel que l’on peut lire au sens large comme des essais sur la formation du personnage-narrateur. D’autres passages dialogués s’approchent également de l’écriture dramatique (sans l’être pour autant), comme les échanges entre Marcel et son ami Robert de Saint-Loup qui ont lieu en garnison à Doncières, comme ceux entre Marcel et le marquis de Norpoix sur Berma et la représentation de Phèdre évoquées dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, ou comme ceux entre Marcel et le baron de Charlus qui tente de le séduire. Le Côté de Guermantes n’est pas ainsi, au premier abord, dépourvu d’une certaine dimension dramatique. Mais l’action romanesque tient en réalité à ces faits revenus à l’esprit du personnage-narrateur qui donnent l’impulsion à une activité mémorielle qui les fait comme revivre dans sa conscience. La frontière entre une attente enthousiaste et une déception rapide, pour les fins connaisseurs de Proust, est ainsi infime parce qu’il est absolument impossible de transposer au théâtre, telle quelle, cette activité cérébrale constitutive d’une intrigue romanesque à travers des souvenirs, intrigue romanesque qui n’est que secondaire dans la mesure où elle sert à dévoiler les replis les plus intimes de la vie intérieure de Marcel. Quelques six cents pages obligent enfin tout metteur en scène à faire des choix pour tailler dans le texte une action dramatique susceptible de convaincre aussi bien les lecteurs de Proust que les spectateurs qui viennent le découvrir. Christophe Honoré risque donc beaucoup en s’attaquant au chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle considéré comme sacré et intouchable par les admirateurs inconditionnels de Proust. Son choix dramaturgique semble pourtant rationnel : le metteur en scène ne s’aventure pas sur une pente symboliste et n’aspire pas à une adaptation fidèle restée à fleur du texte ; il mêle en revanche certaines scènes tirées du récit à une scénographie à moitié belle époque (décors) à moitié rock-and-roll (accompagnement musical). Il opère une double jonction singulière : d’abord, entre deux époques clinquantes, réputées heureuses dans l’histoire du XXe siècle, puis, entre une œuvre intouchable et une lecture personnelle. Ce n’est donc pas à une prétendue adaptation du Côté de Guermantes que l’on assiste, mais bel et bien à l’idée que s’en fait Christophe Honoré. Ce n’est qu’en acceptant cette manipulation partiale qu’un lecteur de Proust peut adhérer à sa transposition, sûrement discutable, pour l’apprécier à travers le jeu enchanteur des Comédiens-Français.

Le Côté de Guermantes par Christophe Honoré, Comédie-Française, 2020 © Jean-Louis Fernandez

      La conception dramatique du Côté de Guermantes imaginée par Christophe ©Honoré repose sur l’entrée de Marcel dans la société mondaine et la déception qui s’ensuit assez rapidement. La fascination initiale pour la duchesse et ceux qu’elle fréquente s’émousse en effet à la suite de deux soirées, la première chez la marquise de Villeparisis et la seconde chez les Guermantes honorés par la visite de la princesse de Parme. Issu de la petite bourgeoisie parisienne, Marcel, pour être reçu, sollicite son ami Robert qu’il va voir à Doncières pour lui demander d’intervenir auprès de sa tante Oriane. Il reste néanmoins bien en retrait, ne parvenant pas à entrer dans le jeu débridé des apparences et de la médisance à l’œuvre entre les habitués. Il en devient un spectateur discret et étonné, ne sachant pas se saisir d’occasions pour briller à travers des mots d’esprit ou des réponses rapides, ni répondre aux avances du baron de Charlus. Il est enfin rassuré par Swann apparu à la fin pour annoncer sa mort prochaine : la duchesse sort du lot dans cet univers prétentieux et médiocre tout en disparaissant dans les jardins des Champs-Élysées, entraînée par son mari pour participer à un nouveau dîner.

      La mise en scène de Christophe Honoré ne se contente cependant pas de montrer en raccourci ce cheminement frustré du jeune homme, elle propose une interprétation explicite de certaines relations plus ambiguës en matière d’homosexualité par exemple. La question ne se pose pas vraiment pour le baron de Charlus, plaisamment interprété par Serge Bagdassarian grâce à des postures affectées : son secret sur ses préférences pour les jeunes hommes sera révélé dans Sodome et Gomorrhe. Les yeux se portent en particulier sur l’amitié privilégiée de Marcel et Robert de Saint-Loup. Christophe Honoré les rend plus proches l’un de l’autre que ne l’avait peut-être voulu Proust, dès lors que Stéphane Varupenne (Marcel) et Sébastien Pouderoux (Robert) discutent de l’art militaire enlacés autour d’un feu dans une intimité explicite tout en restant purs amis. Les regards énigmatiques de la duchesse et les reproches adressés à Marcel sur sa timidité laissent, d’autre part, transparaître son attirance discrète pour le jeune homme. Le duc de Guermantes imbu de suffisance a enfin l’air idiot. Christophe Honoré fait ainsi des choix qui nous renseignent davantage sur sa propre réception du Côté de Guermantes et, sans doute, sur son expérience avec l’entrée dans le show-biz dont le fonctionnement étroit de l’entre-soi reproduit le même type de comportement fondé sur le paraître et le sentiment d’autosatisfaction.

 

      Dans ces conditions, la scénographie mise en place peut sans problème amalgamer plusieurs éléments disparates pour les transcender dans une œuvre unique par un acte créateur original. La scène représente un hall décoré dans le style art nouveau avec un côté Guermantes et un côté Proust, respectivement côté jardin et côté cour. Le faux mur de fond ainsi que les parois latérales imitent les châssis marbrés, incrustés de boiseries blanches ou de grands miroirs. Ceux-ci permettent aux personnages de se voir et d’être vus tout en favorisant le jeu des parades mondaines. Les trois portes d’entrée en bois brun foncé les amènent à se rencontrer parfois au gré des hasards ou même des intrusions fâcheuses (Legrandin). Celle du fond, surmontée de verres jaunes disposés en demi-cercle, s’ouvre parfois sur le jardin environnant le théâtre Marigny pour donner spectaculairement sur les Champs-Élysées. Dans l’axe principal salle/scène, le spectateur se trouve dès lors ébloui par quelques entrées et sorties des personnages qui continuent à converser à l’extérieur sous le soleil radiant d’un après-midi endimanché. On y retrouve sans doute un clin d’œil à cette promenade nocturne où le baron de Charlus cherche aussi bien à instruire Marcel sur le Monde qu’à le séduire comme il le fera avec Morel dans Sodome et Gomorrhe. Le sol même constitué d’un carrelage éclatant, identique à un échiquier noir et blanc, renforce l’impression que la vie des personnages tient à un réseau de connaissances contrôlé en l’occurrence par le duc et la duchesse qui sélectionnent leurs invités tout en éliminant les raseurs et les fâcheux afin de préserver la haute réputation des soirées Guermantes. Le grand hall se transforme ainsi, tout au long de l’action, en un lieu de rencontres diverses et variées pour montrer le caractère superficiel de ce monde clinquant décadent. La scénographie reproduit sur le plan matériel le côté brillant de la société noble qui attire par son train de vie luxueux.

      La duchesse de Guermantes incarnée par Elsa Lepoivre est le personnage clé qui concentre tous les regards. On le mesure d’emblée sur le nombre de robes très élégantes qui l’habillent, alors que les autres personnages portent un seul costume tout au long de la pièce. Elsa Lepoivre l’interprète en lui prêtant des postures décontractées, relevées par un débit de parole extrêmement rapide. Elle crée une mondaine noble sûre de sa position sociale et de sa valeur. Ce qui la sauve du ridicule aux yeux de Marcel, c’est son importante culture personnelle dans tous les domaines de l’art, sentiment confirmé par Swann. Elsa Lepoivre qui excelle dans son rôle de façon absolument remarquable la sublime par son jeu en parvenant littéralement à provoquer la même fascination romanesque que celle de Marcel. Contrairement à sa femme, le duc de Guermantes se ridiculise, sans s’en douter, plusieurs fois non seulement à travers des maladresses, mais aussi à travers la prononciation désinvolte et les manières guindées que lui donne Laurent Laffite. La diction habituelle des Comédiens-Français cède ainsi le pas à une façon de parler moins conventionnelle, ce qui contraste au reste avec les subjonctifs de l’imparfait que l’on dénombre dans les propos. Tous les comédiens s’emparent enfin brillamment de leur rôle tout en reproduisant à travers leur excellent jeu le clinquant de la société qu’ils étalent sous les yeux des spectateurs. Saluons particulièrement la création très touchante du personnage de Swann par Loïc Corbery.

      Comme dans certains films de Christophe Honoré, la musique représente un enjeu dramatique majeur tant dans certains discours des personnages que sur le plan scénique. Le premier contraste avec le second dans la mesure où Christophe Honoré fait le choix de la musique moderne. Au lever du rideau, Stéphane Varupenne dans le rôle de Marcel prend une guitare électrique installée sur scène pour ouvrir l’action symboliquement sur la célèbre chanson de Cat Stevens Lady d’Arbanville, alors que la duchesse de Guermantes apparaît pour traverser la scène. On entendra la même chanson après le départ de la princesse de Parme alors même que la duchesse se met maladroitement à danser tout en essayant de retenir Marcel désillusionné par la soirée qui vient de s’achever chez les Guermantes. Son admiration pour Oriane restée prisonnière des prérogatives de son rang social s’empreint ainsi d’une légère amertume mélancolique : elle prend alors une nouvelle forme, moins enthousiaste et plus rationnelle, véhiculée par l’entrée émouvante de Swann qui sera ponctuée par Nights in White Satin de The Moody Blues. La tonalité résolument mélancolique des choix musicaux va amplement dans le sens de la nostalgie qui laisse percevoir la déception d’un monde rêvé, peut-être à l’image de l’expérience de Christophe Honoré qui y apporte ainsi une touche personnelle. Évoquons enfin ce moment pathétique de la fin de la soirée chez la marquise de Villeparisis lorsque Dominique Blanc qui l’interprète délicieusement chante avec Robert de Saint-Loup Que sont devenues les fleurs.

      La création du Côté de Guermantes est un véritable événement théâtral de cette saison tant par la manipulation de l’intrigue que par son aspect scénique cohérent et harmonieux. Malgré les réserves qu’elle peut susciter chez certains spectateurs, Christophe Honoré l’a conçue et réalisée avec beaucoup d’élégance pour nous procurer le plaisir de passer un moment exquis en compagnie des Comédiens-Français prêts à interpréter tous types de rôles.

Le Côté de Guermantes par Christophe Honoré, Comédie-Française, 2020 © Jean-Louis Fernandez

Pour écouter l’interview donnée, pour FranceCulture, par Dominique au sujet du Côté de Guermantes mis en scène par Christophe Honoré, suivre ce lien.