Comédie-Française : Huis clos

      Dans le cadre du projet « Théâtre à la table », Anne Kessler a proposé une version lecture audio-visuelle de la pièce de Jean-Paul Sartre Huis clos avec, dans les rôles titres, Thierry Hancisse (Garcin), Elsa Lepoivre (Inès) et Anna Cervinka (Estelle). Réalisé le 16 avril 2021 après quatre jours de répétition, l’enregistrement a été diffusé samedi le 17 sur la chaîne YouTube de la célèbre maison de Molière.

      Créée en 1944 au théâtre du Vieux-Colombier, Huis clos résonnait à l’époque avec les événements liés à l’Occupation nazie de la France, qu’il s’agît de la situation des soldats envoyés sur un champ de bataille et voués à la mort ou de celle de la population bloquée dans une attente angoissée de fin de la guerre. Aujourd’hui, la pièce résonne avec la crise sanitaire que traverse depuis plusieurs mois l’humanité confinée chez elle selon les hauts et les bas de l’évolution d’une épidémie interminable. Aussi polémique ou paradoxale qu’elle paraisse au sein de l’œuvre sartrienne, Huis clos ne perd pas de son actualité au regard des interrogations soulevées pour les hommes confrontés à des questions existentielles. Huis-clos parle en effet de l’enfermement de trois personnages coincés dans un salon érigé symboliquement en cellule d’un enfer bien compartimenté : un publiciste, une employée des postes et une jeune bourgeoise se retrouvent à jamais réunis à la suite de leur mort récente. Tous coupables d’une certaine manière et exposés au jugement des autres, ils « vivent » les premiers moments de leur emprisonnement métaphysique qui les conduit à une douloureuse et lente introspection collective. Ils sont d’emblée conscients que leur situation est définitive, même s’ils essaient de s’échapper au cours de l’action en raison des tensions survenues entre eux. Un tel agencement de l’intrigue ne manque pas de susciter l’embarras chez les spectateurs dans la mesure où plusieurs aspects de cette intrigue semblent incohérents ou absurdes notamment pour ce qui en est de la représentation figurée et de la visée morale de cet enfer plus philosophique que religieux (la question de Dieu ou de la rédemption n’est posée à aucun moment de l’action). Si on peut bien imaginer le début de la séquestration infligée aux trois damnés, on a pourtant du mal à accepter sur le plan humain qu’elle puisse être envisagée dans l’atemporalité : une fois les aveux faits, sans aucun repentir, et suivis de la structuration des relations impossibles entre les trois personnages, la projection de leur état dans la durée sans issue provoque un vertige métaphysique. C’est comme obliger le spectateur à penser malgré lui l’attente d’une fin qui n’aura pas de fin et ce, dans un enfermement intolérable avec autrui et dans un rapport ambigu au corps sans corps. La pièce de Sartre dépasse ainsi toute résonnance avec des réalités historiques ancrées dans le temps et soumises au changement précisément parce qu’aucune d’entre elles ne peut être définitive. Plusieurs questions dramaturgiques se posent alors pour sa création.

« J’avais envie d’un travail concentré, d’un travail plus intime. J’avais aussi envie d’une pièce qui ne perdrait pas trop à la lecture. Je m’imaginais que la lecture pouvait apporter quelque chose… quelque chose tout court. […] J’avais très envie d’une lecture, mais après je me suis concentrée sur la lecture pour en faire un spectacle, car c’est quand même pour être vu. »
Anne Kessler, dans Quelle Comédie !, épisode 26
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      Contrairement à une habituelle lecture faite autour d’une table dans un studio, Anne Kessler opte, dans sa création de Huis-clos, pour un aménagement singulier de l’espace de jeu qui fait penser à un véritable parti pris scénographique. Selon ce qu’en laisse voir la caméra, on comprend que les trois personnages principaux assis chacun derrière une table ne sont pas disposés de manière à ce que leurs regards se croisent : les trois tables séparées par un espace conséquent sont installées en position frontale, comme si les comédiens se trouvaient face à une salle remplie de spectateurs. Les tables, noires, sont pourvues chacune d’une petite lampe à abat-jour en tissu rouge, ce qui représente sans doute un vague clin d’œil au « salon style Second Empire » mentionné dans la didascalie initiale. Au fond, derrière les comédiens, se dressent plusieurs escabeaux en bois brun foncé qui symbolisent probablement la descente aux enfers. Mais les personnages ne semblent pas avoir accédé à leur cellule par ces escabeaux parce qu’on décèle côté cour une porte latérale près de laquelle se tient le garçon qui les y introduit un à un sans jamais l’ouvrir. Au supposé lever du rideau, tous les comédiens sont en effet déjà installés à leur place respective, leur entrée en scène étant signifiée par un simple éclairage qui s’allume pour découvrir leur présence. Cet éclairage tamisé qui tend vers le rouge orange contraste en même temps avec les costumes noirs dont les coupes sont tout à fait classiques : une chemise en manches retroussées pour Garcin, un chemisier sans manches et à décolleté plongeant pour Estelle et un chemisier à manches plus discret pour Inès. Cette fois-ci, les comédiens n’apparaissent pas dans leur tenue ordinaire : ils sont maquillés, ils portent tous un chapeau noir, leurs habits sont harmonisés, pour donner à leur performance une unité organique avec l’espace scénique. Tous ces éléments constitutifs de la scénographie concourent ainsi à suggérer le sentiment d’enfermement des trois personnages dans un lieu semi-obscur coupé du monde des vivants. Le déroulement de la performance qui peut paraître paradoxale à certains égards conforte ce sentiment.

Huis clos de Jean-Paul Sartre, direction artistique par Anne Kessler.
Huis clos de Jean-Paul-Sartre, direction artistique par Anne Kessler, Comédie-Française 2021.

      Tout au long de l’action, les comédiens restent assis, face à la caméra, sans se regarder, ce qui ne relève pas des conditions de réalisation de l’enregistrement destiné à une diffusion télévisuelle : on avait précédemment vu les comédiens performeurs bouger, se lever, se croiser, s’approcher, s’éloigner ou partir. Il s’agit en l’occurrence d’un choix dramaturgique assumé et porteur de significations déjà partiellement évoquées. Les trois comédiens du Huis clos d’Anne Kessler, alors assis chacun séparément derrière sa table, s’entendent parler, ils se répondent ou se taisent en se prenant la tête entre les mains selon les indications données par le texte mais ils ne se déplacent pas ni n’interagissent autrement que par le biais d’un échange verbal. Enfermés ensemble dans une cellule d’enfer, chacun reste de plus enfermé dans le coin d’où il s’exprime, d’où les comédiens lisent leur texte de façon ostensible en soulevant les feuilles une par une et en tenant soulevée la feuille lue. Certains propos amènent ainsi des situations paradoxales voire absurdes parce qu’ils traduisent des interactions physiques qui n’ont pas lieu sur le plan scénique, par exemple lorsqu’Inès tente de séduire Estelle ou lorsque Garcin et Estelle sont censés s’embrasser ou aller vers la porte pour quitter la cellule. Ils restent pourtant immobiles : Thierry Hancisse, Elsa Lepoivre et Anna Cervinka continuent simplement à lire leur texte de façon posée sous une lumière tamisée, comme s’ils étaient privés de l’usage de leur corps charnel. Anne Kessler semble curieusement avoir résolu un des grands paradoxes du texte de Sartre : comment les trois personnages décédés peuvent-ils avoir des relations charnelles, alors que leur corps est supposé anéanti au niveau physiologique ? Certes, sur le plan théâtral, les comédiens ne peuvent pas escamoter le leur ; mais le texte nous apprend à l’entrée en scène de Garcin qu’une brosse à dent lui est inutile dans cet autre monde, qu’on n’y mange pas ni ne dort ; de même, un coupe-papier n’a pas autre signification que celle de son inutilité métaphysique parce qu’il ne peut porter aucune atteinte à un être sans corps en chair et en os. Le spectateur a l’impression de regarder interagir trois consciences conventionnellement incarnées par les comédiens attablés, trois consciences séquestrées dans un non-temps et dans un lieu pour le moins fantastique. Sans être représentés concrètement, les faits physiques sont ici le fruit de désirs et de fantasmes des trois morts conceptualisés à travers le verbe. Les choix dramaturgiques d’Anne Kessler aboutissent ainsi à une solution scénique convaincante qui renvoie les trois personnages à leur propre enfermement et le texte à sa propre absurdité, ce qui confère à ce dernier une cohérence dont il semblait manquer.

ESTELLE ― Qu’est-ce que tu fais ?
GARCIN ― Je m’en vais.
INES, très vive. ― Tu n’iras pas loin : la porte est fermée.
GARCIN ― Il faudra bien qu’ils l’ouvrent.
Il appuie sur le bouton de sonnette. La sonnette ne fonctionne pas.
ESTELLE ― Garcin !
INES, à Estelle. ― Ne t’inquiète pas ; la sonnette est détraquée.
GARCIN ― Je vous dis qu’ils l’ouvriront. (Il tambourine contre la porte.) Je ne peux plus vous supporter, je ne peux plus.
 

      Quant à la performance des comédiens proprement dite, elle peut représenter une nouvelle source de paradoxes. Elle peut étonner dans la mesure où elle ne correspond pas tout à fait à l’idée que l’on peut se faire, à la lecture du texte, de Garcin et Inès en particulier. Le premier, on se l’imagine plus timoré, moins sûr de lui, que ne nous le montre la posture virile de Thierry Hancisse qui donne à Garcin une assurance et une confiance appuyées grâce à sa voix de baryton en ne laissant transparaître qu’une peur relative : avec le Garcin créé par Thierry Hancisse, le spectateur a l’impression d’avoir en face de lui un personnage pragmatique et droit dans ses bottes, bien qu’en proie, à un moment donné, à un doute existentiel quant à sa fuite et quant à l’interprétation qu’en tirent les vivants après sa mort. Inès, on se la représente au contraire plus effrontée dans ses gestes et dans ses réactions directes que ne nous le fait voir l’interprétation d’Elsa Lepoivre, empreinte d’une certaine douceur : la comédienne crée en apparence un personnage moins vigoureux que résigné, ce qui peut d’ailleurs s’expliquer par la parfaite lucidité d’Inès observée dès son entrée en scène. C’est qu’au regard de ses avances tournées vers Estelle et de sa haine des hommes, cette résignation sensible dans la voix et les regards d’Elsa Lepoivre renverse la réception du personnage et la teneur de ses propos : mais cette apparente résignation suscite une angoisse existentielle plus marquée et plus piquante que ne l’aurait fait une posture mordante et provocatrice. Le double renversement opéré dans l’interprétation des rôles de Garcin et Inès, entraîné par Thierry Hancisse et Elsa Lepoivre, transcende subtilement le projet esthétique d’Anne Kessler tout en tirant de la pièce de Sartre une émotion toute singulière. Anna Cervinka, quant à elle, réussit à créer dans Estelle une bourgeoise drôlement conventionnelle préoccupée par l’image donnée aux autres.

      Malgré le peu de temps dont elle disposait, Anne Kessler a proposé une création remarquable de Huis clos de Sartre tout en parvenant à lui donner, sur le plan théâtral, une vibration existentielle renfermée dans le texte mais rarement exploitée avec une telle sensibilité dramatique. On ne peut ainsi que déplorer l’impossibilité de voir cette création jouée en présentiel dans une salle de théâtre.

https://www.youtube.com/watch?v=rZ6jRT22A0w
Huis clos de Jean-Paul Sartre, direction artistique par Anne Kessler, Comédie-Française 2021.