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Odéon : La Ménagerie de verre

      Après plusieurs annulations ou reports, La Ménagerie de verre mise en scène par Ivo van Hove au théâtre de l’Odéon pour le début mars 2020 a été remise à l’affiche le 25 mai 2021 (>). On retrouve dans le rôle de la mère la merveilleuse Isabelle Huppert pour laquelle ce rôle est une véritable fête.

      La Ménagerie de verre (The Glass Menagerie, 1944), qui est une des premières pièces de Tennessee Williams, est déjà un de ses chefs-d’œuvre. Pour cette pièce intime présentée par le personnage du fils comme un souvenir, le dramaturge américain débutant s’inspire de la situation de sa propre famille tout en redessinant des relations complexes entre Amanda et ses deux enfants, Tom et Laura. Chaque personnage vit enfermé dans un univers sublimé qu’il protège à sa manière : Laura, infirme et en manque de confiance chronique, chérit une collection de bibelots en verre ; Tom rêve d’une vie d’aventure en passant des soirées entières à regarder des films au cinéma ; Amanda, quant à elle, vit accrochée à l’âge d’or de sa jeunesse passée. C’est de cet arrière-plan familial que se dégage discrètement toute une problématique sociale liée autant au désir d’une ascension pour les uns qu’à la déception ou au désœuvrement pour d’autres. Si Amanda souhaite une réussite professionnelle pour ses enfants tous les deux en échec tout en essayant de stimuler leurs ambitions éteintes, seul le fils travaille, sans état d’âme, dans une usine pour pourvoir aux besoins de la famille délaissée par le père parti en voyage et disparu depuis sans autre trace qu’une carte postale laconique envoyée du Mexique. En plus d’un triple drame humain façonné avec une rare finesse, l’action se déroule ainsi sur le fond des tensions sociales qui affectent les classes moyennes des années 30 gagnées par l’espérance illusoire d’une vie meilleure. Le dramaturge ordonne le déroulement de l’action en le pensant avec une telle précision psychologique que la moindre erreur de mise en scène risque de la déséquilibrer et de la rendre lourde. Pour réussir à monter une pièce de Tennessee Williams, et d’autant plus La Ménagerie de verre qui se joue dans l’intimité la plus étroite de trois personnages, tout travail de création scénique exige la même précision dans son interprétation. Pour ne pas basculer dans un mélodrame boulevardier, aucun droit à la négligence ou à la précipitation n’est accordé à celui qui s’y hasarde. Ivo van Hove met ainsi avec pertinence l’accent sur le caractère « intérieur » de la pièce tout en l’inscrivant dans une scénographie singulière. L’attention qu’il sait porter au moindre détail était dans son cas une promesse de réussite. Et le célèbre metteur en scène flamand ne déçoit pas : il est parvenu à créer, grâce à sa rigueur, une mise en scène empreinte d’une remarquable poésie scénique qui convainc le spectateur de sa justesse.

« Avec La Ménagerie de verre, j’ai découvert un monde sans héroïsme visible, habité par des personnages fragiles, là où Un Tramway nommé Désir présente un monde brutal. Les Wingfield sont pleins de doutes, de cicatrices, de secrets. Chacun des trois se retire dans son propre monde. »
Ivo van Hove, La Ménagerie de verre, Théâtre de l’Odéon, 2021
 

      Comme l’indique le texte, la scène représente l’appartement d’Amanda et de ses enfants. Seule la cuisine située dans un renfoncement côté jardin, délimitée par un plateau bar, se démarque du reste : c’est un espace presque exclusivement occupé par Amanda, rares étant les moments où d’autres personnages y pénètrent comme le fait Tom lors d’une violente dispute au début de l’action. Une sorte de coin chambre côté cour semble symboliquement réservé à Laura : on y remarque quelques coussins, une couverture, un tourne-disque et un espace de rangement fait dans le mur pour la ménagerie de verre. Tom ne dispose curieusement d’aucun endroit intime, et c’est également lui qui sort le plus souvent par l’escalier d’incendie du milieu, ce qui semble préfigurer son désir d’émancipation et sa fuite finale. L’escalier d’incendie qui sert d’entrée dans l’appartement et une fenêtre placée à côté suggèrent vaguement un extérieur prometteur d’une vie meilleure. Le devant de la scène, enfin, représente occasionnellement une terrasse où les personnages sortent pour discuter ou rêver au clair de lune. La hauteur a par ailleurs été considérablement réduite pour accentuer l’intimité de l’appartement, si bien que le spectateur a l’impression d’avoir sous les yeux une sorte de cage oblongue. Une telle impression est renforcée par le fait que le sol et les murs sont entièrement recouverts d’un tissu fourrure marron aux esquisses superposées du visage obsédant du mari et père disparu. Si cette scénographie étonnante devient pleinement révélatrice de la vie intime des personnages, elle s’impose surtout comme une réminiscence figurative de la mémoire de Tom, composée des éléments les plus significatifs susceptibles de constituer une fresque-souvenir. Ivo van Hove répond par-là à la volonté du dramaturge exprimée par Tom dans son monologue du début de l’action : offrir au spectateur « la vérité affublée du masque plaisant de l’illusion ». Ce monologue initial, accompagné d’un tour de magie, opère en même temps un retournement esthétique pour introduire le spectateur dans une réalité théâtrale présentée pour ce qu’elle est : un récit-rétrospectif, ce qui permet de faire passer la fiction pour une vérité extériorisée sur scène. C’est Antoine Reinartz dans le rôle de Tom qui sert ici de passeur.

« L’action n’est qu’un souvenir et n’a par conséquent rien de réel. La mémoire se permet beaucoup de licences ; elle omet certains détails et en exagère d’autres suivant le caractère plus ou moins sentimental des souvenirs, ce qui est naturel puisqu’elle a son siège dans notre cœur. L’intérieur de l’appartement est donc sombre et poétique. »
Tennessee Williams, La Ménagerie de verre, I, 1, didascalie initiale.
 

      Les comédiens transcendent l’espace de jeu en le transformant en un cocon protecteur baigné d’illusions malgré la misère de la famille évoquée dans de nombreuses répliques. Ils ont su lui insuffler, sous les yeux ébahis d’un spectateur touché, une chaleur humaine suggérée d’abord avec ambiguïté par le marron du tissu fourrure. La poésie de plusieurs scènes, entérinée par un éclairage tamisé et une bande musicale de fond, l’imprègne de cette impression d’un bonheur évanescent que l’on sait qu’il ne pourra pas durer une fois la pièce terminée et ce, du moment que Tom révèle à Jim invité pour être présenté à Laura qu’il compte partir, quitte à laisser sa mère et sa sœur sans ressources. Cette belle scène où Amanda, réconciliée avec son fils et confiante en ses capacités, l’incite à faire un vœu au clair de lune s’empreint a posteriori d’une émouvante ironie tragique : bras dessus, bras dessous, Amanda et Tom, assis sur le devant de la scène, ont les yeux rivés sur le fond de la salle, d’où vient la lumière, dans une complicité touchante.

AMANDA, sanglotant. — C’est l’excès de dévouement qui a fait de moi une… une sorcière. Quand je pense que je me rends insupportable à mes propres enfants.
TOM. — Non, pas du tout.
AMANDA. — Je me tracasse tant, je ne dors pas, et cela me rend nerveuse.
TOM, avec douceur. — Je comprends.
AMANDA. — Voilà des années que je suis seule à lutter. Mais tu es mon bras droit, mon chevalier servant. Ne tombe pas, je t’en prie, ne faillis pas à ta tâche.
TOM, avec douceur. — Je fais de mon mieux, maman.
AMANDA, débordante d’enthousiasme. — Toute peine trouve sa récompense. Tu réussiras, j’en suis sûre ! (Cette perspective optimiste lui coupe le souffle.) Mais voyons, tu… tu es un garçon plein de talent. D’ailleurs mes deux enfants sont des natures exceptionnelles.
Tennessee Williams, La Ménagerie de verre, I, 4.
 

      Le moment particulièrement intense représente le tête-à-tête entre Jim et Laura passé à la bougie à cause d’une coupure d’électricité intervenue à la suite d’une facture non payée par Tom : la pénombre mêlée au doux crépitement de gouttes de pluie retenues dans des pots disposés sur le sol suscite une émotion élevée lors de ces quelques instants exquis vécus par Laura décomplexée par les propos de Jim. Justine Bachelet a su donner à Laura l’allure d’une jeune fille fragile grâce à la coloration grave de sa voix et ses gestes timides, alors que Cyril Guei crée, à travers son personnage, un excellent cliché qui correspond à la représentation stéréotypée d’un jeune américain issu du milieu ouvrier mais confiant en son avenir : ses yeux brillants, sa voix posée et sa posture assurée donnent à ce Jim de Cyril Guei un indéniable charme qui attire les jeunes filles. Les ombres entraînées par les corps des deux comédiens ainsi que des reflets venant des figurines de verre subliment ainsi les confidences des deux personnages dans une acmé pittoresque imprégnée d’une profonde tristesse. La révélation précédente des fiançailles de Jim avec une certaine Betty rend cependant le bonheur de Laura quelque peu amer tout en alertant le spectateur sur son caractère cruellement illusoire à travers toute la splendeur figurative de cette scène qu’on espère voir durer sans fin.

Isabelle Huppert, dans La Ménagerie de verre, Odéon 2021.
Isabelle Huppert, dans La Ménagerie de verre, Théâtre de l’Odéon, 2021.

      Isabelle Huppert, quant à elle, crée une mère douée d’une énergie infernale relevée d’un remarquable sens de la repartie : son débit rapide, sa voix pénétrante et ses gestes à la fois souples et maîtrisés l’imposent comme un habile chef de famille qui tient le ménage. Son Amanda persuade qu’elle domine Tom et Laura non seulement à travers la teneur de ses répliques, mais surtout grâce à une sorte de surprésence omnipotente de la comédienne. Son excellente interprétation de la mère naît enfin de cette impression que l’on ne parvient pas à savoir si les manipulations d’Amanda sont pleinement conscientes ou si elles font simplement partie du tempérament extroverti de la mère : un délicieux doute persiste qui ne permet de trancher à aucun moment du spectacle. Isabelle Huppert donne le meilleur de son talent dans la création de son personnage pour tenir en haleine le spectateur enchanté tout au long de la représentation.

      La Ménagerie de verre d’Ivo van Hove s’est fait attendre pendant de longs mois pour être enfin littéralement offerte aux spectateurs, comme par magie, à l’occasion de la réouverture des théâtres : la qualité de la mise en scène et l’excellence de tous les comédiens ont ainsi ménagé une émotion intense augmentée par le plaisir de retrouver les salles.

Comédie-Française : Huis clos

      Dans le cadre du projet « Théâtre à la table », Anne Kessler a proposé une version lecture audio-visuelle de la pièce de Jean-Paul Sartre Huis clos avec, dans les rôles titres, Thierry Hancisse (Garcin), Elsa Lepoivre (Inès) et Anna Cervinka (Estelle). Réalisé le 16 avril 2021 après quatre jours de répétition, l’enregistrement a été diffusé samedi le 17 sur la chaîne YouTube de la célèbre maison de Molière.

      Créée en 1944 au théâtre du Vieux-Colombier, Huis clos résonnait à l’époque avec les événements liés à l’Occupation nazie de la France, qu’il s’agît de la situation des soldats envoyés sur un champ de bataille et voués à la mort ou de celle de la population bloquée dans une attente angoissée de fin de la guerre. Aujourd’hui, la pièce résonne avec la crise sanitaire que traverse depuis plusieurs mois l’humanité confinée chez elle selon les hauts et les bas de l’évolution d’une épidémie interminable. Aussi polémique ou paradoxale qu’elle paraisse au sein de l’œuvre sartrienne, Huis clos ne perd pas de son actualité au regard des interrogations soulevées pour les hommes confrontés à des questions existentielles. Huis-clos parle en effet de l’enfermement de trois personnages coincés dans un salon érigé symboliquement en cellule d’un enfer bien compartimenté : un publiciste, une employée des postes et une jeune bourgeoise se retrouvent à jamais réunis à la suite de leur mort récente. Tous coupables d’une certaine manière et exposés au jugement des autres, ils « vivent » les premiers moments de leur emprisonnement métaphysique qui les conduit à une douloureuse et lente introspection collective. Ils sont d’emblée conscients que leur situation est définitive, même s’ils essaient de s’échapper au cours de l’action en raison des tensions survenues entre eux. Un tel agencement de l’intrigue ne manque pas de susciter l’embarras chez les spectateurs dans la mesure où plusieurs aspects de cette intrigue semblent incohérents ou absurdes notamment pour ce qui en est de la représentation figurée et de la visée morale de cet enfer plus philosophique que religieux (la question de Dieu ou de la rédemption n’est posée à aucun moment de l’action). Si on peut bien imaginer le début de la séquestration infligée aux trois damnés, on a pourtant du mal à accepter sur le plan humain qu’elle puisse être envisagée dans l’atemporalité : une fois les aveux faits, sans aucun repentir, et suivis de la structuration des relations impossibles entre les trois personnages, la projection de leur état dans la durée sans issue provoque un vertige métaphysique. C’est comme obliger le spectateur à penser malgré lui l’attente d’une fin qui n’aura pas de fin et ce, dans un enfermement intolérable avec autrui et dans un rapport ambigu au corps sans corps. La pièce de Sartre dépasse ainsi toute résonnance avec des réalités historiques ancrées dans le temps et soumises au changement précisément parce qu’aucune d’entre elles ne peut être définitive. Plusieurs questions dramaturgiques se posent alors pour sa création.

« J’avais envie d’un travail concentré, d’un travail plus intime. J’avais aussi envie d’une pièce qui ne perdrait pas trop à la lecture. Je m’imaginais que la lecture pouvait apporter quelque chose… quelque chose tout court. […] J’avais très envie d’une lecture, mais après je me suis concentrée sur la lecture pour en faire un spectacle, car c’est quand même pour être vu. »
Anne Kessler, dans Quelle Comédie !, épisode 26
Pour regarder l’émission, cliquer sur ce lien.
 

      Contrairement à une habituelle lecture faite autour d’une table dans un studio, Anne Kessler opte, dans sa création de Huis-clos, pour un aménagement singulier de l’espace de jeu qui fait penser à un véritable parti pris scénographique. Selon ce qu’en laisse voir la caméra, on comprend que les trois personnages principaux assis chacun derrière une table ne sont pas disposés de manière à ce que leurs regards se croisent : les trois tables séparées par un espace conséquent sont installées en position frontale, comme si les comédiens se trouvaient face à une salle remplie de spectateurs. Les tables, noires, sont pourvues chacune d’une petite lampe à abat-jour en tissu rouge, ce qui représente sans doute un vague clin d’œil au « salon style Second Empire » mentionné dans la didascalie initiale. Au fond, derrière les comédiens, se dressent plusieurs escabeaux en bois brun foncé qui symbolisent probablement la descente aux enfers. Mais les personnages ne semblent pas avoir accédé à leur cellule par ces escabeaux parce qu’on décèle côté cour une porte latérale près de laquelle se tient le garçon qui les y introduit un à un sans jamais l’ouvrir. Au supposé lever du rideau, tous les comédiens sont en effet déjà installés à leur place respective, leur entrée en scène étant signifiée par un simple éclairage qui s’allume pour découvrir leur présence. Cet éclairage tamisé qui tend vers le rouge orange contraste en même temps avec les costumes noirs dont les coupes sont tout à fait classiques : une chemise en manches retroussées pour Garcin, un chemisier sans manches et à décolleté plongeant pour Estelle et un chemisier à manches plus discret pour Inès. Cette fois-ci, les comédiens n’apparaissent pas dans leur tenue ordinaire : ils sont maquillés, ils portent tous un chapeau noir, leurs habits sont harmonisés, pour donner à leur performance une unité organique avec l’espace scénique. Tous ces éléments constitutifs de la scénographie concourent ainsi à suggérer le sentiment d’enfermement des trois personnages dans un lieu semi-obscur coupé du monde des vivants. Le déroulement de la performance qui peut paraître paradoxale à certains égards conforte ce sentiment.

Huis clos de Jean-Paul Sartre, direction artistique par Anne Kessler.
Huis clos de Jean-Paul-Sartre, direction artistique par Anne Kessler, Comédie-Française 2021.

      Tout au long de l’action, les comédiens restent assis, face à la caméra, sans se regarder, ce qui ne relève pas des conditions de réalisation de l’enregistrement destiné à une diffusion télévisuelle : on avait précédemment vu les comédiens performeurs bouger, se lever, se croiser, s’approcher, s’éloigner ou partir. Il s’agit en l’occurrence d’un choix dramaturgique assumé et porteur de significations déjà partiellement évoquées. Les trois comédiens du Huis clos d’Anne Kessler, alors assis chacun séparément derrière sa table, s’entendent parler, ils se répondent ou se taisent en se prenant la tête entre les mains selon les indications données par le texte mais ils ne se déplacent pas ni n’interagissent autrement que par le biais d’un échange verbal. Enfermés ensemble dans une cellule d’enfer, chacun reste de plus enfermé dans le coin d’où il s’exprime, d’où les comédiens lisent leur texte de façon ostensible en soulevant les feuilles une par une et en tenant soulevée la feuille lue. Certains propos amènent ainsi des situations paradoxales voire absurdes parce qu’ils traduisent des interactions physiques qui n’ont pas lieu sur le plan scénique, par exemple lorsqu’Inès tente de séduire Estelle ou lorsque Garcin et Estelle sont censés s’embrasser ou aller vers la porte pour quitter la cellule. Ils restent pourtant immobiles : Thierry Hancisse, Elsa Lepoivre et Anna Cervinka continuent simplement à lire leur texte de façon posée sous une lumière tamisée, comme s’ils étaient privés de l’usage de leur corps charnel. Anne Kessler semble curieusement avoir résolu un des grands paradoxes du texte de Sartre : comment les trois personnages décédés peuvent-ils avoir des relations charnelles, alors que leur corps est supposé anéanti au niveau physiologique ? Certes, sur le plan théâtral, les comédiens ne peuvent pas escamoter le leur ; mais le texte nous apprend à l’entrée en scène de Garcin qu’une brosse à dent lui est inutile dans cet autre monde, qu’on n’y mange pas ni ne dort ; de même, un coupe-papier n’a pas autre signification que celle de son inutilité métaphysique parce qu’il ne peut porter aucune atteinte à un être sans corps en chair et en os. Le spectateur a l’impression de regarder interagir trois consciences conventionnellement incarnées par les comédiens attablés, trois consciences séquestrées dans un non-temps et dans un lieu pour le moins fantastique. Sans être représentés concrètement, les faits physiques sont ici le fruit de désirs et de fantasmes des trois morts conceptualisés à travers le verbe. Les choix dramaturgiques d’Anne Kessler aboutissent ainsi à une solution scénique convaincante qui renvoie les trois personnages à leur propre enfermement et le texte à sa propre absurdité, ce qui confère à ce dernier une cohérence dont il semblait manquer.

ESTELLE ― Qu’est-ce que tu fais ?
GARCIN ― Je m’en vais.
INES, très vive. ― Tu n’iras pas loin : la porte est fermée.
GARCIN ― Il faudra bien qu’ils l’ouvrent.
Il appuie sur le bouton de sonnette. La sonnette ne fonctionne pas.
ESTELLE ― Garcin !
INES, à Estelle. ― Ne t’inquiète pas ; la sonnette est détraquée.
GARCIN ― Je vous dis qu’ils l’ouvriront. (Il tambourine contre la porte.) Je ne peux plus vous supporter, je ne peux plus.
 

      Quant à la performance des comédiens proprement dite, elle peut représenter une nouvelle source de paradoxes. Elle peut étonner dans la mesure où elle ne correspond pas tout à fait à l’idée que l’on peut se faire, à la lecture du texte, de Garcin et Inès en particulier. Le premier, on se l’imagine plus timoré, moins sûr de lui, que ne nous le montre la posture virile de Thierry Hancisse qui donne à Garcin une assurance et une confiance appuyées grâce à sa voix de baryton en ne laissant transparaître qu’une peur relative : avec le Garcin créé par Thierry Hancisse, le spectateur a l’impression d’avoir en face de lui un personnage pragmatique et droit dans ses bottes, bien qu’en proie, à un moment donné, à un doute existentiel quant à sa fuite et quant à l’interprétation qu’en tirent les vivants après sa mort. Inès, on se la représente au contraire plus effrontée dans ses gestes et dans ses réactions directes que ne nous le fait voir l’interprétation d’Elsa Lepoivre, empreinte d’une certaine douceur : la comédienne crée en apparence un personnage moins vigoureux que résigné, ce qui peut d’ailleurs s’expliquer par la parfaite lucidité d’Inès observée dès son entrée en scène. C’est qu’au regard de ses avances tournées vers Estelle et de sa haine des hommes, cette résignation sensible dans la voix et les regards d’Elsa Lepoivre renverse la réception du personnage et la teneur de ses propos : mais cette apparente résignation suscite une angoisse existentielle plus marquée et plus piquante que ne l’aurait fait une posture mordante et provocatrice. Le double renversement opéré dans l’interprétation des rôles de Garcin et Inès, entraîné par Thierry Hancisse et Elsa Lepoivre, transcende subtilement le projet esthétique d’Anne Kessler tout en tirant de la pièce de Sartre une émotion toute singulière. Anna Cervinka, quant à elle, réussit à créer dans Estelle une bourgeoise drôlement conventionnelle préoccupée par l’image donnée aux autres.

      Malgré le peu de temps dont elle disposait, Anne Kessler a proposé une création remarquable de Huis clos de Sartre tout en parvenant à lui donner, sur le plan théâtral, une vibration existentielle renfermée dans le texte mais rarement exploitée avec une telle sensibilité dramatique. On ne peut ainsi que déplorer l’impossibilité de voir cette création jouée en présentiel dans une salle de théâtre.

https://www.youtube.com/watch?v=rZ6jRT22A0w
Huis clos de Jean-Paul Sartre, direction artistique par Anne Kessler, Comédie-Française 2021.

Théâtre de l’Atelier : Crise de nerfs

      Crise de nerfs, mise en scène par Peter Stein au Théâtre de l’Atelier (>), est un spectacle unique composé de trois pièces en un acte d’Anton Tchekhov : Le Chant du cygne, Les Méfaits du tabac et Une demande en mariage.

      Cet assemblage singulier de trois petites pièces peu jouées par les grands et les moyens théâtres paraît tout à fait surprenant. On les voit plutôt interprétées par les troupes amateurs ou par les petites scènes parce qu’elles sont trop courtes pour constituer un spectacle de soirée et parce qu’on ne joue plus aujourd’hui une petite pièce à la suite d’une grande. On les considère de plus comme des farces et même comme les essais du grand Tchekhov encore inexpérimenté dans le domaine du théâtre. Elles semblent doublement manquer de sérieux pour qu’un metteur en scène prenne le risque de les présenter. Ce sont pourtant des textes dramatiques de circonstance écrits avec bravoure, chacun abordant différents aspects tirés de la vie quotidienne. La Chant du cygne est le quasi monologue d’un acteur vieillissant tenu devant une salle vide après le départ des spectateurs. Les Méfaits du tabac représentent une pseudo-conférence sur le tabagisme, assurée par un homme fragile en proie à des angoisses à répétition en raison de la position dominante de sa femme au sein de son couple. Une demande en mariage est un dialogue déjanté entre une fille à marier et son prétendant qui ne parvient pas à exprimer sa demande à cause d’un trouble nerveux pathologique. Aussi différentes qu’elles paraissent sur le plan dramatique, les trois pièces ont en commun le fait d’exploiter le déséquilibre psychologique d’un personnage dans un rapport à soi, dans un rapport distancié à un ensemble de plusieurs personnes ou dans un rapport étroit à autrui, d’où sans doute le choix du titre unificateur Crise de nerfs. L’attention dans ces trois textes courts est ainsi moins portée sur le contenu narratif que sur l’expression de ce déséquilibre, c’est-à-dire sur la correspondance exacte entre une situation de crise et son interprétation physique sur scène. Sur le plan dramaturgique, Le chant du cygne, Les Méfaits du tabac et Une demande en mariage relèvent du théâtre de performance dans la mesure où le succès d’un tel spectacle repose ici sur la seule habileté du comédien à intéresser les spectateurs privés d’une histoire susceptible de les affecter et de suppléer à une éventuelle déception entraînée par un jeu peu convaincant. C’est sans doute la raison pour laquelle Peter Stein se tourne, pour sa mise en scène de Crise de nerfs, vers Jacques Weber réputé, entre autres, pour l’interprétation des rôles comiques.

Crise de nerfs, mise en scène par Peter Stein, Théâtre de l’Atelier.
Crise de nerfs, mise en scène par Peter Stein, Théâtre de l’Atelier, 2020.

      La scénographie imaginée par Peter Stein se distingue au premier abord par son caractère conventionnel : la scène représente un lieu de théâtre réaliste relevé par quelques décors simples. Dans Le Chant du cygne, l’espace scénique laissé tel quel, une fois que les décors d’un supposé spectacle ont été remontés, se constitue naturellement en espace dramatique : alors que les lumières restent éteintes, les murs rasés du fond de la scène servent de cadre au comédien vieillissant amené à se rappeler, comme dans un ultime « chant », les meilleures années de sa brillante carrière. Dans Les Méfaits du tabac, la scène se transforme en une salle de conférence montée grâce à un pupitre installé devant la rampe et grâce à un grand tableau noir accroché à une paroi placée au milieu du plateau. La salle, quant à elle, prolonge l’espace scénique dans la mesure où les spectateurs interpellés par le comédien déguisé en conférencier forment un prétendu auditoire. Dans ces conditions, les enjeux dramatiques des deux textes invitent le metteur en scène à instaurer un jeu implicite entre l’absence et la présence des spectateurs : si, dans Le Chant du cygne, ceux-ci sont censés être absents et sont pourtant présents dans la salle de théâtre prise pour ce qu’elle est réellement, ils deviennent explicitement présents dans Les Méfaits du tabac pour représenter, de gré ou de force, des auditeurs. Une demande en mariage, quant à elle, dépasse ce frottement subtil entre la scène et la salle en les séparant pour nous de manière traditionnelle : au dernier lever du rideau, la scène se trouve métamorphosée en un salon kitch, meublé d’un canapé orange et de deux guéridons, pourvu de deux entrées de chaque côté. Elle se referme sur elle-même en reléguant les spectateurs à leur rôle habituel de purs spectateurs. Le traitement de l’espace scénique évolue ainsi, comme sur un plan dialectique, vers son émancipation progressive pour se clore et pour former, dans la dernière étape, un univers dramatique à part entière. Crise de nerfs de Peter Stein explore avec acuité, dans un spectacle unique, les tensions esthétiques entraînées par un rapport changeant entre la scène et la salle et, a fortiori, entre la performance et la réception. Le déroulement du spectacle oblige constamment les spectateurs à repenser ce rapport instable sans jamais les laisser en repos. Il représente une expérience dramatique inattendue dans la mesure où les spectateurs s’attendaient sans doute plus à rire aux facéties de Jacques Weber qu’à être sollicités par l’esthétique singulière de la mise en scène.

      Comme pour le traitement de l’espace et du rapport entre la scène et la salle, il en va de même pour le jeu des comédiens soumis à la même dialectique dramaturgique. On observe d’abord un certain crescendo quant à la dynamique de l’action dramatique : un cri existentiel mêlé à une confession intime dans Le Chant du cygne, un appel au secours tout aussi existentiel mais prononcé dans un épanchement public pour Les Méfaits du tabac, enfin une crise existentielle de deux jeunes gens à marier narcissiquement repliés sur eux-mêmes, une crise spectaculairement renfermée sur elle-même, dans Une demande en mariage. Cette dynamique dramatique suit de près l’émancipation de l’espace sur le plan du jeu : en l’occurrence, le comédien vieillissant Jacques Weber qui n’est qu’un autre lui-même dans Le Chant du cygne endosse le rôle d’un conférencier pour devenir un autre dans Les Méfaits du tabac, à ceci près qu’il entretient toujours une relation ambigüe avec le public présent en salle comme s’il n’était pas sûr de son rôle d’acteur ― les questions, les bévues, les chutes sont-elles jouées ou réelles ? ―, puis le rôle secondaire d’un propriétaire terrien pour devenir un autre à part entière dans Une demande en mariage. Dans ce troisième temps, Jacques Weber cède de surcroît le devant de la scène à ses deux jeunes confrères qui assurent plus que brillamment les premiers rôles. La constitution de Crise de nerfs de Peter Stein propose ainsi un spectacle dont la dynamique scénique se déploie certes en crescendo mais dont le déroulement représente, pour chacun des deux textes suivants, le dépassement dialectique d’une forme de théâtre de performance momentanément présentée aux yeux des spectateurs. Cet assemblage qu’on a dit singulier est donc pure expérience méta-dramatique véhiculée par les trois textes de circonstance qui obligent le comédien à repenser fondamentalement son rapport au théâtre plus que ne l’y conduit le rôle d’un personnage pourvu d’une plénitude psychologique. Faute de pouvoir se reposer confortablement sur la psychologie du personnage, les comédiens, Jacques Weber aussi bien que Manon Combes et Loïc Mobihan, deviennent des performers par excellence, tenus de convaincre les spectateurs sans aucun autre support que leur talent. Et les trois comédiens mentionnés sont loin d’être décevants.

      Dans Le Chant du cygne, on est touché par le retour rétrospectif et élégiaque relevé par quelques monologues ou récits célèbres (Hamlet, récit de Théramène, Lear) : c’est comme si Jacques Weber parlait en quelque sorte de lui-même, le doute et la confusion persistent même si on sait que le texte ne vient pas de lui. Dans Les Méfaits du tabac, on le retrouve dans un rôle comique, mais la tonalité satirico-métaphysique des propos et le jeu saccadé de Jacques Weber provoquent davantage un délicieux rire grinçant. Dans Une demande en mariage, on rit enfin littéralement à gorge déployée au regard des postures burlesques de Manon Combes et de Loïc Mobihan : leur interprétation de Natalia Stépanovna et d’Ivan Vassilievitch Lomov est un feu d’artifice de grimaces et de parades affectées coordonnées dans une symbiose organique entraînante ; c’est le moment de pur bonheur d’un théâtre comique fondé sur la surprise d’une performance déjantée.

      Peut-être que les trois pièces réunies par Peter Stein dans Crises de nerfs ne sont que des textes de circonstance de Tchekhov (faussement) convaincu de sa nullité dans le domaine du théâtre. La création du célèbre metteur en scène allemand présentée au Théâtre de l’Atelier nous a cependant persuadés qu’il s’agissait de textes d’une importante dimension théâtrale pour peu qu’ils soient manipulés avec intelligence.

Jacques Weber sur Crise de nerf, mise en scène par Peter Stein au Théâtre de l’Atelier, 2020.

Théâtre de la Porte-Saint-Martin : Avant la retraite

      Avant la retraite est une pièce de l’auteur autrichien Thomas Bernhard. Alain Françon s’est saisi de son texte sulfureux pour le mettre en scène au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>) dans une brillante distribution qui fait monter sur le plateau Catherine Hiegel, André Marcon et Noémie Lvovsky.

      Thomas Bernhard est un dramaturge qui n’est peut-être pas très connu en France auprès du grand public malgré sa renommée internationale. Si ses pièces suscitent pourtant un certain intérêt, leurs mises en scène ne comptent pas toujours parmi les mieux réussies. C’est peut-être parce que les textes polémiques de Thomas Bernhard sont empreints d’une dimension négative et provocatrice qui conduit des metteurs en scène à les présenter sous ce même aspect également au niveau scénographique. On peut se demander quel effet produit l’expression désespérée du dégoût du monde dans une mise en scène multipliant les symboles qui détournent le jeu, les costumes, les accessoires et les décors dans ce même sens. Toute surenchère risque en effet de provoquer un malaise fâcheux qui nous amène à considérer une telle mise en scène comme une plate caricature ne parvenant pas à se départir du texte et à le dépasser par un véritable acte créateur. Alain Françon, quant à lui, aborde Avant la retraite de Thomas Bernhard, avec rigueur et avec sérieux, dans une scénographie « classique ». Ce choix dramaturgique n’est pas pour autant une solution de facilité. Il donne au texte une force de résonnance bouleversante parce qu’il ne nous oblige pas à déchiffrer des symboles superflus qui lui tendent un miroir sur scène et qui brouillent tout. Il recentre son attention sur le verbe et sur le geste fondés sur une analyse psychologique minutieuse transposée dans une représentation pure et simple. Le texte en lui-même est suffisamment dense pour se passer aisément d’une surinterprétation déplaisante. La transparence et la simplicité mêlées au sérieux permettent ainsi de pénétrer au cœur du problème de la bien-pensance de façade, que Thomas Bernhard dénonce impitoyablement dans sa pièce sur l’exemple d’une famille saluant, en cachette et avec nostalgie, le nazisme.

Avant la retraite, mise en scène par Alain Françon, Théâtre de la Porte-Saint-Martin © Jean-Louis Fernandez

      La scène représente un salon bourgeois ordinaire, meublé avec sobriété, sans accaparer l’œil du spectateur par un aspect matériel débordant. De gauche à droite, le salon de la famille Höller ne dispose ainsi que de quelques meubles : un guéridon autour duquel est installée Clara en fauteuil roulant, un fauteuil ordinaire dans lequel vient parfois s’asseoir Véra, alors même qu’elle repasse l’uniforme nazie de leur frère sur une grande planche dressée au fond de la scène et, enfin, un grand piano à cheval entre le salon et une sorte d’alcôve qui disparaîtra au troisième acte pour laisser place à une cheminée. Au lever du rideau, la scène impressionne par un important espace qui s’étend en profondeur jusqu’au fond du plateau et en hauteur jusqu’aux cintres dissimulés par un plafond clair d’où pend un grand lustre. L’impression de hauteur est d’autre part prolongée par deux grandes fenêtres rectangulaires dont le parapet surélevé monte au niveau des épaules des comédiens. Elles laissent entrer la lumière d’une intensité variable, venant de gauche, pour éclairer davantage le côté droit tout en suggérant le hors-scène de l’espace dramatique. Cette lumière extérieure d’un après-midi finissant, comme si le temps était nuageux avec des éclaircies, pénètre nostalgiquement le salon jusqu’à ce que les stores en planches brun foncé ne recouvrent les vitres, au début du troisième acte, pour empêcher la famille, vêtue de costumes nazis, d’être vue au cours du dîner annuel du 7 octobre, le jour même de l’anniversaire du chef SS Himmler. L’impression de pureté et d’espace renforcée par la luminosité semble discrètement jouer sur l’idée cliché que l’on peut se faire d’un appartement viennois. La robe d’un rouge éclatant que porte Véra va d’autant plus dans ce sens-là que les cheveux blonds de Catherine Hiegel noués en tresse bandeau incarnent l’austérité autrichienne. Mais tous ces éléments confondus mettent avant tout l’accent sur l’enlisement du temps dans une temporalité vague, comme si le cas de la famille Höller devait tendre à la généralisation, ce qui serait au reste conforme à la teneur des discours de Thomas Bernhard. Et, pour peu qu’on substitue au nazisme une autre idéologie aberrante, l’attitude des Höller acquiert une dimension pleinement universelle.

      Le grand salon lumineux permet aux deux sœurs, Véra et Clara, attendant le retour de leur frère Rudolf, d’amener le sujet de la pièce à travers un dialogue cruel parsemé par des révélations scandaleuses sur la vie intime des Höller, famille dont le frère est un ancien officier nazi reconverti en président de tribunal mais qui continue à chérir en cachette la mémoire de Himmler. Si les textes peu dramatiques de Thomas Bernard débordent de paroles et de longs discours, Alain Françon a remédié au caractère statique d’une action essentiellement verbale en inventant un mouvement scénique qui, l’air de rien, promène discrètement le regard du spectateur à travers le salon. C’est en particulier grâce au va-et-vient du personnage de Véra chicanant sa sœur antinazie paralysée. La voix rauque de Catherine Hiegel, son regard assassin, son pas énergique et la fermeté rude que l’on observe dans sa posture confèrent à Véra un aspect diabolique jusqu’au retour tant attendu de Rudolf interprété par André Marcon. Si Véra s’adoucit un peu à la vue de son frère, Catherine Hiegel et André Marcon ne forment pas moins un couple infernal exprimant dans une complicité incestueuse aussi bien leur haine du monde industriel et des juifs que l’amour de la musique et de la nature. Cette relation malsaine, symboliquement représentée par un baiser, reste tout aussi secrète que l’adhésion à l’idéologie nazie célébrée solennellement au cours du dîner organisé autour d’une grande table dressée au milieu de la scène sous le patronage de Himmler dont le portrait se trouve sur la cheminée.

Avant la retraite, mise en scène par Alain Françon, Théâtre de la Porte-Saint-Martin © Jean-Louis Fernandez

      Le jeu des trois comédiens semble parfaitement maîtrisé, minutieusement calculé au moindre geste et à la moindre inflexion de la voix. Rien n’est laissé au hasard. Chaque comédien représente avec précision le rôle qui lui est imparti au sein de la famille. Comme le laissent entendre les discours des trois personnages, le jeu répond à la rigidité rituelle et répétitive de leur quotidien renfermé dans une promiscuité morbide. Ce jeu précis rejoint, à cet égard, la sobriété matérielle de la scénographie qui reflète avec éclat la vacuité absurde d’une vie dérisoire. Catherine Hiegel, avec une froide assurance, crée un personnage dominant qui effraie par les propos d’une cruelle franchise mêlés à l’attitude impitoyable avec laquelle elle traite sa sœur et avec laquelle elle regardera mourir Rudolf frappé d’une crise cardiaque. André Marcon dans le rôle du frère paraît comme un complice plus que parfait de Catherine Hiegel : il subjugue subrepticement autant les sœurs que le public grâce à l’allure distinguée qu’il adopte sans jamais tomber dans l’outrance. Quant à Noémie Lvovsky, elle prête discrètement son corps à Clara soumise au duo infernal, comme si sa dépendance crispée l’empêchait de s’émanciper tant sur le plan physique que sur celui des idées : muette, éteinte, impassible, le regard vide, elle assiste sans état d’âme au jeu hypocritement conformiste que livrent Rudolf et Véra à la société bien-pensante. Ce choix d’Alain Françon d’éluder toute caricature dans la scénographie et dans le jeu confère à sa mise en scène une dimension terrifiante. Si la caricature repose sur la conception intrinsèque de l’intrigue, les personnages portés à la scène ont l’air de tout faire comme des gens ordinaires.  L’ensemble a ainsi l’air tout à fait naturel, comme si l’absurdité qui se donne en spectacle était un présupposé d’emblée accepté, ce qui rend l’action scénique redoutable : cette idée qu’il peut s’agir d’une attitude standardisée d’autant plus que tout un chacun cache quelque chose devant les autres.

      Alain Françon a créé, avec Avant la retraite, un brillant spectacle qui fascine par la précision et par la justesse. Les trois comédiens excellent redoutablement dans les rôles dont ils s’emparent avec le plus grand sérieux. Le théâtre de Porte-Saint-Martin défend ainsi avec noblesse sa réputation de la première scène privée.

Théâtre de la Huchette : La Cantatrice chauve

     Ce 6 août 2020, ce fut la 19300e représentation de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Nicolas Bataille, créée le 10 mai 1950 au Théâtre des Noctambules. Depuis sa reprise le 16 février 1957, elle est jouée au Théâtre de la Huchette.

Ce 6 août 2020, quelques minutes avant La Cantatrice chauve, Théâtre de la Huchette.

     Le temps s’est en quelque sorte arrêté à la minuscule salle du Théâtre de la Huchette, juché entre des restaurants touristiques de la rue éponyme du quartier Saint-Michel, où se pressent les spectateurs sans doute moins impatients pour découvrir La Cantatrice chauve (et La Leçon, s’ils décident de voir les deux pièces jouées l’une à la suite de l’autre) que pour comprendre comment on faisait du théâtre au tout début des années cinquante. Il ne s’agit plus de La Cantatrice chauve en tant que pièce écrite par Ionesco : il s’agit avant tout de sa mise en scène historique avec les costumes et les décors dessinés par Jacques Noël en 1957 pour sa reprise, avec La Leçon, au Théâtre de la Huchette. On espère de plus que les comédiens ont conservé autant que possible les gestes et la diction de leurs prédécesseurs pour donner aux représentations actuelles une véritable touche d’authenticité historique. Car c’est pour apprécier ce « jeu à l’ancienne » que l’on se rend au Théâtre de la Huchette. Aller voir de nos jours La Cantatrice chauve de Nicolas Bataille, c’est comme voyager dans le temps. C’est de « l’archéologie théâtrale » à l’appui d’un spectacle vivant, telle qu’on souhaiterait en faire en remontant dans des époques qui ne connaissaient pas l’audiovisuel. Mais un enregistrement, quelle qu’en soit la qualité, ne vaudra jamais une représentation avec des comédiens en chair et en os et dans un cadre spatio-temporel sans écran.

Dessin tiré de l’interprétation typographique de La Cantatrice chauve par Robert Massin (1964).

      Même une bonne édition de La Cantatrice chauve, comme celle d’Emmanuel Jacquart, ne pourra jamais rendre compte de la mise en scène originelle et ce, malgré les annotations qui font état de modifications apportées par Nicolas Bataille aux didascalies contenues dans le texte de Ionesco. On décèle dans la salle et dans le jeu quelque chose d’indicible que l’écrit ne pourra jamais restituer avec autant de précisions que si on en est le témoin oculaire. Le spectateur averti aura quelques agréables surprises en confrontant le texte et la mise en scène originelle. Il découvrira le rythme prêté au déroulement de l’action et les interactions entre les comédiens qui redessinent les rapports de complicité entre les personnages de papier. Chaque nouvelle interprétation de la pièce jouera certes avec les deux éléments scéniques à sa manière, selon les sensibilités propres aux nouveaux metteurs en scène et selon les nouvelles tendances que connaît l’entreprise dramatique depuis la naissance du théâtre. Mais la mise en scène de Nicolas de Bataille a ceci de particulier que les choix faits ont été plébiscités par Ionesco lui-même comme le montre l’anecdote qui nous apprend comment le dramaturge a trouvé le nouveau titre pour la pièce qui aurait dû s’appeler L’Anglais sans peine ou L’Heure anglaise. Les comédiens perpétuent ainsi une tradition dramaturgique qui sert de repères concrets au théâtre du xxe siècle.

Je ne me souviens jamais sans plaisir des murmures de mécontentement, des indignations spontanées, des railleries, qui accueillirent l’apparition, en mai 1950, sur la scène des Noctambules, de La Cantatrice chauve. J’avais passé là une soirée extraordinairement plaisante, que les grognements et rires ironiques d’une partie des notables de l’assistance n’avaient pu que rendre plus délicieuse encore. […] Ce soir-là, ce n’est pas une fois, mais dix fois, ou quinze, ou vingt fois, que j’ai entendu ce bout de dialogue : « Mais enfin, pourquoi La Cantatrice chauve ? Aucune cantatrice n’est apparue, me semble-t-il, ma bonne amie ? — Au moins je ne l’ai pas remarquée. Et chauve ! Avez-vous vu que quelqu’un fût chauve ?… Et ce pompier ? Que vient faire là un pompier ? De qui se moque-t-on ? » Il était évident que les notables n’avaient pas « compris » ; on leur promettait une cantatrice chauve, on ne leur montrait pas de cantatrice chauve, ils se sentaient volés, ce qu’ils ne pardonnent pas : Ionesco le vit bien le lendemain. (Jacques Lemarchand, Préface de La Cantatrice chauve, dans Théâtre complet, coll. de la Pléiade, p. 3-4.)

      On se dit que rien n’a changé depuis l’installation définitive de La Cantatrice chauve et de La Leçon au Théâtre de la Huchette en 1957 ― retenons cette date dans la mesure où le texte ainsi que les décors connurent quelques remaniements entre en 1950 et 1957. Mais jouer dans les costumes et les décors d’époque ne veut nécessairement pas dire jouer comme à l’époque, ce qui rend toujours suspectes les reconstructions soi-disant historiques, même celles qui comptent parmi les plus réussies. Il faut d’emblée accepter que la mise en scène originelle ait gagné en épaisseur, non seulement du point de vue des générations des comédiens qui la portent inlassablement à la scène (aspect impossible à évaluer concrètement), mais aussi pour les générations successives des spectateurs qui l’applaudissent avec enthousiasme. Au regard de la culture générale, et au regard même de l’entrée de La Cantatrice chauve au palmarès des grands classiques du xxe siècle, les spectateurs du xxie ne peuvent plus la recevoir comme ceux du début des années cinquante : avec la même naïveté, avec le même étonnement ou avec la même incompréhension. Alors que les premières représentations n’attiraient que des amateurs curieux, ceux d’aujourd’hui assistent au même spectacle avec des attentes repassées par soixante-dix ans d’histoire au cours desquels la pratique théâtrale a considérablement évolué. Le public s’est habitué tant aux incohérences qui relèvent des textes qu’aux inventions les plus déjantées de la mise en scène. La Cantatrice chauve que l’on voit aujourd’hui ne surprend donc pas de la même manière qu’il y a sept décennies ; elle ne rencontre surtout pas l’incompréhension d’autrefois. Les comédiens font alors plus que dépoussiérer les vieux décors et rhabiller les costumes démodés avec tout ce que la pérennité de la mise en scène de Nicolas Bataille a apporté à sa réception actuelle. L’expérience de La Cantatrice chauve qui ne relève pas d’un spectacle musée s’avère authentique. L’idée d’une plongée théâtrale dans le temps reste néanmoins séduisante.

Bernard Grasset était le premier homme de lettres à prendre connaissance de mon texte : il a dit que cela ne passerait pas la rampe, que cela ne valait rien. D’autres personnes encore en ont pris connaissance, leur avis était le même. Puis, Monique Lovinesco a porté la pièce à Nicolas Bataille. Ils ont décidé que cette pièce était une pièce. Tel ne fut pas l’avis des premiers critiques pour qui, non plus, cela ne passait pas la rampe. Les spectateurs sifflaient ; ceux qui riaient disaient que cette comédie n’était pas sérieuse, que c’était justement la raison pour laquelle ils riaient d’un rire qui n’était pas un rire sérieux. […] Lorsque, en 1952, à la première reprise de cette pièce, le public arrivait, Nicolas Bataille et moi-même étions tout étonnés, inquiets. On se demandait si les gens ne se trompaient pas, s’ils ne confondaient pas le théâtre de la Huchette avec le Mogador ou le Châtelet. Ils devaient arriver, certainement, par erreur. Mais non, c’est Lemarchand qui leur avait dit de venir en faisant honte au public parisien de ne pas se précipiter à notre spectacle ; Georges Neveux avait dit la même chose dans un autre article […]. (Eugène Ionesco, Les Quinze ans de ma Cantatrice, dans Le Nouvel Observateur, 10 décembre 1964.)

      La scène représente un salon bourgeois inspiré de la période victorienne : les décors sont constitués de panneaux peints en vert gris imitant les boiseries sculptées garnies de pilastres et de rinceaux. Sur l’étroit devant de la scène sont installés, de droite à gauche, un banc en fer forgé couvert d’un coussin en velours jaune, une chaise et un tabouret de la même couleur. Une sorte de guéridon couvert d’une nappe en velours jaune, avec une lampe à huile posée dessus, se trouve dans le couloir aménagé entre deux parois qui mènent au fond de la scène pour servir d’entrée aux comédiens. Ceux-ci sont habillés dans des costumes en accord avec l’ancrage des décors au début du xxe siècle, en particulier pour la jupe haute en satin noir et un chemisier vert foncé portés par Mme Smith et pour le tailleur blanc gris aux manches bouffantes que Mme Martin accompagne d’un chapeau. Mary, la bonne, est vêtue d’un uniforme noir traditionnel et d’un tablier blanc avec un grand nœud dans le dos. Les comédiens hommes, quant à eux, portent des costumes qui vieillissent moins vite, à l’exception près du pompier dont le casque et le manteau noir en caoutchouc paraissent plus que datés. Ces éléments scénographiques font ainsi entrer le spectateur dans un univers doublement suranné.

La scénographie de La Cantatrice chauve au Théâtre de la Huchette.

      Une fois les comédiens sur scène, le spectateur est séduit par leur jeu volontairement surfait avec une telle finesse que la théâtralité a l’air tout à fait naturelle à l’action réputée autrement creuse. L’afféterie recherchée de Mme Smith (Hélène Hardouin) donne le ton dès lors que celle-ci se met à parler du dîner à M. Smith (Alain Payen) caché derrière un grand journal anglais. L’action prend aussitôt de l’envol pour s’écouler à pas saccadés, interrompue çà et là par la pendule qui sonne comme bon lui semble sans que cela dérange les deux époux. Ceux-ci mêlent au contraire des clichés à des propos contradictoires avec une telle rapidité que l’absurdité qui en ressort paraît comme allant de soi. S’il y a quelque chose de guindé dans leur posture qui double la raideur de leur dialogue insensé, ils présentent cette absurdité comme parfaitement harmonieuse, comme en symbiose avec l’univers dramatique qu’ils créent pour les spectateurs. Autant Alice s’étonne au pays des merveilles de ce qui se passe autour d’elle, autant les Smith sûrs d’eux-mêmes ne manifestent aucune suspicion à l’égard du monde qui les entoure. La confiance imperturbable aux apories du langage est la plus palpable dans le passage construit autour de l’histoire de Bobby Watson débitée comme un jeu d’escarmouche. La théâtralité subtile mise en avant par les comédiens n’apparaît plus comme artificielle dès qu’on adhère à cet univers absurde des Smith, prolongé plus loin par l’arrivée des Martin (Yvette Caldas & Christian Termis) qui se reconnaissent comme époux à la suite d’un dialogue drôlement déjanté ; la bonne (Stéphanie Chodat) et le pompier (Hédi Tarkani) y mettent enfin du leur.

      La mise en scène de Nicolas Bataille instaure d’autre part les complicités entre les personnages qui ne paraissent pas toujours implicites dans le texte de base. C’est plus évident pour les désaccords notamment dans le cas des Smith qui s’accrochent plusieurs fois au cours de l’action, en particulier à la suite de plusieurs sonneries à la porte sans qu’il y ait quelqu’un. Mme Smith qui ne veut plus aller ouvrir se fait alors gronder par son époux avec machisme tout en conservant le sens de la répartie que lui prête Ionesco dans son texte. C’est prévisible dans leur propos. Mais ce qui se noue à la marge du texte, c’est un jeu de séductions qui établit des complicités nouvelles. Les regards explicites de M. Smith souvent jetés sur Mme Martin assise à côté de lui sont les avances auxquelles l’intéressée ne répond finalement pas. La séduction qui se lit dans les gestes et les regards de Mme Smith et du pompier est en revanche réciproque. Les deux personnages installés de près l’un à côté de l’autre sont certes complices à plusieurs reprises. Mais leurs gestes et leurs regards laissent entendre que cette familiarité dépasse la longue amitié entre les Smith et le pompier engagé déjà avec la bonne (une nouvelle reconnaissance absurde aura ici lieu). Ces complicités partagées ou non confèrent à l’action une dynamique singulière passée sous silence dans les didascalies rajoutées par Ionesco lors des remaniements ultérieurs de sa pièce : elles relèvent avec virtuosité la dimension absurde inscrite dans l’action.

      La Cantatrice chauve toujours jouée au Théâtre de la Huchette relève donc d’une expérience théâtrale sans commune mesure. Cette expérience incontournable jette un regard plus qu’éclairant sur le texte conçu par Ionesco. Elle vaut d’être faite, ne serait-ce que pour le plaisir d’aller au théâtre.