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Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne

      Catherine Hiegel excelle dans la pièce de Jean-Luc Lagarce Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne mise en scène par Marcial Di Fonzo Bo à la Comédie de Caen. Partie en tournée, elle joue actuellement au Petit Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>).

      Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne se présentent comme le discours d’une Dame sur les actes civils qui règlent la vie d’un individu de la naissance à la mort. Condensées dans un texte comme elles le sont par Lagarce, elles ont l’air parfaitement rigides et étriquées, et on ne manque pas de voir dans leur application quelque chose de suranné qui fait sourire. Le récit suit le double parcours complémentaire d’un homme et d’une femme modèle en laissant en suspens des écarts possibles selon la situation de tout un chacun qui relève le plus souvent de la fortune et/ou de la mort d’un membre de la famille ― c’est une sorte de leitmotiv qui revient régulièrement perturber l’ordre des choses le plus attendu.

      Aussi plusieurs moments importants dans la vie épinglés par Lagarce font-ils l’objet des clichés les plus communs : naissance, choix du prénom, baptême, arrangement du mariage, fiançailles, contrat de mariage, mariage civil ainsi que cérémonie religieuse (remariage en cas de la disparition de l’un des deux conjoints), noces d’argent, noces d’or, mort et veuvage. La Dame en charge du monologue consacre à chacun d’eux un développement mordant qui souligne leur caractère ordonné selon les coutumes implicitement ancrées dans les consciences et par-là quasi machinalement reproduites d’une génération à l’autre. Elle s’exprime par ailleurs dans un langage parlé fondé sur des répétitions et ruptures typiques de l’oral, ce qui subvertit d’emblée cette reproduction rituelle au regard de la syntaxe harmonieuse pratiquée dans les écrits traditionnels.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      La difficulté du passage à la scène des Règles du savoir-vivre dans la société moderne tient précisément au caractère discursif et monologique de la pièce de Lagarce. Aucune indication scénique ne fournit la moindre information sur le jeu : une action ainsi qu’un rythme et une tonalité restent entièrement à inventer, ce qui est d’autant plus délicat que la comédienne qui incarne la Dame est seule sur scène sans pouvoir se reposer sur un partenaire.

Les règles du savoir-vivre dans la société moderne      C’est à cet égard que l’on apprécie le formidable travail de Marcial di Fonzo Bo et la prestance éblouissante de Catherine Hiegel. Ils ont réussi à mettre en œuvre un spectacle dynamique qui joue subtilement sur une adresse implicite faite aux spectateurs ainsi que sur la dimension didactique du propos. Si aucun geste n’est forcé, tout semble aller de soi. Si rien n’est laissé au hasard, si le jeu scénique est réglé comme la vie selon le titre programmatique, tout a l’air naturel comme la reproduction inlassable des mêmes rites sociaux. Sous la baguette de Marcial di Fonzo Bo, Catherine Hiegel propose une interprétation délicieusement subversive grâce à un apparent sérieux qu’elle donne à son personnage mais qu’elle ne cesse de miner à travers des intonations et des gestes empreints d’une ironie raffinée placée avec aplomb. Dans ces conditions, toutes les règles du savoir-vivre prennent une allure de façade et tendent un drôle de miroir aux spectateurs amusés par la dimension satirique du texte adroitement réactivée par la comédienne.

      D’une simplicité intemporelle, la scénographie situe l’action dans un hors-temps olympien en accord avec le propos à valeur universelle, cette quintessence de la vie humaine réglée par des actes obligés qui, avec des variations, sont de toute époque. Elle s’appuie sur un contraste symbolique en noir et blanc, sans doute en référence à l’expression imagée selon laquelle tout écrit fait foi : c’est écrit noir sur blanc, c’est indiscutable. Le plateau carré bien délimité par un revêtement blanc et les rideaux du fond également blancs contrastent ainsi avec les côtés et les habits noirs. Pour le costume de la Dame, un col blanc dépasse sa tunique noire tout en lui donnant un aspect austère propre aux dames aigries et revêches : la comédienne prend alors l’air de ces doyennes qui veillent au respect scrupuleux des convenances sociales et qui garantissent leur application sans faille.

      Plusieurs éléments de décor complètent cette scénographie spartiate : trois tables mobiles amenées sur scène à trois temps différents qui structurent l’action, trois grands livres qui évoquent ces anciens guides de savoir-vivre destinés aux nouveaux mariés, quelques aide-mémoires collés sur les tables et un grand bouquet de fleurs blanches introduit à l’occasion du chapitre sur les fiançailles. Aux règles condensées dans le discours de la Dame, la scénographie répond ainsi par la construction d’un espace épuré, parfaitement agencé et cohérent, en accord avec le rationalisme et la limpidité recherchés par la société bourgeoise dont la représentation se fonde sur la célébration ostentatoire des mêmes rites claniques et qui ne cesse d’affirmer par-là sa suprématie socio-politique.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      Cette scénographie, présentée sous le sceau de la limpidité, embrasse une action scénique qui ne manque  pas de mouvement et qui va jusqu’à bouleverser la rigidité de son apparence ordonnée et susciter même le sentiment de complicité. L’action est subtilement scandée suivant les actes civils grâce à des variations d’ambiance entraînées par l’utilisation rituelle de certains éléments qui les ponctuent avec une précision d’horloger. Si à chaque nouvelle étape la comédienne introduit une table ou un objet, ou si elle redispose les tables et les accessoires en s’approchant ou en s’éloignant, le début de chaque étape se trouve comme célébré par le retentissement discret, en fond sonore, d’un air baroque, qu’il soit instrumental ou chanté. Ainsi la scène des prénoms et celle du baptême sont-elles distinguées par l’introduction de la deuxième table mobile et par un nouvel air instrumental.

Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 2021 © Marek Ocenas

      Mais ces airs baroques ressurgissent ponctuellement à d’autres moments pour souligner leur solennité, comme la rencontre des prétendants au théâtre ou l’arrivée de la mariée à l’église. Les noces d’or, quant à elles, sont par exemple évoquées dans une ambiance singulière suscitée grâce à l’air Alto Giove de Propora, mais aussi à travers un éclairage tamisé qui plonge la scène dans la pénombre. Quand elle traite des enjeux du contrat de mariage, Catherine Hiegel rapproche la table de devant des spectateurs pour faire naître un sentiment de confidence soutenu par un clair-obscur obtenu grâce à un éclairage latéral. C’est de cette manière extrêmement raffinée qu’évolue la mise en voix du texte de Lagarce : elle ne cesse de relancer subtilement l’action tout en attirant le regard du spectateur sur le caractère purement construit de la société dans laquelle il vit.

      Ces variations d’ambiance sont dans le même temps reliées par une prestance infernale de Catherine Hiegel aux allures d’une grande dame douée d’un sarcasme élégant, parfaitement au courant de la supercherie ambiante des règles du savoir-vivre évoquées dans son discours. Si elle fait semblant de lire certains passages dans les trois grands livres ou sur les aide-mémoires, c’est sans doute pour signaler leur caractère amplement contraignant. Quand elle en détache les yeux, elle promène son regard à travers la salle tout en cherchant à établir un contact oculaire pour donner l’impression qu’elle s’adresse bel et bien au public : à ces moments-là, son propos et sa gestuelle persuadent qu’elle commente avec ironie les passages lus comme pour partager son expérience avec ses spectateurs. Elle décompose ainsi un texte monolithique en mettant en place une tension ingénieuse entre ses différentes parties. Cette interprétation tout à fait convaincante est enrichie par les modulations incisives de la voix appuyées par des regards pleins d’assurance et des gestes tranchants et ce, à des endroits précis, notamment dans le cas des répétitions inscrites dans le texte auxquelles elle confère une dimension sarcastique et qui suscitent alors le rire complice des spectateurs. Le bien-fondé des règles du savoir-vivre se voit ainsi copieusement remis en cause par le truchement d’une distance ironique extrêmement fine, véhiculée par celle même qui semblait vouloir attester leur validité et qui dénonce au contraire leur lourdeur pesante.

      Ce jeu de Catherine Hiegel avec le texte de Lagarce est absolument ravissant, jubilatoire, c’est un exploit théâtral, c’est un moment de pur bonheur qui déborde de virtuosité dans le geste et de justesse dans le ton. La mise en scène de Marcial di Fonzo Bo se distingue par une remarquable qualité dramaturgique qui sert brillamment le monologue de la Dame dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

Pour écouter Catherine Hiegel parler de son interprétation des Règles du savoir-vivre dans la société moderne lors d’une interview accordée à FranceCulture, suivre ce lien.

Théâtre des Bouffes du Nord : Oh Les Beaux Jours !

      Peter Brook et Marie-Hélène Estienne reviennent au théâtre des Bouffes du Nord (>) avec une nouvelle mise en lecture, cette fois-ci celle de la pièce de Samuel Beckett Oh Les Beaux Jours ! C’est Kathryn Hunter et Marcello Magni qui apparaissent dans les rôles de Winnie et Willy. Cette mise en lecture se démarque de mises en scène figuratives et s’inscrit pleinement dans les recherches des deux réalisateurs sur le rapport espace-temps. Avec cette nouvelle création d’Oh Les Beaux Jours !, ils renouvellent certes une expérience passée, mais celle-ci prend une autre dimension esthétique sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord au regard des enjeux matériels de ce lieu mythique.

      Oh Les Beaux Jours ! (1963) compte aujourd’hui parmi les plus grands classiques du XXe siècle. Cette pièce, tout aussi déroutante que les précédentes du même auteur, ne déroute plus comme à l’époque de ses premières créations. Les spectateurs se sont déjà familiarisés avec le théâtre de l’absurde en s’habituant aux intrigues vidées d’histoires épiques. Aller voir du Beckett, c’est s’y plier en connaissance de cause : c’est accepter sans ambages d’aller voir une pièce sur rien, si ce n’est sur la vacuité et l’insignifiance de la condition humaine déclinée sur les actes les plus banals qui la caractérisent. Les personnages restent bel et bien des humains doués de toutes les capacités habituelles propres aux humains : ils sont, ils regardent, ils parlent, ils bougent, ils ont mal ou ils rient. Leur mise en vie fictive est toutefois considérablement restreinte à la répétition des mêmes tâches quotidiennes sans qu’aucun événement n’intervienne pour la faire évoluer vers le bien ou vers le mal. Ils se trouvent coincés dans un présent non historique, réduits à la manifestation la plus épurée de l’existence humaine. Ils s’imposent à l’attention des spectateurs par une présence physique marquée à travers une énonciation inlassable qui ne cesse de l’affirmer grâce à des notations prosaïques ou, le cas échéant, à travers un mutisme tenace. S’ils n’ont rien à faire ni rien à rien raconter, ils ne laissent pas pour autant d’être là et/ou de parler. Dans Oh Les Beaux Jours !, même ces deux facultés, être là et parler, sont magistralement mises à mal : si Willy ne se prononce pas, Winnie s’enfonce dans le sol tout en parlant sans parvenir à réaliser un échange verbal qui établisse une relation interpersonnelle explicite.

Oh Les Beaux Jours
Oh Les Beaux Jours, mise en lecture par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gelly

      Les mises en scène tant soit peu traditionnelles d’Oh Les Beaux Jours ! ne manquent pas d’insister sur l’aspect plastique de l’effondrement de la condition humaine tout en respectant à la lettre les indications scéniques fournies par Beckett. Si les personnages n’ont rien d’autre à montrer ni rien d’autre à dire que le simple fait qu’ils sont là dans un espace-temps en apparence suspendu dans l’uniformité la plus fade, ces mises en scène semblent vouloir suppléer à la Oh Les Beaux Jours !vacuité épique par une figuration matérielle foisonnante. Le parti pris scénographique de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne en diffère en ce qu’ils proposent une « simple » mise en lecture du texte sans créer de décors spécifiques. Ils n’en ont pas besoin dans la mesure où l’aspect matériel de la salle du théâtre des Bouffes du Nord est signifiant en lui-même par son état volontairement délabré, conçu au départ de la sorte pour mettre à mal l’illusion théâtrale de la salle à l’italienne. L’effet tiré d’un tel dépouillement n’en est que plus saisissant pour Oh Les Beaux Jours ! : une table installée sur le devant de la scène circulaire, entourée de quelques boîtes en carton ou en bois, recouverte d’une nappe orange, apparaît comme un radeau perdu dans un entre-deux angoissant, celui de deux êtres restés aux portes de l’existence. Les hauts murs fissurés et le fond carré de l’espace scénique sans décors confèrent à cette installation minimaliste une étonnante profondeur spatiale qui prolonge l’impression de vide grâce à leur nudité détonante et qui produit par-là un terrible effet de vertige métaphysique.

      Les deux comédiens sont habillés de vêtements noirs ordinaires, que le spectateur pourrait sans hésiter considérer comme les leurs, d’autant plus qu’il doit s’agir d’une mise en lecture et non pas d’une mise en scène susceptible d’enfermer l’action scénique dans une fiction à part entière, strictement séparée de la salle. Ces choix et l’impression qui en découle sont intéressants pour en tirer un effet de rapprochement maximal avec le présent et la situation du spectateur dans la salle. Celle-ci s’impose comme un prolongement naturel de la scène qui se trouve au même niveau que les bancs situés dans l’orchestre. Aucun « quatrième » mur ne semble véritablement séparer l’espace-temps du spectateur du cadre spatio-temporel de Kathryn Hunter et Marcello Magni. Les deux comédiens paraissent sur scène comme des comédiens tenus de mettre en voix les rôles qui leur sont impartis dans une scénographie réduite à l’extrême : ce sentiment est au début augmenté par le fait qu’ils se mettent à lire, de « manière expressive », non seulement les propos des personnages mais aussi toutes les indications scéniques. Les deux parties du texte s’entremêlent dans une mise en vie paradoxale qui subvertit les codes traditionnels du théâtre, ceux mêmes sur lesquels repose le théâtre de l’absurde.

      Au cours de la représentation, la mise en lecture se transforme peu à peu en un véritable spectacle qui s’autonomise grâce aux postures et mouvements minutieusement chorégraphiés en amont. Les deux comédiens ne se contentent pas de lire le texte, comme ils semblent d’abord le faire croire, quand Marcello Magni prononce la didascalie initiale en établissant un sensible contact oculaire avec la salle, ou quand il profère celles qui entrecoupent la longue tirade de Winnie pendant que Kathryn Hunter exécute simultanément ce qu’il dit que doit faire le personnage. Un véritable jeu scénique, extrêmement subtil, se met alors en place, si bien que les deux comédiens se métamorphosent progressivement en les deux personnages de la pièce. Certes, Winnie ne sera jamais enfoncée dans un mamelon, mais elle restera, tout au long de la représentation, assise sur sa chaise en se laissant aller aux gestes et mouvements arrêtés dans le texte : elle se brosse les dents, sort le revolver, interpelle Willy, lui assène un coup avec son ombrelle, lui dessine un trait rouge sur la calvitie… et elle « dit » son texte tout en en détachant par intermittence les yeux. De son côté, Marcello Magni se détourne d’elle, se mouche, met son mouchoir sur la tête, lit un journal, ne répond pas aux interpellations de Winnie : il devient ce personnage témoin qui justifie en quelque sorte la prise de parole de l’autre.

      La voix rauque et les mouvements pétillants de Kathryn Hunter correspondent par ailleurs à l’élan paradoxalement optimiste de Winnie immobilisée sur sa chaise et vouée à la solitude : la comédienne convainc parfaitement qu’elle est ce personnage absurde qui tente joyeusement d’affirmer son existence limitée à une répétition de mêmes actes et à une activité lyrique de remémoration. De son côté, Marcello Magni crée le personnage de Willy muré dans un mutisme révoltant qui laisse sa compagne se débattre dans l’espérance intarissable d’obtenir de lui une réponse verbale. La profération incantatoire, avec une variation dans le ton, de la même didascalie « Un temps » le positionne certes dans le rôle d’un métronome étourdissant susceptible de marquer l’écoulement du temps, mais elle produit simultanément un effet de saturation énervant qui contraste étonnamment avec la teneur optimiste du discours de Winnie. Les deux comédiens donnent ainsi l’impression de mener une lutte acharnée avec le temps : si Kathryn Hunter semble l’accélérer à travers son attente confiante d’un changement à venir, Marcello Magni la bride en insistant sur son écoulement lent et ennuyeux. Ils parviennent par-là à rendre l’écoulement du temps particulièrement pesant, presque palpable, pour en faire une expérience singulière à laquelle certains spectateurs ne résistent pas.

      Peter Brook et Marie-Hélène Estienne proposent, dans cette nouvelle mise en lecture d’Oh Les Beaux Jours !, une errance métaphysique suspendue dans un espace-temps ambigu : la pièce de Beckett dépouillée de tout segment décoratif habituel et enrichi par l’énonciation des didascalie résonne ainsi curieusement d’un souffle pénétrant qui envahit notre sensibilité tout entière pour nous faire sentir lourdement le poids de notre existence.

Comédie-Française : Music-hall (Lagarce)

     La création du Music-hall de Jean-Luc Lagarce à la Comédie-Française début juin 2021 vaut l’entrée de la pièce au répertoire de la maison de Molière (>). C’est Glysleïn Lefever qui en signe une mise en scène très élégante, donnée au Studio, avec Françoise Gillard dans le rôle de la Fille et Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski dans ceux de Boy.

      Music-hall compte aujourd’hui parmi les pièces les plus jouées de Lagarce : elle fait l’objet d’un engouement singulier chez ces metteurs en scène séduits par la puissance de sa « partition » dramatique. Même si le texte ne comprend que très peu d’indications scéniques et qu’il puisse être présenté sur scène sans modification, il requiert un énorme travail dramaturgique, en plus de l’invention d’une action scénique, sur le rythme nécessaire à réinventer à chaque nouvelle création encore plus que dans le cas d’une pièce classique « toute faite ». C’est ainsi à juste titre que l’on peut le considérer comme une « partition » : celle de mots suspendus entre une écriture qui a l’air inachevée et un passage fragile à la scène, volontairement laissé à l’appréciation du metteur en scène. Rien n’est en effet définitivement arrêté dans Music-hall par l’auteur lui-même, il s’agit plutôt d’une invitation à une nouvelle interprétation. C’est un texte ouvert qui demande une réflexion approfondie davantage sur son appréhension globale que l’interprétation de ses passages concrets. Autrement dit, une tirade prise dans une tragédie de Corneille est d’emblée conditionnée par les contraintes liées à l’alexandrin et par la transparence de l’argumentation fondée sur la logique des passions classiques, et peut donc se lire séparément comme un morceau de bravoure. Une scène de Music-hall échappe en revanche à de telles contraintes formelles et à une telle transparence de sens. Ce n’est de fait pas un texte facile à lire en raison de la polysémie élevée de ses lectures possibles, d’autant plus que son style imite la syntaxe de la langue parlée en prenant par exemple en compte des ruptures et des répétitions. Cette polysémie rend certains passages plus opaques que ne le fait le déroulement d’une période classique bien construite et conduit par-là tout metteur en scène à un véritable travail herméneutique. Il ne s’agit donc pas de réfléchir simplement à la manière d’actualiser le texte, il s’agit bien de déchiffrer une « partition » incomplète qui n’acquiert sa pleine consistance et sa pleine signification que dans une réalisation concrète. Sa mise en scène, tant soit peu intelligente, confère ensuite à la parole une plus grande authenticité scénique que ne le fait sans doute un texte de théâtre « littéraire ». Glysleïn Lefever s’empare de Music-hall précisément en lui donnant un mouvement et un rythme qui semblent tout à fait justes et en propose ainsi une interprétation poétique remarquable.

Music-hall, 2021
Music-hall, mise en scène par Glysleïn Lefever, Comédie-Française Studio, 2021 © Marek Ocenas

      La scénographie se distingue au premier abord par une simplicité toute prosaïque pour embrasser un spectacle-mémoire : elle frappe d’emblée par son habillement tout blanc. De simples rideaux blancs suspendus entourent un plateau blanc de trois côtés tout en laissant entrevoir un couloir environnant dont le fond et les deux côtés gris délimitent l’espace scénique. Ces trois parois grises comprennent trois ouvertures décentrées empruntées par les comédiens avant de traverser les rideaux semi-transparents. Un fauteuil démontable, composé de trois pièces superposées, est le seul élément de mobilier qui se trouve sur une scène ainsi vide, sans doute en raison de la place significative qu’il occupe dans les propos de la Fille. Si celle-ci fait quelques allusions à son espace de jeu qu’elle considère parfois comme trop étroit dans le cas de certains de ses spectacles donnés par le passé, ces allusions ne semblent pas préfigurer celui qu’ont créé en l’occurrence le scénographe et la metteuse en scène. L’aménagement de l’espace scénique, qui sert au déroulement de la représentation en cours, reflète au contraire le caractère errant du spectacle orchestré par la Fille dans un processus mémoriel. Il renforce l’impression que ce spectacle provient d’une conscience souffrante en train de se raconter : les rideaux, qui s’ouvrent et se referment, à travers lesquels des bribes de souvenirs pénètrent dans la mémoire actuelle, semblent en effet symboliquement représenter les plis de cette conscience en train de se révéler. Le gris des parois voilées derrière les rideaux symboliserait dans ces conditions la matière grise, ce haut lieu du cerveau qui assure le fonctionnement des opérations mentales et l’élaboration des messages communiqués : c’est de là que ressortent les Boys pour aider la Fille à raconter son expérience de la scène et à construire en même temps son spectacle. C’est ainsi que l’on peut par exemple expliquer la présence et la manipulation du seul élément matériel introduit : de ce fauteuil qui accompagne la Fille dans sa carrière et qui revient de manière obsessionnelle dans son discours, comme s’il devait la seconder dans sa démarche de remémoration. Il est en même temps révélateur non seulement des effets défaillants de sa mémoire à la recherche de repères, mais aussi et surtout de son échec flagrant en raison de son attachement excessif à un accessoire considéré habituellement comme insignifiant. La simplicité plastique de la scénographie se montre donc pleinement signifiante tout en participant de façon quasi abstraite à l’élaboration esthétique d’une mise en scène empreinte d’une poésie touchante sans excès.

« La Fille et ses deux Boys forment un triangle, amoureux et esthétique. Il n’est pas ici question de développer le côté « cabaret triste, glauque », de province, un peu miteux. Au contraire, je veux rendre les trois protagonistes encore plus beaux qu’ils ne le sont. Ce n’est pas une question de plumes ou de paillettes – j’aimerais qu’ils soient beaux comme des fantasmes. Ils incarnent pour moi le fantasme de Jean-Luc Lagarce : ils sont lui, ses amis, ses amants, toutes les personnes qui l’ont entouré et accompagné (au milieu de sa solitude), portés par la voix de la Fille, qui reflète sa voix intérieure, une voix très profonde, comme enfouie. »
Glysleïn Lefever, Programme de Music-hall, Comédie-Française, 2021.
 

      Le spectateur hésitant ne sait cependant pas très bien si la Fille rejoue pour la énième fois le même spectacle ou si elle veut raconter de façon théâtralisée les déboires de sa carrière manquée : ce doute maintenu tout au long de la représentation fait toutes ses délices dans la mesure où il tient l’attention en éveil. D’autres éléments poétiques viennent en renfort pour enrichir le caractère errant d’une mise en scène conçue à double entente. C’est d’abord le quasi refrain de la chanson de Joséphine Baker De temps en temps, inscrite dans le texte par Lagarce lui-même : « Ne me dis pas que tu m’adores,/ Embrasse-moi de temps en temps », ou sa variante : « Ne me dis pas que tu m’adores,/ Mais pense à moi de temps en temps. » Ces mots simples et la mélodie douce de la vieille chanson française retentissent plusieurs fois tout en se faisant écho, parfois même dans une version déformée, d’une scène à l’autre, à commencer par celle d’ouverture animée par l’entrée médusée de la Fille. Ils réinstaurent une ambiance de nostalgie dans cette histoire sans amour tout en donnant relief à des numéros finement chorégraphiés par les deux Boys. C’est à ces moments-là que l’on s’interroge avec le plus d’acuité sur la mise en abîme du spectacle originel créé par la Fille à travers son témoignage poignant : d’un côté, les deux Boys contribuent à la narration fragmentée de ses pérégrinations tout en ajoutant des détails sur la réversibilité de leur rôle et sur leur engagement passager, de l’autre, ils incarnent leur personnage comme s’ils jouaient bel et bien dans le spectacle évoqué. Le spectateur s’en persuade rapidement en considérant les costumes identiques des deux Boys vêtus de t-shirts et baskets blancs, de pantalons joggings, bandeaux et gilets queue-de-pie noirs : le confort du quotidien semble ici se mêler à l’élégance d’une soirée solennelle ou à celle d’un spectacle de cabaret, dès lors que les Boys apparaissent curieusement maquillés avec du rouge à lèvres et chaussés d’escarpins à talons aiguilles rouges aussi. Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski les interprètent avec une légèreté d’êtres éthérés, comme s’ils servaient d’étranges fées protectrices de la Fille : si on sait qu’ils jouent, leur jeu de Boys se confond tout naturellement avec celui de personnes réelles embauchées par la Fille pour son spectacle. Cette confusion énigmatique d’un rôle dans l’autre transcende la légèreté virevoltante de Françoise Gillard, marquée cependant par une assurance qui donne à la Fille une plus grande réalité matérielle, lisible dans son habillement qui évolue au cours du spectacle : d’un peignoir en satin blanc, en passant par un maillot une pièce de couleur crème, à une robe rouge vermeil. Françoise Gillard crée un personnage paradoxal : à la fois sûre d’elle-même et échappant à une appréhension limpide. Le délicieux doute persiste ainsi jusqu’à la fin du spectacle qui ne permet de trancher ni sur sa nature ni sur le sort de la Fille, spectacle et carrière impossibles à faire et pourtant déroulés aux yeux du public.

      Music-hall est une pièce énigmatique qui reprend à son compte le procédé du théâtre dans le théâtre pour raconter l’histoire évanescente d’une comédienne en échec. Glysleïn Lefever réussit à la transposer dans un cadre abstrait tout en prolongeant subtilement l’incertitude polysémique du texte. Elle est servie dans sa démarche convaincante par trois comédiens qui excellent dans leur rôle.

Françoise Gillard, Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski sur la création de Music-hall, Comédie-Française, 2021.

A La Folie Théâtre : La Putain respectueuse

      De Jean-Paul Sartre, La Putain respectueuse a été créée en mai 2019 par la Compagnie Strapathella (>) au Centre Culturel Jean-Jacques Robert à Mennecy (Essonne) dans une mise en scène de Lætitia Lebacq. Elle a été reprise par À La Folie Théâtre (>) pour y être jouée du 20 mai au 20 juin 2021.

      Les pièces de Sartre restent toujours d’actualité au regard des thèmes qu’elles véhiculent et qui touchent les hommes au plus profond de leur vie quotidienne. Parfois quelque peu schématiques sur le plan dramatique, elles exposent des problèmes existentiels universels sans toutefois apporter une réponse (morale ou métaphysique) toute faite. Elles s’achèvent en général sur un dénouement impitoyable, moralement inacceptable ou du moins dérangeant. C’est au spectateur, ébranlé dans ses convictions, de trancher. Dans le cas de La Putain respectueuse, plusieurs problèmes remuent conjointement sa sensibilité élémentaire : le racisme fédérateur lié à la supériorité des blancs et à la promotion néfaste du patriotisme américain conservateur, mais aussi la prééminence masculine et la soumission des femmes. Si l’action de la pièce est située dans une Amérique des années 40, et que son intrigue soit constituée à partir de clichés propres au contexte historique, elle pourrait se dérouler dans n’importe quel autre pays affecté par des luttes raciales. La teneur de la pièce est en effet on ne peut plus explosive, d’autant plus que Sartre ne se gêne pas pour désigner certaines réalités évoquées par des noms cruellement révélateurs de leur fond contestable et ce, à l’instar du titre désinvolte qui est un oxymore : l’homme noir est traité de nègre et présenté comme pondéré malgré toute l’injustice qu’il subit de la part des blancs impunément méprisants ; le sénateur expose de manière éhontée et insidieuse l’idéologie orientée selon laquelle seuls les blancs ont une valeur réelle pour la nation américaine ; Fred se conduit à l’égard de Lizzie avec un machisme orgueilleux pour obtenir d’elle un faux témoignage contre « le nègre » ; et enfin, Lizzie concentre tous les clichés d’une prostituée naïve et facile à berner. La Putain respectueuse véhicule ainsi un système de représentations entièrement calqué sur des comportements stéréotypés pour les dénoncer en les montrant dans leur plus grande simplicité. C’est en outre une des rares pièces qui abordent le problème du racisme de manière absolument subversive et au regard de son dénouement conformiste en accord avec une idéologie exclusive soutenue par les dominants.

« C’est en m’inspirant de cette efficacité et de cette simplicité que je souhaite mettre en scène cette pièce et créer une ambiance moite qui rendrait hommage à l’univers d’Elia Kazan. »
Lætitia Lebacq, Note d’intention
 

      Lætitia Lebacq s’est saisie de La Putain respectueuse de Sartre pour la présenter dans une mise en scène classique qui, au premier abord, met en valeur le jeu des comédiens. La scène représente le salon de l’appartement de la prostituée Lizzie, où se déroule toute l’action sans changement de décor. Ce salon n’est pas dépourvu d’une certaine chaleur qui s’en dégage sans que rien ne révèle ostensiblement la nature des pratiques exercées par la jeune femme. La metteuse en scène gomme soigneusement tout indice tant soit peu vulgaire susceptible de rappeler au spectateur que l’appartement de Lizzie serait un lieu de prostitution. Aucun élément extérieur à l’action de la pièce n’est ainsi là pour le contrarier : tout paraît tout à fait lisse. Le spectateur voit un simple salon aménagé avec quelques meubles ou accessoires propres à évoquer sans surcharge l’époque historique souhaitée par Sartre : il s’agit notamment d’une grande radio en bois placée au fond de la scène et d’un grand fauteuil en cuir noir installé côté cour devant l’entrée d’une supposée salle de bain, mais on remarque aussi une vasque, une cruche à eau et un miroir de table posés sur une sorte de desserte mobile campée à l’extrémité droite du plateau. Une table et trois chaises en fer forgé se trouvent disposées côté jardin à l’entrée supposée de l’appartement. Quelques accessoires, tels qu’une bouteille de whisky laissée sur un guéridon ou une carafe d’eau posée sur la table en fer forgé, complètent l’ameublement retenu. Enfin, un rideau de lanières rouges recouvre le fond du salon tout en faisant entrevoir le fond noir de la scène ainsi qu’un espace vide qui les sépare. Ces éléments de décor, de même que les costumes d’époque et une bande musicale qui ouvre l’action, transposent rapidement le spectateur dans une Amérique des années 40. Le but de la metteuse en scène est, paraît-il, de susciter l’impression que cet ensemble conventionnel, corrélé à l’action conformiste de la pièce, reproduit sur scène les mêmes stéréotypes que l’on retrouve dans le comportement des personnages. La subversion est donc double : une scénographie classique tend un miroir à l’intrigue de La Putain respectueuse pour former avec elle une œuvre homogène et efficace sur le plan dramaturgique.

La Putain respectueuse, A La Folie Théâtre
La Putain respectueuse, mise en scène par Lætitia Lebacq, A La Folie Théâtre, 2021

      Ces choix scénographiques sont parfaitement soutenus par le jeu des comédiens. Lætitia Lebacq, qui s’est également emparée du rôle de Lizzie, crée un personnage de jeune femme débordant d’énergie et d’illusions sans toutefois basculer dans une caricature déplaisante. Si sa Lizzie cherche une certaine élégance à travers ses manières et ce, d’autant plus qu’elle se destine à une clientèle aisée, une certaine spontanéité maîtrisée que l’on observe dans les gestes de la comédienne laisse en même temps transparaître sa condition sociale peu élevée. La Lizzie de Lætitia Lebacq paraît ainsi naturellement contrastée, se trouvant à la croisée de deux univers qui broient le personnage en quête d’une impossible reconnaissance sociale pour son faux témoignage : sensible au malheur du Nègre et regrettant après coup son parti pris, elle persuade en même temps de la facilité avec laquelle on peut la séduire grâce à un discours flatteur proféré par les dominants. Comme le suggère le texte de Sartre, la Lizzie de Lætitia Lebacq, malgré tout le mauvais traitement qu’elle subit de la part de Fred, ne parvient pas non plus à cacher l’amour naissant qu’elle ressent pour cet homme hautain : les regards fuyants et les maladresses assumées de la comédienne trahissent franchement cet amour au moment même où elle le nie avec véhémence. Le spectateur peut ainsi se laisser aller à la pitié que provoque en lui une Lizzie interprétée avec une profondeur psychologique insinuée par le texte. À côté d’elle, Bertrand Skol crée un Fred imbu de lui-même en adoptant une posture quasi brutale, empreinte d’un machisme orgueilleux : il rassemble dans son jeu tous les stéréotypes liés à l’image d’un mâle supérieur méprisant tout et tout le monde. Ses regards assassins, sa voix grave et ses gestes et mouvements plus qu’assurés montrent un personnage tranché et presque insensible, entièrement fermé, fort de ses prérogatives. Le sénateur, incarné par Philippe Godin, se présente, quant à lui, comme un bonhomme conciliant et à l’écoute de la jeune femme humiliée, mais le spectateur décèle rapidement dans le jeu du comédien l’envers manipulateur de sa bonhommie feinte. Baudouin Jackson, dans le rôle du Nègre, paraît enfin comme acceptant sa condition de « nègre » : sa posture soumise semble scandaleusement servir les intérêts de ses persécuteurs sans les mettre en cause. Les quatre comédiens parviennent ainsi à individualiser avec souplesse les quatre personnages ébauchés par Sartre dans sa pièce en deux actes.

La Putain respecteuese, A La Folie Théâtre 2
La Putain respectueuse, par Lætitia Lebacq, A La Folie Théâtre, 2021

      La mise en scène de La Putain respectueuse réalisée par Lætitia Lebacq gagne donc les suffrages des spectateurs grâce à des choix classiques faits pour servir étonnamment la dimension subversive de la pièce : la simplicité dramaturgique s’avère ici tout à fait efficace pour dénoncer sans ambiguïté la supériorité présumée et le racisme assumé des blancs.

La Putain respectueuse, mise en scène par Laetitia Lebacq, La Compagnie Strapathella.

Théâtre de la Ville : Six personnages en quête d’auteur

      Pour la réouverture du 19 mai, le Théâtre de la Ville a reprogrammé la reprise d’une ancienne création, celle de Six personnages en quête d’auteur de Pirandello mise en scène par Emmanuel Demarcy-Mota en 2001, et jouée depuis en France ainsi qu’à travers le monde avec un succès retentissant (>).

      La remise à l’affiche de Six personnages de Pirandello a avant tout l’air symbolique au regard de la crise traversée par le monde du spectacle vivant empêché d’accéder à la vie dans ses conditions matérielles habituelles. On perçoit d’emblée une analogie entre la situation du directeur accaparé par six Personnages qui cherchent à porter leur drame sur scène et la situation des théâtres français qui, pendant six mois, ont continué à répéter sans pouvoir montrer au public le fruit de leurs travaux. Pour les six Personnages de Pirandello arrivés à la conscience du directeur, comme pour les metteurs en scène et les comédiens coincés par la fermeture des salles, il s’agit de parvenir à la scène et aux spectateurs : sans cela, les uns comme les autres sont voués au néant ontologique. Si les premiers ont échoué, les seconds ont réussi la réouverture attendue pour le plus grand bonheur des spectateurs.

Six personnages, Théâtre de la Ville
Théâtre de la Ville, Six personnages en quête d’auteur, 2021.

      Dans la pièce de Pirandello, les répétitions sont interrompues par le surgissement inattendu de six Personnages déterminés à persuader le directeur de se saisir de leur histoire présentée comme véritable et d’en proposer une représentation théâtrale qui en serait en quelque sorte une copie authentique. Une longue lutte se met ainsi en place entre les créateurs, directeur et sa troupe qui donnent habituellement une forme scénique à une œuvre écrite achevée, et ceux qui tiennent ici, métaphoriquement, entre leurs mains, la matière dramatique à façonner. Car une fois que les Personnages ont raconté et expliqué leur histoire, il faut décider comment cette histoire pourrait être représentée. C’est à ce propos qu’ils s’en prennent au directeur et aux comédiens obligés de faire des choix scéniques pour transformer une histoire vraie en une œuvre dramatique conçue chaque fois comme un compromis dramaturgique entre les limites matérielles de la mise en scène et les enjeux narratifs du drame vécu. Le rôle du directeur est ici de canaliser les effusions des Personnages trop enthousiastes pour ne rien perdre de leur authenticité. Métathéâtrale par excellence, la pièce de Pirandello semble matérialiser les affres de la création ressenties par tout auteur contraint de brider son imagination pour trouver un équilibre entre une histoire et une œuvre d’art. Les metteurs en scène et les comédiens d’aujourd’hui, eux aussi, ont livré un combat semblable à celui des six Personnages de Pirandello non seulement pour donner vie à leurs créations non représentées, mais aussi pour tenter de réaffirmer l’importance de la culture au sein de la société fragilisée par la pandémie du coronavirus. Le « compromis » trouvé dans une diffusion distanciée à travers les écrans s’est avéré frustrant, tant pour les créateurs que pour les spectateurs, tout en se soldant par une attente angoissante.

      Si la pièce de Pirandello représente l’exposition, sans doute la plus complexe, du phénomène théâtral à travers une mise en abîme audacieuse qui avait provoqué un scandale lors de sa première création donnée en 1921 à Rome, elle court toutefois le même risque de ne toucher que quelques spectateurs passionnés de théâtre : l’action qui repose sur un débat esthétique peut en effet basculer dans l’ennui d’autant plus facilement que l’histoire introduite par les Personnages tient à quelques données mélodramatiques rapidement ébauchées et que ceux-ci passent le reste du temps à débattre sur sa mise en scène. C’est là tout le problème de Six personnages de Pirandello : comment rendre l’action intéressante en éveillant et en stimulant la curiosité du spectateur pour le débat sur une création théâtrale ? Emmanuel Demarcy-Mota, pour ce faire, a parié sur la mise en avant du jeu situé dans une tonalité à la fois fantastique et angoissante. Le jeu des comédiens et une tonalité singulière l’emportent ainsi au premier abord sur les interrogations esthétiques suscitées par le sujet. Le spectateur se voit naturellement entraîné par le déroulement dynamique de l’action qui met spectaculairement aux prises les Personnages entre eux autant qu’ils s’opposent aux Comédiens. Tout le débat d’idées semble ainsi relégué au second plan, alors qu’il continue à alimenter l’action tout en la faisant avancer. Le spectateur, pendant ce temps, est essentiellement intrigué par les réactions et les partis pris des personnages, Comédiens et Personnages confondus, comme s’il s’agissait d’une énigme à résoudre.

      La scène représente une salle de répétition quelque peu étrange. Une citation d’Antonin Artaud inscrite sur le rideau en bois noir ― « Par glissements successifs, la réalité et l’esprit se pénètrent si bien que nous ne savons plus, où l’un commence et où l’autre finit. » ― alerte d’emblée le spectateur sur la mise en abîme de la fiction à venir. Mais cette inscription n’en est pas le seul indice. Avant le lever du rideau, on remarque sur scène une sorte de plateau amovible recouvert d’une housse et qui servira de scène miniaturisée pour les essais de l’histoire des Personnages, mais aussi un prolongement carré qui dépasse la rampe et où s’installera le Directeur pour diriger sa troupe. Au lever du rideau, celui-ci, son Assistant et les Comédiens entrent ensemble avec les Techniciens dont certains portent le masque chirurgical en référence à l’actualité du spectateur et, sans doute, dans le souci de poser un cadre réaliste propice à embrasser le phénomène fantastique entraîné par l’apparition surprenante des Personnages. Le fond de la scène, quant à lui, constitue une curieuse séparation construite de planches sombres qui ressemblent à trois énormes sommiers juxtaposés : les ouvertures entres les composants figurent peut-être cette frontière poreuse entre la réalité et l’esprit annoncée dans la citation d’Artaud. Car c’est de cet endroit intrigant et empreint de mystère que les Personnages feront leur entrée à l’étonnement du Directeur et des Comédiens qui se laisseront peu à peu prendre au jeu. La scène plongée dans une semi-obscurité le restera tout au long de la représentation. Tous ces éléments, relevés çà et là par une bande sonore donnant le rythme au déroulement de l’action, dégagent conjointement une atmosphère inquiétante dès le début de la répétition qui tourne plutôt mal au grand dam du Directeur de plus en plus outré par les manquements de sa troupe. Rien de que de plus normal au premier abord, d’autant plus que la troupe qui s’active faute de mieux ressemble à une troupe contemporaine malgré certains costumes un peu datés. Le doute qui persiste sur le statut des Personnages jusqu’au dénouement parvient cependant à maintenir le spectateur en haleine, même si celui-ci tend de plus en plus à considérer les Personnages comme une simple famille malheureuse gagnée par le besoin de se raconter afin d’arriver à faire son deuil. Les choix dramaturgiques d’Emanuel Demarcy-Mota prolongent ce doute à travers des ombres projetées çà et là sur des toiles de fond baissées ou à travers des éléments de décor factices, volontairement détournés, tels ces arbres suspendus à l’envers ou ces vapeurs qui s’échappent de la rivière avant la noyade la Petite Fille et le suicide de l’Adolescent. Il reste que les deux morts sont revenus, au début de l’action, avec les autres membres de la famille, ce qui conforte le sentiment d’étrangeté attisé tout au long de l’action.

      Le Théâtre de la Ville a réussi sa réouverture avec Six personnages en quête d’auteur, non seulement parce qu’il s’agit d’une mise en scène éprouvée et initialement programmée en avril pour les cent ans de la création de la pièce à Rome et les vingt ans de celle de Demarcy-Mota mais aussi parce que cette mise en scène renferme d’indéniables qualités quant au traitement délicat du rapport de la fiction à la réalité (ou de la réalité à la fiction ?). Les comédiens, tous brillants et mûris dans leur rôle, ont à juste titre décroché plusieurs récompenses d’autant plus qu’ils s’en acquittent avec éclat et sans sentiment d’usure et qu’à la différence des Personnages, ils s’imposent sans hésiter aux spectateurs fascinés par leur jeu.

Théâtre de a Ville, Six personnages en quête d’auteur, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2001.