Peter Brook et Marie-Hélène Estienne reviennent au théâtre des Bouffes du Nord (>) avec une nouvelle mise en lecture, cette fois-ci celle de la pièce de Samuel Beckett Oh Les Beaux Jours ! C’est Kathryn Hunter et Marcello Magni qui apparaissent dans les rôles de Winnie et Willy. Cette mise en lecture se démarque de mises en scène figuratives et s’inscrit pleinement dans les recherches des deux réalisateurs sur le rapport espace-temps. Avec cette nouvelle création d’Oh Les Beaux Jours !, ils renouvellent certes une expérience passée, mais celle-ci prend une autre dimension esthétique sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord au regard des enjeux matériels de ce lieu mythique.
Oh Les Beaux Jours ! (1963) compte aujourd’hui parmi les plus grands classiques du XXe siècle. Cette pièce, tout aussi déroutante que les précédentes du même auteur, ne déroute plus comme à l’époque de ses premières créations. Les spectateurs se sont déjà familiarisés avec le théâtre de l’absurde en s’habituant aux intrigues vidées d’histoires épiques. Aller voir du Beckett, c’est s’y plier en connaissance de cause : c’est accepter sans ambages d’aller voir une pièce sur rien, si ce n’est sur la vacuité et l’insignifiance de la condition humaine déclinée sur les actes les plus banals qui la caractérisent. Les personnages restent bel et bien des humains doués de toutes les capacités habituelles propres aux humains : ils sont, ils regardent, ils parlent, ils bougent, ils ont mal ou ils rient. Leur mise en vie fictive est toutefois considérablement restreinte à la répétition des mêmes tâches quotidiennes sans qu’aucun événement n’intervienne pour la faire évoluer vers le bien ou vers le mal. Ils se trouvent coincés dans un présent non historique, réduits à la manifestation la plus épurée de l’existence humaine. Ils s’imposent à l’attention des spectateurs par une présence physique marquée à travers une énonciation inlassable qui ne cesse de l’affirmer grâce à des notations prosaïques ou, le cas échéant, à travers un mutisme tenace. S’ils n’ont rien à faire ni rien à rien raconter, ils ne laissent pas pour autant d’être là et/ou de parler. Dans Oh Les Beaux Jours !, même ces deux facultés, être là et parler, sont magistralement mises à mal : si Willy ne se prononce pas, Winnie s’enfonce dans le sol tout en parlant sans parvenir à réaliser un échange verbal qui établisse une relation interpersonnelle explicite.
Les mises en scène tant soit peu traditionnelles d’Oh Les Beaux Jours ! ne manquent pas d’insister sur l’aspect plastique de l’effondrement de la condition humaine tout en respectant à la lettre les indications scéniques fournies par Beckett. Si les personnages n’ont rien d’autre à montrer ni rien d’autre à dire que le simple fait qu’ils sont là dans un espace-temps en apparence suspendu dans l’uniformité la plus fade, ces mises en scène semblent vouloir suppléer à la vacuité épique par une figuration matérielle foisonnante. Le parti pris scénographique de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne en diffère en ce qu’ils proposent une « simple » mise en lecture du texte sans créer de décors spécifiques. Ils n’en ont pas besoin dans la mesure où l’aspect matériel de la salle du théâtre des Bouffes du Nord est signifiant en lui-même par son état volontairement délabré, conçu au départ de la sorte pour mettre à mal l’illusion théâtrale de la salle à l’italienne. L’effet tiré d’un tel dépouillement n’en est que plus saisissant pour Oh Les Beaux Jours ! : une table installée sur le devant de la scène circulaire, entourée de quelques boîtes en carton ou en bois, recouverte d’une nappe orange, apparaît comme un radeau perdu dans un entre-deux angoissant, celui de deux êtres restés aux portes de l’existence. Les hauts murs fissurés et le fond carré de l’espace scénique sans décors confèrent à cette installation minimaliste une étonnante profondeur spatiale qui prolonge l’impression de vide grâce à leur nudité détonante et qui produit par-là un terrible effet de vertige métaphysique.
Les deux comédiens sont habillés de vêtements noirs ordinaires, que le spectateur pourrait sans hésiter considérer comme les leurs, d’autant plus qu’il doit s’agir d’une mise en lecture et non pas d’une mise en scène susceptible d’enfermer l’action scénique dans une fiction à part entière, strictement séparée de la salle. Ces choix et l’impression qui en découle sont intéressants pour en tirer un effet de rapprochement maximal avec le présent et la situation du spectateur dans la salle. Celle-ci s’impose comme un prolongement naturel de la scène qui se trouve au même niveau que les bancs situés dans l’orchestre. Aucun « quatrième » mur ne semble véritablement séparer l’espace-temps du spectateur du cadre spatio-temporel de Kathryn Hunter et Marcello Magni. Les deux comédiens paraissent sur scène comme des comédiens tenus de mettre en voix les rôles qui leur sont impartis dans une scénographie réduite à l’extrême : ce sentiment est au début augmenté par le fait qu’ils se mettent à lire, de « manière expressive », non seulement les propos des personnages mais aussi toutes les indications scéniques. Les deux parties du texte s’entremêlent dans une mise en vie paradoxale qui subvertit les codes traditionnels du théâtre, ceux mêmes sur lesquels repose le théâtre de l’absurde.
Au cours de la représentation, la mise en lecture se transforme peu à peu en un véritable spectacle qui s’autonomise grâce aux postures et mouvements minutieusement chorégraphiés en amont. Les deux comédiens ne se contentent pas de lire le texte, comme ils semblent d’abord le faire croire, quand Marcello Magni prononce la didascalie initiale en établissant un sensible contact oculaire avec la salle, ou quand il profère celles qui entrecoupent la longue tirade de Winnie pendant que Kathryn Hunter exécute simultanément ce qu’il dit que doit faire le personnage. Un véritable jeu scénique, extrêmement subtil, se met alors en place, si bien que les deux comédiens se métamorphosent progressivement en les deux personnages de la pièce. Certes, Winnie ne sera jamais enfoncée dans un mamelon, mais elle restera, tout au long de la représentation, assise sur sa chaise en se laissant aller aux gestes et mouvements arrêtés dans le texte : elle se brosse les dents, sort le revolver, interpelle Willy, lui assène un coup avec son ombrelle, lui dessine un trait rouge sur la calvitie… et elle « dit » son texte tout en en détachant par intermittence les yeux. De son côté, Marcello Magni se détourne d’elle, se mouche, met son mouchoir sur la tête, lit un journal, ne répond pas aux interpellations de Winnie : il devient ce personnage témoin qui justifie en quelque sorte la prise de parole de l’autre.
La voix rauque et les mouvements pétillants de Kathryn Hunter correspondent par ailleurs à l’élan paradoxalement optimiste de Winnie immobilisée sur sa chaise et vouée à la solitude : la comédienne convainc parfaitement qu’elle est ce personnage absurde qui tente joyeusement d’affirmer son existence limitée à une répétition de mêmes actes et à une activité lyrique de remémoration. De son côté, Marcello Magni crée le personnage de Willy muré dans un mutisme révoltant qui laisse sa compagne se débattre dans l’espérance intarissable d’obtenir de lui une réponse verbale. La profération incantatoire, avec une variation dans le ton, de la même didascalie « Un temps » le positionne certes dans le rôle d’un métronome étourdissant susceptible de marquer l’écoulement du temps, mais elle produit simultanément un effet de saturation énervant qui contraste étonnamment avec la teneur optimiste du discours de Winnie. Les deux comédiens donnent ainsi l’impression de mener une lutte acharnée avec le temps : si Kathryn Hunter semble l’accélérer à travers son attente confiante d’un changement à venir, Marcello Magni la bride en insistant sur son écoulement lent et ennuyeux. Ils parviennent par-là à rendre l’écoulement du temps particulièrement pesant, presque palpable, pour en faire une expérience singulière à laquelle certains spectateurs ne résistent pas.
Peter Brook et Marie-Hélène Estienne proposent, dans cette nouvelle mise en lecture d’Oh Les Beaux Jours !, une errance métaphysique suspendue dans un espace-temps ambigu : la pièce de Beckett dépouillée de tout segment décoratif habituel et enrichi par l’énonciation des didascalie résonne ainsi curieusement d’un souffle pénétrant qui envahit notre sensibilité tout entière pour nous faire sentir lourdement le poids de notre existence.