Archives de catégorie : 05- Saison 2022/23

Théâtre du Gymnase : Le Voyage de Molière

      Le Voyage de Molière est une pièce de théâtre originale co-écrite par Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre : créée au Festival OFF d’Avignon 2022 et reprise en automne 2022 au Théâtre Lucernaire (>) avec un grand succès dans une mise en scène entraînante de Jean-Philippe Daguerre, elle est de nouveau reprise, cette fois-ci, au Théâtre du Gymnase (>). Elle embarque les spectateurs pour un voyage extraordinaire avec la troupe de Molière de passage à Pézenas et à Béziers en automne 1656.

      Les zones d’ombre qui persistent dans la vie de Molière émaillée en outre de nombreuses légendes, invitent presque naturellement les auteurs de théâtre à réinventer son parcours. Certaines étapes de cet illustre parcours sont certes bien documentées pour suivre le cheminement du dramaturge, mais l’absence de tout manuscrit ne cesse de susciter des questions sur l’écriture de ses pièces. Ces interrogations sont d’autant plus intrigantes que Molière écrit en tenant compte de la composition de sa troupe qui correspond par ailleurs à un certain nombre de rôles traditionnels, et que ses pièces semblent à de maints égards aussi bien inspirées de situations réellement vécues ou observées que nourries des codes du théâtre comique en vigueur. Si on avait la possibilité de voyager dans le temps, qui ne voudrait pas alors se rendre au XVIIe siècle pour se faufiler dans l’intimité de Molière et le voir à l’œuvre entouré de ses comédiens ? L’imagination et le théâtre, du moins, permettent d’effectuer un tel voyage un peu à la manière de ces auteurs de tragédies classiques qui, eux, remodèlent des événements marquants tirés de la vie des personnages historiques de l’Antiquité romaine. Julie Deliquet, par exemple, dans sa récente création donnée à la Comédie-Française Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres, réinvente une soirée telle qu’a pu la vivre la troupe de Molière après une représentation à succès de L’École des femmes. Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre, quant à eux, imaginent la création du Dépit amoureux par l’Illustre-Théâtre au cours de son périple languedocien.

Le Voyage de Molière
Le Voyage de Molière, Théâtre Lucernaire 2022 © Stéphane Audran

      Le Voyage de Molière renferme en réalité un double voyage : d’une part, celui de la troupe de Molière en partance de Pézenas pour Béziers qui se trouve inscrite au cœur de la pièce, d’autre part, celui de Léo qui tombe « fâcheusement » dans le coma lors d’une audition où il répète la dernière scène du Dépit amoureux. C’est de cette manière romanesque entièrement invraisemblable, à travers un merveilleux songe, que le jeune étudiant en médecine rencontre et intègre la troupe de Molière. Ce fabuleux voyage dans le temps le conduit à se mêler au simple quotidien prosaïque de la vie de cette troupe de comédiens et par-là à assister et à contribuer tant soit peu à la création du Dépit amoureux. Si Léo, rebaptisé en l’occurrence Léandre, connaît parfaitement le succès et le rayonnement dont Molière jouira quelques années plus tard auprès de Louis XIV et des spectateurs parisiens du XVIIe siècle, il pèse bien ses mots pour ne pas changer le cours de l’Histoire. Les deux auteurs du Voyage de Molière ont ingénieusement articulé les deux voyages dans une action unique en instaurant une délicate tension entre le savoir historique de Léo et son apprentissage, tension dialectique qui relève certes de l’impossible mais qui provoque aussi bien le rire que la curiosité des spectateurs d’aujourd’hui.

      La scénographie, quant à elle, repose sur les costumes des comédiens de Molière qui nous font voyager à eux seuls dans le XVIIe siècle en évoquant schématiquement les tenues populaires. Le costume de Léo/Léandre, en revanche, croise volontairement deux époques : un jean bleu attaché avec une ceinture en cuir, combiné avec de grandes bottes noires, une tunique en laine blanche et un manteau marron. Si le jeune homme se présente à son audition déguisé de la sorte, c’est d’abord pour pouvoir répondre à différents types de mises en scène susceptibles d’être arrêtées, mais ce déguisement l’aide par la suite à se couler dans la troupe de Molière tout en s’en détachant aussi bien par ses connaissances et sa culture maîtrisées que, visuellement, par ses habits. Cet alliage perspicace se fond cependant dans le déroulement épique du voyage de la troupe de Molière représenté à l’aide d’une scène tournante. Cette scène tournante munie d’un rideau, quand elle semble tournée par les comédiens, symbolise matériellement le voyage en carriole de Pézenas à Béziers. Elle favorise ensuite des changements de lieux rapides une fois les comédiens arrivés sur place : déjeuners, écriture, répétitions, duperie de l’évêque ou situations intimes, ces scènes variées défilent les unes après les autres suivant un rythme endiablé dans un cadre scénique autrement dépouillé. Le fond noir voilé de mystère sur lequel elles se détachent tend toutefois à nous conforter dans l’idée que tout n’est qu’un songe et que Léo/Léandre n’est qu’un double du spectateur pris pour témoin. La mise en abîme et le théâtre dans le théâtre rattrapent ainsi astucieusement la réalité et la représentation de l’impossible.

Le Voyage de Molière, Théâtre Lucernaire 2022 © Stéphane Audran

      L’action du Voyage de Molière, si elle ne manque pas de révéler des tensions existantes entre les comédiens et si certaines scènes semblent émouvantes mêmes, repose essentiellement sur un comique subtil entraîné souvent par un effet de décalage. Les spectateurs rient par exemple quand Léo en dit trop sur l’époque dont il vient, quand il lâche par exemple qu’il habite « place de la République » qui n’existe pas encore et ce, dans un studio, ce que les comédiens de Molière ne comprennent pas non plus et ce qui l’oblige à l’expliquer autrement. Le moment le plus drôle représente sans doute la leçon de « l’anglois » et de musique ayant pour support les Beatles. À ces effets de décalage fondés sur des anachronismes habilement maîtrisés s’ajoutent de délicats effets de réminiscence qui proviennent de la réécriture farcesque de certaines répliques ou scènes puisées dans les pièces les plus connues de Molière qui verront le jour quelques années plus tard, comme cette scène de duperie lors de laquelle Madeleine Béjart et la Marquise du Parc tentent de séduire l’évêque de Bézier, à la manière de la fameuse scène de table insérée dans le futur Tartuffe, pour l’amener à lever l’interdiction de se rassembler instaurée en raison d’une épidémie. La scène de répétition du Dépit amoureux sous la baguette de Molière et sa représentation consécutive en raccourci, tout en interférant ambigument avec la vie des personnages, débordent d’entrain et de sel. Un violon et un violoncelle manipulés par les comédiens scandent enfin le déroulement de l’action pour prolonger le comique ou au contraire pour souligner la dimension épique du rêve de Léo. Tous les comédiens, avec une aisance époustouflante, créent des personnages individualisés hauts en couleur tout en accord avec l’image que l’on se fait d’eux au regard des témoignages conservés, qu’il s’agisse de Molière lui-même, de Madeleine Béjart, de sa fille Armande, de la Marquise du Parc ou de Gros René pour les plus connus.

      Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur cet excellent Voyage de Molière mis en scène par Jean-Philippe Daguerre. Cette excellence se lit sur le double plan dramaturgique et scénique : c’est une pièce aussi finement écrite que brillamment interprétée pour nous faire rêver, à travers l’imagination de Léo, du théâtre et de la vie de Molière. Peu importe que le cadre paraisse romanesque, si le spectateur se projette in fine amplement dans le rôle du jeune homme qui rêve : au double voyage fictif de Léo et de Molière se superpose fabuleusement celui d’un spectateur séduit.

Théâtre de la Huchette : La Tempête

Huchette_ La Tempête affiche      La Tempête est l’une des dernières pièces de Shakespeare : Emmanuel Besnault l’a adaptée pour la petite scène du Théâtre de la Huchette (>) en en donnant une version musicale féerique, ingénieusement ajustée pour trois comédiens dont deux apparaissent dans plusieurs rôles. Avec cette version de La Tempête, l’audacieux metteur en scène nous convainc que Shakespeare peut être joué absolument partout.

      Comme Molière, Shakespeare compte parmi les auteurs de théâtre les plus joués et les plus lus au monde malgré le temps écoulé qui nous sépare de son époque. Le monde élisabéthain fracturé représenté dans ses pièces de façon imagée ne cesse d’exercer sur nous un attrait irrésistible. L’énigmatique Tempête, quant à elle, mêle en outre plusieurs univers a priori peu compatibles entre eux pour délivrer aux spectateurs un message peu clair, si ce n’est d’abord pour chercher à les renfermer tous dans sa facture éminemment baroque fondée sur le mélange des registres. Quelques toponymes italiens et maghrébins — roi de Naples, duc de Milan, Alger et roi de Tunis — sont en effet simplement propulsés dans un univers merveilleux empreint de magie et truffé d’esprits, de dieux de la mythologie romaine, de monstres et de personnages truculents, tandis que les personnages principaux tendent à se présenter comme des humains à part entière. Une telle rencontre bigarrée semble favorisée par la situation géographique imaginaire d’une action déroulée sur une île déserte habitée par Prospéro et sa fille Miranda, pour les humains, et Ariel et Caliban, pour les personnages merveilleux. Que peut-on tirer de cette curieuse disposition dramaturgique ?

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La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans son adaptation pensée sur mesure pour le théâtre de la Huchette et pour les trois comédiens qui s’en emparent avec aisance, Emmanuel Besnault est amené à faire des coupes dans le texte shakespearien qu’il reprend en recentrant l’action sur l’histoire du duc de Milan déchu et de sa fabuleuse aventure entreprise pour récupérer le duché que lui a usurpé son frère. Le jeune metteur en scène retranche ces grandes scènes dramaturgiquement moins utiles où apparaissent les adversaires de Prospéro retenus sur l’île à l’aide d’une tempête déclenchée par Ariel à sa propre demande. Il garde en revanche l’intrigue amoureuse fondée sur la rencontre entre Miranda, fille de Prospéro, et Ferdinand, fils du roi de Naples séparé de l’équipage, et l’épisode grotesque du monstre Caliban. Réduite à l’essentiel, la trame épique de la reprise du duché de Milan reste enrichie par des scènes galantes et cocasses qui préservent la facture et l’esprit baroques du théâtre shakespearien. Les choix de découpage et de mise en scène d’Emmanuel Besnault instaurent dès lors une délicate tension entre les trois tonalités pour offrir aux spectateurs une version condensée de la Tempête qui, sans être somptueuse, demeure bien shakespearienne.

      L’action de cette Tempête, qui n’est en aucun cas un simple abrégé de la pièce intégrale, est campée dans une scénographie en trompe-l’œil qui nous transporte dans un univers baroque féerique. Deux grands panneaux bois dressés sur les deux côtés de la scène, convergeant vers le fond pour déboucher sur un grand carré blanc, renferment avec une subtile ambiguïté un double espace : la coque d’un bateau, sans aucun doute en référence au naufrage évoqué dans des récits de Prospéro et à son aventure épique, et les parois d’une grotte que ce duc magicien occupe sur son île déserte. La disposition des deux panneaux crée dans le même temps un effet de profondeur et d’ouverture de la scène vers les spectateurs, comme si le chemin de Prospéro était symboliquement tracé pour l’amener à retrouver les humains, à quitter son île et reprendre son duché, ce qui se remarque spectaculairement lors de sa grande tirade adressée aux spectateurs pris pour les naufragés honnis enfin pardonnés. Si un grand drap froissé représente d’abord des vagues qui engloutissent le navire du roi de Naples, il se transforme aussitôt en terre battue de l’île déserte avant de disparaître à ce moment où Prospéro renonce aux sorcelleries. Les tenues de Prospéro et de Ferdinand qui nous rappellent la Renaissance italienne, la robe légère de Miranda qui ressemble à celle d’une îlienne de pays chauds, mais aussi ces costumes et masques symboliques portés par l’esprit Ariel, le monstre Caliban et le marin ivrogne, entraînent et renforcent, à leur tour, l’impression de féerie. La magie semble omniprésente, inscrite aussi bien dans l’action proprement dite que dans la scénographie qui la soutient.

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La Tempête, Théâtre de la Huchette, 2023 © Fabienne Rappeneau

      Dans un espace de jeu exigu, Emmanuel Besnault parvient à imaginer une action dynamique qui ménage d’heureux effets de surprise et intègre même de brefs morceaux chantés. La scène d’ouverture pose d’emblée le ton en montrant le spectaculaire naufrage d’un petit bateau ballotté dans des draps-vagues, pour donner ensuite lieu à une rencontre énigmatique entre Prospéro assis les jambes croisées et Ariel se mouvant derrière lui dans une semi-obscurité toute mystérieuse, puis à celle entre Prospéro et Miranda s’entretenant avec un plus grand réalisme dans une tonalité de confidence. L’apparition farouche du monstre Caliban incarné par Ethan Oliel introduit dans l’action un savoureux jeu grotesque, avant que le jeune comédien ne réapparaisse sur scène dans un costume de galant pour séduire Miranda tombant littéralement sous son charme dans un coup de foudre réciproque. Une action dramatique riche en rebondissements et en apparitions gagne ainsi, dans cette version condensée de La Tempête, d’autant plus en efficacité et en énergie que les seuls propos de Prospéro suppléent aisément aux scènes enlevées et que les scènes retenues produisent un effet d’accélération dans la variation de tonalités. Jérôme Pradon, dans le rôle du duc, Marion Préïté, dans ceux de Miranda, Ariel et Stephano, et Ethan Oliel, dans ceux de Ferdinand et Caliban, créent avec une légèreté virevoltante des personnages aussi hauts en couleur pour certains qu’expressifs et palpitants ou émouvants pour d’autres.

      Si Emmanuel Besnault nous a enchantés avec sa création de Fantasio au Théâtre Lucernaire, sa Tempête donnée cette fois-ci au Théâtre de la Huchette en fait autant tout en nous persuadant de l’indéniable talent de ce metteur en scène entouré d’excellents comédiens. Son nouveau spectacle relève avec féerie le défi de jouer du Shakespeare dans une adaptation captivante pour trois comédiens sur une aussi petite (et célèbre) scène parisienne qu’est la Huchette.

Comédie-Française : La Mort de Danton

      La Mort de Danton (Dantons Tod, 1835) est une pièce de théâtre du dramaturge allemand Georg Büchner connu en plus pour ses deux autres drames Léonce et Léna (1836) et Woyczek (1837) : Simon Delétang s’en empare dans une nouvelle mise en scène plastique destinée à la Comédie-Française (>). Si au premier abord cette mise en scène se présente comme tout à fait classique, elle ne renvoie pas moins aux spectateurs français une image sidérante de la Révolution appréhendée comme un grand mythe national.

      La Révolution, dès ses premiers jours, enclenche la marche des événements les plus bouleversants dans l’histoire de la France moderne, conduisant aux changements socio-politiques qui transforment profondément la société française. Elle entraîne certes la chute de l’Ancien-Régime et de la monarchie absolue, signant symboliquement la fin des privilèges officiels fondés sur les prérogatives nobiliaires, mais elle ne le fait pas sans verser du sang et sans faucher des milliers de vies au prix d’une lutte idéologique menée au nom de la liberté et de l’égalité brandies avec un despotisme farouche. Les figures qui mènent cette lutte dans ses différentes phases produisent, chemin faisant, des écrits et des discours restés célèbres non sans pour autant susciter de vives polémiques quant à la mise à l’épreuve de leurs idéaux révolutionnaires au regard de nombreux actes sanglants engendrés. Danton, actif à l’aube et au cours de la Révolution dont il ne verra jamais la fin pour avoir été broyé par le système qu’il a lui-même instauré, est l’une des figures les plus emblématiques : son destin a fait l’objet de maints récits controversés qui le hissent au rang de mythes. Georg Büchner, dans sa pièce, s’en saisit avec une touche romantique pour nous livrer un personnage humain en proie à des désillusions politiques.

La Mort de Danton
La Mort de Danton, Comédie-Française 2023 © Christophe Raynaud de Lage

      Le titre du drame, La Mort de Danton, annonce d’emblée la tonalité tragique de la pièce, faisant par-là un clin d’œil manifeste à la tragédie classique française, à ceci près que son action est divisée, non pas en cinq, mais en quatre actes, et qu’elle ne respecte pas les principes de vraisemblance en vigueur à l’âge classique. Cette action, étendue sur les derniers jours de la vie de Danton, repose sur le cheminement épique de ce personnage conduit à l’échafaud aux côtés d’autres révolutionnaires modérés en désaccord avec Robespierre et Saint-Just à la tête des Jacobins triomphants. Répondant au modèle d’un héros romantique plongé dans un profond mal-être, Danton se laisse aller tant à la lassitude et à la jouissance qu’il sombre dans une mélancolie désenchantée révélée à travers des discours sur la mort et la valeur de la vie. Confronté à l’intransigeance de Robespierre, puis à la corruption du Tribunal révolutionnaire, il est aussi amené à revenir sur ses convictions politiques, ses erreurs et son désabusement quant à la cause défendue. Ce qui séduit dès lors dans la construction dramatique de ce personnage historique, c’est cette brèche béante qui le montre livré à des doutes proprement existentiels. Si sa création saisissante par Loïc Corbery rapproche cette figure mythique du public, la mise en scène de Simon Delétang semble pourtant l’en éloigner.

      La scénographie aménage l’espace scénique de façon quasi géométrique à la manière d’une peinture de Jacques-Louis David. Plusieurs scènes, la disposition des personnages et le jeu de clair-obscur semblent en effet nous transporter dans un tableau imaginaire de ce peintre néoclassique. De hauts murs aux cadres gris des pierres de taille ornées de pilastres et arabesques dorés délimitent l’espace avec une apparente symétrie tout en soulignant la hauteur et la profondeur vertigineuses de la scène de laquelle se détache l’action dramatique. Cette symétrie est bousculée par deux entrées situées l’une à l’opposé de l’autre sur un axe diagonal, mais aussi par le mobilier qui réunit symboliquement deux espaces différents qui se font face, à savoir, à jardin, des canapés et des fauteuils bleus qui évoquent, avant de disparaître, le luxe d’un cabinet ou d’un salon du XVIIIe siècle et, à cour, une table et des bancs en bois qui, quant à eux, représentent dans un premier temps ces lieux de rencontre populaires comme la salle de réunion du couvent des Jacobins. Ces éléments scénographiques ainsi que les costumes et les accessoires renferment dès lors l’action dans une époque historique bien reconnaissable et pouvant être observée, de près comme de loin, comme une grande fresque épique mouvante.

 

      L’action scénique se déroule à travers des tableaux colorés aussi bien mis en relief par de délicats effets de clair-obscur picturaux que séparés par de puissants effets sonores qui préfigurent la marche inéluctable de la Révolution vers son autodestruction. Tandis que les personnages cheminent vers cette fin tragique dans un entre-soi historique en renvoyant aux spectateurs une image idéalisée, le grand médaillon de la Méduse de Caravage (Galerie degli Uffizi), incrusté entre la porte du milieu et la fenêtre en arcade en haut du grand mur du fond, nous rappelle certes inlassablement l’issue fatale, mais perce aussi la séparation stricte instaurée entre la scène et la salle. Tandis que les spectateurs semblent confortablement se laisser raconter la grande épopée nationale centrée en l’occurrence sur l’élimination d’un héros révolutionnaire, ce même héros et certains personnages brisent ponctuellement le prétendu quatrième mur pour infléchir la portée de ce déroulement pittoresque aux accents tragiques : ils s’avancent sur le devant de la scène comme pour interpeller les spectateurs pris tacitement pour témoins. Danton vient s’asseoir sur la rampe pour tenir un discours sur la mémoire avant d’être arraché de son prétendu rêve par un violent orage qui le ramène d’un coup dans la fiction. Robespierre, incarné par Clément Hervieu-Léger, quant à lui, s’avance sur le devant de la scène, le regard ostensiblement dirigé vers la salle, pour dénoncer avec véhémence la proposition de Legendre, celle de laisser Danton accusé de trahison s’exprimer devant la Convention. Ces incursions ambiguës tendent à nous faire prendre conscience de la dimension mythique de l’action comme à mettre en relief son interférence possible, quoique symbolique, avec notre époque.

      Dix-sept comédiens s’activent sur scène pour porter sur leurs épaules le poids du récit de la mort de Danton. Loïc Corbery dans le rôle-titre crée un personnage organique en chair et en os qui contraste le plus avec les autres : il nous convainc aisément du déchirement existentiel de Danton en variant avec souplesse ses postures sans jamais perdre cet air de mélancolie qui traduit ce que les romantiques appellent le mal du siècle. Clément Hervieu-Léger crée Robespierre en distinguant deux types d’attitude : celle, d’abord, dont ce personnage le plus controversé de l’Histoire de France s’affuble en public pour soutenir sa réputation de l’incorruptible, et qui consiste en une parfaite maîtrise de soi, mais le comédien ne laisse pas de le montrer fragilisé et hésitant lors de moments intimes. Saint-Just de Guillaume Gallienne paraît en revanche inébranlable dans ses convictions politiques, prêt à tout sacrifier pour défendre l’idéal de pureté de la cause révolutionnaire. Gaël Kamilindi incarne, quant à lui, cet autre personnage emblématique qu’est Camille Desmoulins : il lui donne un air rêveur tout en lui prêtant des mouvements agiles, exprimant ainsi l’ardeur pour laquelle ce journaliste révolutionnaire est réputé. Si ces quatre comédiens créent avec leur soin habituel des personnages individualisés qui affectent le plus les spectateurs, les autres représentent davantage des personnages types pour composer avec élégance des tableaux épiques.

      La Mort de Danton dans la mise en scène de Simon Delétang donnée à la Comédie-Française nous séduit ainsi non seulement par l’excellente maîtrise du jeu de tous les comédiens, mais aussi par ses choix dramaturgiques délicats qui renvoient magistralement, mais non sans une certaine nostalgie, la Révolution à ce qu’elle est devenue pour nous : un grand mythe tragique renfermé désormais dans une histoire terrible lointaine et émaillée d’idéaux fallacieux. Une telle prise de conscience ne manque sans doute pas de produire un élégant effet de vertige à l’image de la scénographie.

Théâtre de la Contrescarpe : Vous n’aurez pas la Bretagne

      Vous n’aurez pas la Bretagne est une création originale d’Alain Péron donnée au Théâtre de la Contrescarpe (>) dans une mise en scène captivante de l’auteur. Auteur déjà de J’ai sauvé la France ! L’incroyable destin de Charles VII, Alain Péron puise à nouveau, pour sa troisième pièce de théâtre, dans l’histoire médiévale en amenant cette fois-ci sur scène des figures historiques tant soit peu oubliées mais qui, à leur époque, ont marqué l’histoire de France : en l’occurrence, celle de l’intégration de la Bretagne dans le Royaume de France à la suite de nombreuses péripéties sanglantes.

      L’histoire de France est certes une source d’inspiration inépuisable pour de nombreux dramaturges anciens et modernes, mais rares sont ceux qui se tournent vers ses pages moins emblématiques comme cette période de la fin du XVe siècle qui précède l’arrivée au trône de François Ier (1515) marquée par la rivalité avec Charles Quint et par l’importation en France de la Renaissance italienne, ce qui contribuera au rayonnement international de la France au cours du XVIe siècle. Alain Péron a dès lors le mérite de nous faire redécouvrir des événements peu connus liés aussi bien aux règnes consécutifs de Charles VIII (1483-1498) et de Louis XII (1498-1515) qu’à l’affrontement politique entre Anne de Bretagne et Anne de France, sœur de Charles VIII et régente lors de la minorité de ce dernier, réputée pour avoir préparé le rattachement définitif du duché de Bretagne au Royaume de France. Des tensions personnelles et politiques entre ces quatre figures, unies par des liens de sang comme par des contrats de mariage, font l’objet de la pièce d’Alain Péron Vous n’aurez pas la Bretagne qui parvient à leur donner une certaine épaisseur psychologique favorisée par son passage à la scène.

Vous n’aurez pas la Bretagne, Théâtre de la Contrescarpe © Fabienne Rappeneau

      La rencontre entre Anne de France et Anne de Bretagne se trouve certes au cœur du conflit qui réunit les deux femmes politiques au travers du statut de la Bretagne, mais la seule question bretonne est rapidement dépassée dans la mesure où l’écriture d’Alain Péron donne la primauté au déploiement de quatre récits de vie fragmentés enchevêtres les uns dans les autres. Les quatre personnages sont en effet successivement liés et opposés par des intérêts complexes inextricables, auxquels vient se superposer, de façon ambiguë, la passion amoureuse sans jamais s’imposer comme la véritable force motrice de leurs agissements. L’action de la pièce tient au premier abord à une succession rapide de scènes pittoresques nouées autour d’événements biographiques et historiques capitaux qui permettent de dérouler de façon imagée le récit épique de la période prise pour cadre spatio-temporel. Mais l’intérêt de la pièce est loin d’être platement didactique. Si cette succession épique des scènes courtes qui englobent une histoire de quatre décennies ne semble pas propice au développement des caractères, la création scénique supplée précisément à ce « manque » avec efficacité, et entraîne par-là même une délicate tension dialectique instaurée entre une progression dynamique de l’action sur le plan narratif et une émergence saisissante des portraits vivants des quatre personnages au niveau scénique.

      Une scénographique dépouillée sert les passages rapides de scène en scène : un plateau oblong central, recouvert d’un drap blanc, se transforme, selon les besoins de l’action, en lit de noces, lit d’accouchement ou lit de mort, mais aussi en un piédestal muni d’un trône ou un simple banc situé dans un jardin florentin. Les comédiens sont en revanche vêtus de costumes librement inspirés des portraits officiels et des codes vestimentaires de la fin du XVe siècle, ce qui transpose symboliquement l’action à l’époque historique évoquée, mais ce qui donne aussi du poids à la création des personnages campés dans un espace épuré. L’économie faite de personnages épisodiques comme de moyens scéniques convoqués généralement pour constituer des fresques historiques est avec efficacité compensée par un grand écran installé au fond de la scène pour accompagner le déroulement de l’action par la projection d’images symboliques en lien avec les événements relatés, qu’il s’agisse de paysages, statues, vitraux ou peintures. Les bandes musicales qui séparent les différentes scènes et qui reviennent ainsi très régulièrement scander les changements transcendent dans le même temps les choix matériels faits en conférant au spectacle une dimension mystique exaltée : les personnages se présentent dès lors à nous dans des tableaux appréhendés comme des réminiscences fantasmées convoquées pour nous révéler leur histoire bouleversante.

 

      Au travers de nombreuses scènes dramatiques, chacun des personnages a l’occasion de revenir sur son histoire personnelle pour justifier ses positions politiques et de forger par-là une image sensible de son caractère. Si la royauté donne un certain lustre à leur vie, les quatre personnages portent en eux-mêmes un traumatisme poignant qui conditionne fatalement leur fragile bonheur. Les deux femmes semblent éprouvées précisément par leur condition de femme politique. Promise en mariage à plusieurs hommes dès son plus jeune, Anne de Bretagne, incarnée avec une grande noblesse par Mathilde Wislez, se laisse marier avec Charles VIII, puis avec Louis XII : toujours préoccupée par le destin de son duché, elle voit mourir aussi bien son premier mari dont elle finit par s’éprendre comme tous les enfants qu’elle met au monde. Anne de France, créée avec une sensibilité grave et sombre par Ondine Savignac, souffre, quant à elle, de ses ambitions politiques inassouvies, mais aussi de son amour secret pour Louis d’Orléans. Celui-ci est certes sacré Louis XII après la mort de Charles VIII, mais orphelin de père et maltraité par Louis XI, il se retrouve dès son jeune âge ballotté au coeur d’un échiquier politique impitoyable. Charles VIII, devenu roi à l’âge de treize ans et placé sous la tutelle d’Anne de France, est lui aussi profondément marqué par la froideur brutale de Louis XI qui est son propre père. Tandis que le Charles VIII d’Aurélien Boyer ne semble jamais vraiment sortir de son enfance — son parler sans diction et ses grands airs nous en persuadent inlassablement —, le Louis XII de Thomas Maurin nous paraît doué d’un sang-froid résigné, noyé par intermittence dans la débauche. Les quatre comédiens nous permettent ainsi d’apprécier la subtilité sans pathos de la peinture psychologique.

Théâtre Lucernaire : Monsieur Proust

      Monsieur Proust, à l’affiche au Théâtre Lucernaire (>), est une création sensible conçue par Ivan Morane à partir des entretiens de Céleste Albaret et Georges Belmont. Céline Samie est ainsi amenée à revêtir le costume de la dernière gouvernante de Marcel Proust pour nous livrer un témoignage authentique tant sur l’écriture d’A La Recherche du Temps Perdu que sur la vie intime de l’écrivain, témoignage d’autant plus palpitant que la comédienne parvient à nous communiquer toute l’affection de Céleste pour son cher « maître ».

      Après avoir obtenu, en 1919, le prix Goncourt pour son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Marcel Proust devient rapidement un écrivain célèbre et reconnu par ses pairs, ce dont témoigne symboliquement sa « réconciliation » avec André Gide farouchement opposé, en 1913, à la publication du manuscrit de son Côté de chez Swann proposé aux éditions Gallimard — Céleste Albaret revient au reste sur cette anecdote sulfureuse à charge pour André Gide embarrassé précisément en 1919 par son tour pendable. Mais si celui-ci avait agi de la sorte, c’était bel et bien au regard de la réputation de Proust connu pour être habitué de salons mondains d’époque. Beaucoup de rumeurs et contrevérités circulaient dès lors sur son compte, alimentées sans doute aussi de la lecture à clé de sa Recherche du Temps Perdu, inspirée de sa propre vie et de ses rencontres mondaines — même si le personnage-narrateur qui ressemble à maints égards à son auteur ne représente nullement Proust comme s’il s’agissait d’un récit autobiographique. Céleste Albaret sort de son silence en 1972, cinquante ans après la mort de l’écrivain, à l’âge de 82 ans, pour remettre les choses à plat dans le souci de la vérité.

Monsieur Proust, Théâtre Lucernaire 2022 © Lot

      Le témoignage de Céleste Albaret sur la vie de Proust a été enregistré et diffusé récemment sur France-Culture, mais aussi retranscrit et adapté sous forme de récit pour un livre intitulé Monsieur Proust (Robert Lafont). Ivan Morane reprend des passages de cet ouvrage pour les prêter à la mise en voix de Céline Samie qui s’en empare avec une grande délicatesse. Il faut cependant souligner que les souvenirs de Céleste Albaret sur Proust se mêlent inextricablement au récit fragmenté de sa propre vie et qu’ils révèlent par-là l’attachement affectif de l’un pour l’autre. Ce récit de vie intègre certes celui de Proust suivant un axe chronologique, mais Céleste Albaret rapporte également des récits de Proust évoquant des épisodes qui précèdent son engagement. Il en ressort une tension dialectique entraînée par la volonté de raconter la vie de Proust et une certaine tendance pudique qui pousse la narratrice à son impossible effacement. Si celle-ci évoque par exemple son mariage avec Odilon, chauffeur de Proust, ou son entrée en service avec une touche pittoresque, elle semble se l’autoriser afin d’authentifier la valeur propre de son témoignage. Céleste ne s’efface ainsi jamais entièrement de son récit de la vie d’un autre qui tend en fin de compte moins à rétablir une vérité historique qu’à traduire une admiration passionnée pour l’écrivain. Et c’est précisément la portée humaine de cette passion brûlante qui rend palpitants et pétillants les propos de Céleste dans le spectacle d’Ivan Morane.

 

      La scénographique et l’action scénique situent par ailleurs ces propos dans un entre-deux spatio-temporel ambigu, entre le moment de l’activité mémorielle de Céleste vêtue d’une robe noire et celui qui, par le biais d’un puissant effet d’introspection, semble par intermittence la transposer à l’époque même de son récit. La prestance magnétisante de Céline Samie qui paraît certes présente dans la salle, mais comme absorbée par le temps romanesque sublime cette rencontre extraordinaire entre les deux Célestes, dame âgée de 82 ans et jeune fille accompagnant Proust dans les années 1910. La magie théâtrale opère ici pleinement grâce au seul corps médusant de la comédienne qui investit un espace scénique quasiment vide, si une simple chaise en bois placée à cour ne l’occupait de façon symbolique — en référence sans doute au caractère narratif de l’action scénique. Seuls un éclairage discret qui plonge la scène dans une semi-obscurité énigmatique et quelques bandes musicales qui évoquent çà et là l’époque de Proust accompagnent Céline Samie dans sa fabuleuse création de Céleste Albaret. La comédienne s’y prend au premier abord en distinguant entre plusieurs voix bien identifiables, celles des deux Célestes et celle de Proust pour les personnages principaux du récit, conférant par-là une épaisseur éthérée à ces personnages qui se détachent de sa présence scénique tout en s’y confondant. Elle les nuance cependant en suivant leur évolution épique ainsi que leur état psychologique, se coulant en plus dans une posture fiévreuse exaltée qui laisse apparaître toute la passion de Céleste pour Proust dans une innocence émouvante. Céline Samie nous persuade ainsi inlassablement de la sincérité supposée la plus pure des propos du personnage qu’elle incarne avec une finesse époustouflante.

     Monsieur Proust, dans la mise en scène d’Ivan Morane, est un spectacle à la fois frappant et captivant tant par la valeur du témoignage porté sur un écrivain devenu légendaire en moins d’un siècle que par l’interprétation de Céline Samie dans le rôle de Céleste Albaret. Avec très peu de moyens scéniques, la comédienne nous embarque pour un voyage théâtral mémorable.