Monsieur Proust, à l’affiche au Théâtre Lucernaire (>), est une création sensible conçue par Ivan Morane à partir des entretiens de Céleste Albaret et Georges Belmont. Céline Samie est ainsi amenée à revêtir le costume de la dernière gouvernante de Marcel Proust pour nous livrer un témoignage authentique tant sur l’écriture d’A La Recherche du Temps Perdu que sur la vie intime de l’écrivain, témoignage d’autant plus palpitant que la comédienne parvient à nous communiquer toute l’affection de Céleste pour son cher « maître ».
Après avoir obtenu, en 1919, le prix Goncourt pour son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Marcel Proust devient rapidement un écrivain célèbre et reconnu par ses pairs, ce dont témoigne symboliquement sa « réconciliation » avec André Gide farouchement opposé, en 1913, à la publication du manuscrit de son Côté de chez Swann proposé aux éditions Gallimard — Céleste Albaret revient au reste sur cette anecdote sulfureuse à charge pour André Gide embarrassé précisément en 1919 par son tour pendable. Mais si celui-ci avait agi de la sorte, c’était bel et bien au regard de la réputation de Proust connu pour être habitué de salons mondains d’époque. Beaucoup de rumeurs et contrevérités circulaient dès lors sur son compte, alimentées sans doute aussi de la lecture à clé de sa Recherche du Temps Perdu, inspirée de sa propre vie et de ses rencontres mondaines — même si le personnage-narrateur qui ressemble à maints égards à son auteur ne représente nullement Proust comme s’il s’agissait d’un récit autobiographique. Céleste Albaret sort de son silence en 1972, cinquante ans après la mort de l’écrivain, à l’âge de 82 ans, pour remettre les choses à plat dans le souci de la vérité.
Le témoignage de Céleste Albaret sur la vie de Proust a été enregistré et diffusé récemment sur France-Culture, mais aussi retranscrit et adapté sous forme de récit pour un livre intitulé Monsieur Proust (Robert Lafont). Ivan Morane reprend des passages de cet ouvrage pour les prêter à la mise en voix de Céline Samie qui s’en empare avec une grande délicatesse. Il faut cependant souligner que les souvenirs de Céleste Albaret sur Proust se mêlent inextricablement au récit fragmenté de sa propre vie et qu’ils révèlent par-là l’attachement affectif de l’un pour l’autre. Ce récit de vie intègre certes celui de Proust suivant un axe chronologique, mais Céleste Albaret rapporte également des récits de Proust évoquant des épisodes qui précèdent son engagement. Il en ressort une tension dialectique entraînée par la volonté de raconter la vie de Proust et une certaine tendance pudique qui pousse la narratrice à son impossible effacement. Si celle-ci évoque par exemple son mariage avec Odilon, chauffeur de Proust, ou son entrée en service avec une touche pittoresque, elle semble se l’autoriser afin d’authentifier la valeur propre de son témoignage. Céleste ne s’efface ainsi jamais entièrement de son récit de la vie d’un autre qui tend en fin de compte moins à rétablir une vérité historique qu’à traduire une admiration passionnée pour l’écrivain. Et c’est précisément la portée humaine de cette passion brûlante qui rend palpitants et pétillants les propos de Céleste dans le spectacle d’Ivan Morane.
La scénographique et l’action scénique situent par ailleurs ces propos dans un entre-deux spatio-temporel ambigu, entre le moment de l’activité mémorielle de Céleste vêtue d’une robe noire et celui qui, par le biais d’un puissant effet d’introspection, semble par intermittence la transposer à l’époque même de son récit. La prestance magnétisante de Céline Samie qui paraît certes présente dans la salle, mais comme absorbée par le temps romanesque sublime cette rencontre extraordinaire entre les deux Célestes, dame âgée de 82 ans et jeune fille accompagnant Proust dans les années 1910. La magie théâtrale opère ici pleinement grâce au seul corps médusant de la comédienne qui investit un espace scénique quasiment vide, si une simple chaise en bois placée à cour ne l’occupait de façon symbolique — en référence sans doute au caractère narratif de l’action scénique. Seuls un éclairage discret qui plonge la scène dans une semi-obscurité énigmatique et quelques bandes musicales qui évoquent çà et là l’époque de Proust accompagnent Céline Samie dans sa fabuleuse création de Céleste Albaret. La comédienne s’y prend au premier abord en distinguant entre plusieurs voix bien identifiables, celles des deux Célestes et celle de Proust pour les personnages principaux du récit, conférant par-là une épaisseur éthérée à ces personnages qui se détachent de sa présence scénique tout en s’y confondant. Elle les nuance cependant en suivant leur évolution épique ainsi que leur état psychologique, se coulant en plus dans une posture fiévreuse exaltée qui laisse apparaître toute la passion de Céleste pour Proust dans une innocence émouvante. Céline Samie nous persuade ainsi inlassablement de la sincérité supposée la plus pure des propos du personnage qu’elle incarne avec une finesse époustouflante.
Monsieur Proust, dans la mise en scène d’Ivan Morane, est un spectacle à la fois frappant et captivant tant par la valeur du témoignage porté sur un écrivain devenu légendaire en moins d’un siècle que par l’interprétation de Céline Samie dans le rôle de Céleste Albaret. Avec très peu de moyens scéniques, la comédienne nous embarque pour un voyage théâtral mémorable.