Marion 13 ans pour toujours est une pièce coécrite par Nora Fraisse et Jacqueline Rémy sur le thème du harcèlement scolaire en lien avec le développement des nouvelles technologies, les réseaux sociaux en particulier : présentée au théâtre Les Déchargeurs dans une mise en scène percutante de Frédéric Andrau (>), cette création est une adaptation pour le théâtre du livre de Nora Fraisse (Livre de Poche, 2016), qui a fait l’objet, en 2017, d’une adaptation pour la télé. C’est ainsi une nouvelle façon de faire vivre l’histoire douloureuse d’une jeune fille qui s’est pendue en 2013 et ce, pour alerter sur un phénomène répandu qui peut rapidement faire des ravages en milieu scolaire.
Marion 13 ans pour toujours est le témoignage d’une mère bouleversée par le suicide de sa fille entraîné par un harcèlement de plusieurs mois passé inaperçu jusqu’au passage à l’acte fatal. S’il s’agit de mettre en lumière une histoire vraie qui est récente (2013), le récit ne délivre que le point de vue parcellaire de Nora Fraisse, constitué d’éléments et informations obtenus à la suite d’une enquête personnelle. Plusieurs zones d’ombre persistent qui ne permettent toujours pas de comprendre à la famille ce qui s’est passé exactement, pour que Marion en classe de 5e soit poussée au suicide par ses camarades de collège. Certes, le témoignage de la mère ne manque pas de révéler plusieurs failles relatives à la gestion de l’affaire et peut-être même à l’enquête policière, mais il n’est pas tant question d’accuser ou montrer du doigt les responsables que de reconstituer les événements dans le but de rechercher la vérité. C’est une démarche toute humaine susceptible d’aider à faire le deuil à la manière de ces personnages durassiens qui eux aussi enquêtent inlassablement sur le passé pour se délivrer de souffrances de longue date qui pèsent sur leur vie.
Si l’action de Marion 13 ans pour toujours suit un déroulement épique en retraçant la vie de la jeune fille, de la naissance à la mort, et en la prolongeant à travers des éléments d’enquête rassemblés, elle ne garde du récit initial que sa dimension narrative pour avoir condensé une longue durée d’histoire dans un spectacle d’une heure et quart. L’action dramatique proprement dite repose en effet sur des dialogues posthumes instaurés le plus souvent entre la fille morte et ses parents qui l’interrogent autant sur son acte que sur les circonstances qui l’y ont précipitée. Comme les auteurs du texte évitent soigneusement d’interpréter les faits pour présenter ce spectacle témoignage sous le signe de la plus grande objectivité possible, les scènes semblent plus juxtaposées selon les données disponibles qu’elles ne constituent une fiction rationalisée pour paraître parfaitement cohérentes dans un ensemble homogène. C’est ainsi que les parents obtiennent de leur fille les mêmes réponses laconiques qu’ils semblent avoir reçues de son vivant, ou que Marion se laisse aller à la lecture de sa bouleversante lettre d’adieu ou à celle des échanges retrouvés dans son téléphone. C’est dès lors aux spectateurs d’élaborer une interprétation personnelle et de tirer des faits racontés une « leçon » ou une « mise en garde » contre les méfaits du harcèlement. Ce parti pris élude dans le même temps la volonté de ternir le blason de l’institution scolaire en ne révélant que des témoignages personnels avérés qui laissent pourtout les spectateurs perplexes quant à la gestion de l’affaire. L’action ainsi construite, intégrant aussi bien des zones d’ombre que des non-dits, gagne en force et en authenticité.
La scénographie présente un plateau nu, sans aucun décor particulier, si ce n’est un banc en bois placé au milieu de la scène. C’est sur ce banc que s’installe Nina Thiéblemont, dans le rôle de Marion, au son de joyeux cris d’enfants évoquant une cour de collège ; c’est aussi là que les deux comédiens qui incarnent les parents la rejoignent en entrant sur scène par le fond de la salle, du côté des vivants. La scène s’impose dès lors aux spectateurs comme un lieu magique capable de réunir les morts et les vivants, de par son statut d’« illusion comique », dans une étrange communion qui établit un dialogue impossible entre un passé irréversible et un présent douloureux. L’aspect dépouillé renforce l’intensité des propos poignants portés par les victimes sans toutefois s’acharner sur les coupables. Le téléphone portable qui représente le seul accessoire rappelle par ailleurs l’extension du harcèlement scolaire sur le domaine privé et par-là l’impossibilité de la victime d’échapper à ceux qui la persécutent avec une plus grande cruauté. Ces choix symboliques sont dramaturgiquement d’autant plus efficaces qu’il ne s’agit pas de produire un spectacle pittoresque dans le seul but d’émouvoir les spectateurs ou dans celui, le cas échéant, de rendre un simple hommage public à la jeune fille : l’émotion se mêle ici avec tendresse à la volonté de remuer les consciences pour les intéresser non seulement au cas particulier de Marion Fraisse, mais aussi à l’ampleur du phénomène et à l’urgence de réagir vite.
Trois comédiens s’emparent de la création de plusieurs personnages : ceux de Marion et de ses parents, mais aussi des personnages épisodiques tels que le principal du collège, les professeurs de gym et de français ou le père d’un ancien camarade de classe. Nina Thiéblemont, tout d’abord, incarne la jeune fille morte avec attachement : sans pathos et sans grands gestes, elle lui prête une allure sereine tout en persuadant les spectateurs que Marion a retrouvé la paix dans la mort et qu’elle a réussi à pardonner, ce que laisse au reste entendre la teneur de sa lettre d’adieu adressée à ses camarades de classe. Cet apaisement émouvant fait ressortir la souffrance de Marion avec une plus grande force que ne l’auraient fait des cris ou des propos irascibles. Cette posture correspond au caractère supposé de la jeune fille qui paraît ainsi comme non conflictuelle : elle la montre en même temps dans une impuissance désarmante face à la férocité sadique de ceux qui l’agressaient au quotidien. Le contraste entre l’apaisement et cette violence évoquée sans hostilité est saisissant. Valérie Da Mota et Renaud Le Bas, dans le rôle des parents essentiellement, prolongent ensuite cet effet de contraste en adoptant le même type de postures équilibrées : ils ne versent ni dans le pathos ni dans la rancune, ils créent des personnages aussi bien tourmentés par la mort de leur fille qu’ouverts au dialogue et prêts à porter leur deuil avec une sublime hauteur d’âme.
Marion 13 ans pour toujours est une création vibrante d’émotion qui évoque avec délicatesse une histoire poignante. Les auteurs et le metteur en scène ont opté pour la simplicité du dispositif scénographique afin de donner aux propos une résonance lisse d’autant plus efficace que des éléments manquants ne permettent pas de saisir tous les enjeux épiques et psychologiques qui ont conduit Marion au suicide. L’équilibre trouvé entre l’expression de la douleur ressentie par les parents et leur détermination de la partager pour alerter sur le harcèlement scolaire est tout à fait convaincant. C’est une réussite !