Théâtre de l’Île Saint-Louis : Le Caprice de Sade 1772

Le Caprice de Sade 1772 affiche Le Caprice de Sade 1772 est une pièce d’Isabelle Toris Duthillier présentée dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre de l’Île Saint-Louis Paul Rey (>). Elle réunit dans une action unique plusieurs personnages de l’entourage du Marquis de Sade afin d’évoquer sa passion tant pour les lettres que pour sa belle-sœur Anne et ce, au moment où il se trouve condamné à mort par le parlement de Provence à la suite de la sulfureuse affaire de Marseille. Rédigée dans une savoureuse langue du XVIIIe siècle, qui mêle avec finesse l’alexandrin au phrasé classique, cette pièce épatante nous plonge voluptueusement au cœur de la vie passionnée du divin marquis.

      Dès ses premiers scandales liés à toute une gamme de pratiques dépeintes dans l’abondante littérature pornographique de l’époque, le Marquis de Sade (1740-1814), réputé athée et moralement dépravé, ne cesse de faire l’objet des fantasmes les plus audacieux. C’est qu’à ces scandales, rendus sans doute plus piquants grâce à l’affabulation propre à la presse contemporaine et aux correspondances privées, s’ajoute un œuvre littéraire subversif, que celui-ci fût parvenu à ses lecteurs par des voies officielles ou grâce au marché clandestin de colportage des livres imprimés à l’étranger. Au scandale de l’affranchissement sexuel se superpose ainsi celui de l’écrit polémique et ce, à la manière de la conduite de ces personnages sadiens qui ne discourent jamais sans passer à la pratique non seulement pour vérifier la validité des propos, mais aussi pour mettre à l’épreuve l’ordre et les valeurs de la nouvelle société bourgeoise émergeant grâce aux transformations socio-économiques véhiculées par les actions de ceux qu’on appelle communément les « philosophes des Lumières ». Les Infortunes de la vertu (1791) ou La Philosophie dans le boudoir (1795), deux ouvrages clandestins qui s’apparentent à des récits d’apprentissage, représentent, du point de vue philosophique, la négation la plus emblématique des valeurs humanistes des Lumières tout en interrogeant de façon systématique les limites du « mal » orchestré sous la juridiction de l’homme. L’œuvre de Sade relève dès lors moins de la fiction littéraire que d’une démarche philosophique au même titre que les œuvres de Descartes, Diderot ou Locke.

      De cette pensée philosophique qui repose sur la transgression systématique des interdits moraux, sociaux, politiques, religieux et sexuels, l’imaginaire populaire ne garde généralement en mémoire que le piquant des pratiques sexuelles auxquelles Sade a fâcheusement prêté son nom. C’est ainsi que les attentes des spectateurs ont été rapidement déçues lors des lectures des extraits de son œuvre proposées il y a quelques années par Isabelle Huppert, dans la mesure où les « turpitudes déjantées » ne représentent qu’une partie restreinte dans l’ensemble des écrits tout en s’inscrivant dans une pensée philosophique complexe avec laquelle elles font sens. Isabelle Toris Duthillier, quant à elle, contribue, avec son Caprice de Sade 1772, à déconstruire l’idée simpliste et réductrice que l’on se fait hâtivement du parcours de vie et de l’œuvre de Sade. Certes, le scandale et la débauche (mais non pas le libertinage au sens du XVIIIe siècle) constituent des données narratives incontournables pour mettre en œuvre la trame épique de l’action, mais l’auteure ne s’en saisit que pour dresser un autre portrait du Marquis dépassé lui-même aussi bien par ses écarts sexuels qui nourrissent son œuvre que par la réputation qui le rattrape pour avoir raison de l’attachement de celle dont il semble sincèrement amoureux — Anne-Prospère de Launay, sa belle-sœur, devenue chanoinesse à 19 ans, qu’il séduit en 1771 et avec qui il s’enfuit en 1772 à la suite de sa condamnation. Isabelle Toris Duthillier nous présente ainsi un Sade différent : celui qui cherche à atténuer ou à relativiser auprès des siens la portée de ses débauches pour reconquérir le cœur d’Anne, mais aussi un Sade à l’œuvre passionné de théâtre et de belles-lettres. Le « caprice » dans le titre de la pièce, en référence à sa comédie en cinq actes Le Capricieux, se conçoit dès lors à l’envers de ce que connote habituellement l’imaginaire sadien.

 

      La scénographie se distingue par sa plus grande simplicité : deux chaises anciennes placées au milieu de la scène sont les seuls accessoires, qui évoquent d’emblée le XVIIIe siècle et auxquels s’ajoutent par la suite un livre en cuir et de magnifiques costumes confectionnés par Benjamin Warlop. Malgré une sobriété décorative, l’esprit du XVIIIe siècle ne manque pas de s’instaurer rapidement dans la salle à travers des éléments choisis avec délicatesse plus pour réactiver l’imaginaire des spectateurs que pour chercher à le représenter matériellement. Tout repose en effet sur des gestes symboliques transcendés par le bruissement et l’éclat des étoffes ayant servi à la fabrication des robes et des tenues dont sont habillés les cinq comédiens. C’est d’autant plus subtil et dramaturgiquement efficace que l’action conçue par Isabelle Toris Duthillier se coule au premier abord dans cet imaginaire réputé à la fois folâtre et licencieux pour œuvrer ensuite à le dépasser en nous proposant un Sade tel qu’on ne veut souvent pas le connaître — plus sensible et raffiné qu’en proie à des pratiques déjantées. Les poutres et les boiseries peintes en rouge qui encadrent la scène, ensemble avec des choix musicaux qui préparent ou accompagnent certaines entrées dramatiques (Vivaldi ou Mozart), mais aussi la diction et les postures adoptées qui se marient merveilleusement avec l’élégance du phrasé classique, tout évoque durant une heure et quart cet esprit galant du XVIIIe siècle pour lequel il est réputé. La simplicité scénographique, dans un rapport dialectique avec le raffinement du costume, du propos et du geste, entraîne ainsi un puissant effet de féerie et d’attraction.

      L’action scénique proprement dite est empreinte d’une sensualité délicate qui nous renvoie plus au libertinage érotico-galant consacré dans l’œuvre de Crébillon fils qu’à la réalité matérielle des exploits sexuels impraticables, décrits par exemple dans La Philosophie dans le boudoir. La première scène qui invite sur le plateau Sade et son valet Latour semble à cet égard programmatique : elle montre les deux personnages dans l’intimité explicite d’une répétition tant soit peu lascive du Capricieux (la tirade mise en voix reproduite ci-dessous), dès lors que la chemise du valet découvre son torse et que le Marquis ne s’empêche pas de l’effleurer. Mais tout n’est en fin de compte que symbolique aussi bien pour suggérer des relations charnelles possibles et camper une ambiance suave que pour montrer l’attrait exercé par Sade sur les autres personnages qui ne cessent de le rechercher, à commencer par sa belle-mère Madame de Montreuil, sa femme Renée-Pélagie, mais aussi sa belle-sœur Anne-Prospère qui a du mal à s’en protéger. Sade les approche ainsi en les manipulant avec tendresse à travers des gestes et des regards sensuels convoqués pour traduire sa propension aux plaisirs du corps, position défendue dans Le Capricieux par Fonrose, victime d’une instabilité sentimentale.

 

      Guillaume Chabaud incarne ainsi un Sade élégamment séducteur en lui prêtant des postures aussi affables que gracieuses. Patrick Dogan crée un Latour dévoué et soumis à son maître auquel il semble vouer une admiration sans limites. Isabelle Toris Duthillier, quant à elle, apparaît dans le rôle de Mme de Montreuil, qu’elle montre d’abord sous le charme de son beau-fils, mais qui s’en prend à lui, après avoir découvert la liaison qu’il entretient avec sa fille Anne, avec autant de véhémence que de noblesse dans le ton adopté. Manon Dussap s’empare de la création de Renée-Pélagie en lui donnant une allure certes résignée face aux inconséquences d’un époux volage, mais élégamment fière et douloureusement éprise de lui. Maddy Dubois, dans le rôle d’Anne-Prospère, incarne une jeune femme en proie à une douleur émouvante exprimée avec dignité, sans excès de pathos. Tous les comédiens créent ainsi cinq personnages aux caractères et dispositions sentimentales finement individualisés, et conférent à leurs mouvements et gestes comme aux inflexions de leur voix ce je ne sais quoi de noble et de gracieux qui subjugue le spectateur pour le tenir en haleine du début à la fin.

      Le Caprice de Sade 1772 d’Isabelle Toris Duthillier est une pépite conçue dans l’esprit érotico-galant du XVIIIe siècle pour réactiver, avec autant d’espièglerie que d’intelligence, l’imaginaire libertin de cette époque mythique emportée par la Révolution française. Elle met en vie l’une des figures les plus emblématiques et les plus problématiques en remodelant les clichés tissés autour de son œuvre : elle nous donne à avoir un Sade plus sensible et plus soucieux de ses écrits littéraires que le spectateur ne se le représente habituellement.

Le Caprice de Sade
Le Caprice de Sade, de et par Isabelle Toris Duthillier, Théâtre de l’Île Saint-Louis © Marek Ocenas

 

FONROSE, avec chaleur et légèreté

                          Contemplez la nature,
Offre-t-elle à vos yeux sous une règle sûre
La fatigant tableau de l’uniformité ?
Tout en elle est changeant, tout est variété.
Dans aucun de ses jeux sa main n’est ressemblante,
C’est par-là qu’elle plaît, c’est par-là qu’elle enchante.
Observer du zéphyr les agiles ardeurs :
Lui voyez-vous jamais prolonger ses faveurs ?
Voltigeant sans nul choix sur les filles de Flore,
Son souffle délicat ne veut que les éclore.
Il en trouve, il parcourt, il rafraîchit leurs sens,
Et toutes en un jour servent à ses desseins ;
Les tendres déités, où nos transports s’adressent,
Sont les mêmes hélas ! que ses baisers caressent,
Des mains de la nature, une femme, un beau lys,
Une rose, un œillet, sont des dons accomplis,
Mais qui n’ont, croyez-le, nulle autre différence
Qu’un peu plus ou moins d’art dans leur frêle existence.
Soyons donc, sans effroi, zéphyrs à notre tour,
Adorons les plaisirs et méprisons l’amour.
(Le Capricieux, IV, 6)