Penthésilées/Amazonomachie est une création originale de Marie Dilasser, présentée dans une mise en scène captivante de Laëtitia Guédon au Théâtre de la Tempête en mai 2022 (>). Cette création « polymorphe » de 2021 mêle le récit, la danse, le chant et la vidéo pour plonger intensément les spectateurs dans une atmosphère onirique aux confins de sacré : si Penthésilée est une reine des Amazones restée vivante dans des représentations qui interrogent les rapports de force entre femmes et hommes, Laëtitia Guédon la campe dans un entre-deux énigmatique qui nous offre une expérience théâtrale singulière.
La mythologie grecque, perpétuée tant dans des récits épiques que dans des tragédies, traverse des siècles en stimulant nos représentations et fantasmes sur les origines « primitives » de la pensée et la culture occidentales. Reprises dans des traductions ou réécrites selon les codes esthétiques, morales ou philosophiques en vigueur, les histoires tirées de la mythologie grecque nous amènent non seulement à considérer les archétypes qui structurent cette pensée et cette culture, mais aussi à confronter les interrogations fondamentales soulevées d’une époque à l’autre pour mettre en évidence des tensions qui fracturent nos sociétés en les faisant évoluer. Les Amazones véhiculent par exemple le fantasme de « femmes-guerrières », celles qui interviennent dans la Guerre de Troie dont la dernière année est racontée dans l’Iliade, et renvoient peut-être à des matriarcats disparus au profit de sociétés ordonnées selon les prérogatives masculines. Leur mythe se charge dès lors de ces projections qui mettent les femmes et les hommes sur le même pied d’égalité.
La plus célèbre dans l’histoire mythique des Amazones, une de leurs reines, Penthésilée décide, pour des raisons restées obscures, de soutenir les Troyens après la mort d’Hector. Mais elle et les douze autres Amazones qui l’accompagnent sont progressivement mises à mort par des guerriers grecs, Achille en particulier qui tue Penthésilée également. C’est peu après ce moment-là que Marie Dilasser situe l’action de sa pièce, dans cet outre-tombe antique mystérieux d’où la reine des Amazones s’adresse aux spectateurs pour évoquer ses combats et ceux d’autres femmes fortes qui auraient marché dans ses pas, même bien des siècles plus tard. Le spectacle repose ainsi sur la mise en voix quasi sacramentelle du récit de vie, à la fois épique et poétique, de Penthésilée dans la voix de laquelle tend à se confondre une multitude d’autres voix d’époques différentes. Le seul Achille, qui vient comme pour la hanter, accède au statut de sujet parlant, et recouvre la parole de Penthésilée sortie de scène sans parvenir pour autant à l’en chasser définitivement : le retour et le récit de la reine des Amazones semblent dès lors manifester sa force inépuisable renfermée dans la détermination qu’elle porte symboliquement au nom d’autres femmes, d’où le pluriel dans le titre.
La scène, quant à elle, représente une sorte de sanctuaire située dans l’antre imaginaire de Penthésilée suspendue dans un monde fantasmatique qui la place entre la mort d’un corps déchu et la vie d’une âme sensible dans l’éternité. Mais il ne s’agit que d’un lieu hautement symbolique aménagé, à la manière de celui d’une messe de magie noire, pour les besoins de cette communion théâtrale qui nous conduit à rêver le mythe de Penthésilée dans une ambiance mystique. Un piédestal, à cour, est recouvert de bougies qui dégagent une lumière scintillante et au milieu desquelles Penthésilée trône en proférant son discours sur la chute et la puissance des femmes. Pendant ce temps, une Amazone en transe l’accompagne en se laissant aller à une danse chamanique exécutée sur un sol recouvert de terre et en produisant des sons inarticulés pour souligner l’aspect sépulcral de ce récit d’amazonomachie. C’est sur là que se présentera Achille venu solliciter la faveur de Penthésilée et affirmer sa victoire définitive sur elle à travers une danse à la fois délirante et séduisante. Si, lors de la deuxième partie du spectacle, la reine des Amazones se retire pour ne réapparaître que sur le devant de la scène, c’est pour voir essentiellement comment sa mémoire est célébrée par un chœur de jeunes filles qui chantent de sublimes chants liturgiques médiévaux ainsi qu’un extrait de Lacrimosa. Une odeur d’encens confère à cette célébration quasi rituelle un profond sentiment de mysticité tout en renvoyant en sourdine à l’eucharistie chrétienne. Un écran oblong qui projette des paysages naturels et urbains variés ouvre à son tour vers d’autres époques ce moment intense qui mêle finement l’antique au médiéval pour souligner le transfert et la continuité de la mythologie grecque qui se trouve aux origines de l’humanité.
Penthésilées/Amazonomachie dans la mise en scène de Laëtitia Guédon réactive ainsi de façon très originale et convaincante le côté sacré et cultuel du premier théâtre grec fondé sur la mise en voix quasi religieuse de récits fondateurs. Ce spectacle impressionnant magnétise tous nos sens en nous transportant dans un univers mythique empreint de poésie. Son originalité tient précisément à une heureuse union d’éléments anciens et modernes qui établissent de précieuses passerelles entre le passé et le présent. Penthésilée revient en effet vers nous à travers la voix et le corps de l’éblouissante Lorry Hardel pour explorer le destin de femmes fortes confrontées d’une époque à l’autre au pouvoir exercé au sein des sociétés gouvernées par les hommes.