Fragments d’hommes est une création originale conçue par Fabien Le Mouël, mise en scène par François Rimbau au Théâtre de la Jonquière. Après Fragments de femmes créées en 2018, le comédien et dramaturge Fabien Le Mouël remue nos sensibilités en questionnant cette fois-ci la condition d’homme à travers une suite de fragments de tonalités différentes qui passent au crible autant de clichés que de sujets tabous ou sensibles pour dresser un portrait éclaté propre aux représentations de l’homme du XXIe siècle.
La façon d’être un homme dans la société moderne a sans aucun doute suscité moins d’interrogations que la condition des femmes dont l’émancipation fait l’objet d’un long processus entamé il y a plusieurs décennies. Ce processus a conduit même à l’émergence du féminisme ou à celle d’autres mouvements qui le font vivre en l’infléchissant. Si la condition des femmes est appréhendée par rapport à la prédominance masculine quasi indétrônable qui hiérarchise la société depuis de longs siècles, celle des hommes ne se conçoit généralement qu’au sein de la caste des hommes en perpétuant des représentations historiques véhiculées par la littérature épique qui célèbre les qualités physiques et morales d’un héros guerrier. C’est l’intérêt de la littérature du XIXe siècle porté aux classes moyennes et populaires qui entraîne la remise en cause de telles représentations en choisissant pour protagonistes de jeunes hommes sensibles voués à l’échec ou à l’impuissance (Julien Sorel, Lucien Chardon, Frédéric Moreau). La question de la façon d’être homme se pose ainsi au XXIe siècle avec d’autant plus d’acuité que la reconnaissance des revendications portées par les femmes et celle de minorités sexuelles œuvre de leur côté à désagréger le modèle de virilité, dans lequel ont du mal à se reconnaître des milliers d’hommes qui accèdent à une plénitude sociale autrement que par la manifestation inlassable de la force et de l’autorité. Fabien Le Mouël s’attache à questionner les limites de ce modèle en rassemblant des « fragments » proférés par des hommes meurtris.
La création de Fabien Le Mouël ne repose pas sur le déroulement linéaire d’une histoire que la représentation théâtrale tend habituellement à transcender en la hissant au rang d’histoires véritables. On aurait cependant du mal à la considérer comme une suite de simples sketchs dans la mesure où les scènes reliées par un thème commun ne cherchent pas systématiquement à susciter le rire des spectateurs : il s’agit plus précisément d’une mosaïque de « fragments » variés qui fait alterner l’humour et l’émotion en les mêlant à une poignante interrogation existentielle. L’écriture de Fragments d’hommes participe dès lors à cette esthétique de fragment et d’inachèvement qui ne croit pas au pouvoir transcendant des récits épiques, ni à celui d’embrasser la totalité d’une réalité représentée, mais qui se caractérise par la juxtaposition de pièces hétérogènes pour mettre en évidence des tensions qui conditionnent notre rapport aux idéologies et représentations. Si le récit reste l’élément fondamental de cette juxtaposition de fragments de natures différentes, il ne s’introduit donc pas dans l’écriture de Fabien Le Mouël comme un élément structurant et hiérarchisant les faits dans un ensemble ordonné pour célébrer une masculinité de façade qui est le fruit du marketing et de la publicité : le récit, décliné sous différentes facettes, est un récit-témoignage qui libère autant de douleurs que de frustrations engendrées par cette masculinité d’enfer.
La scénographie de Fragments d’hommes repose sur une scène dépouillée de laquelle se détachent les corps de trois comédiens habillés de pantalons et chemises noirs. Trois cubes blancs sont les seuls accessoires manipulés par les comédiens au gré de leurs interventions qui s’enchaînent avec une régularité approximative en donnant du poids aux récits convoqués sans basculer pour autant dans des longueurs. Chacun des fragments déclenche une dynamique singulière, fondée le plus souvent sur un effet de suspens ou un effet de surprise, ce qui entraîne un rire parfois mordant ou bien une émotion forte. Si la majorité de ces fragments se trouve mise en voix par l’un des trois comédiens, certains les réunissent dans des duos ou trios qui font sortir l’homme du XXIe siècle de sa bulle pour souligner des interactions éphémères qu’il entretient avec d’autres hommes dans des rapports de force d’autant plus ambigus que chacun des trois comédiens semble dessiner un type d’homme tant soit peu particulier. Harold Cruzet semble ainsi incarner un certain type de beau gosse confronté à des stéréotypes désarmants, Florian Velasco celui qui se trouve le plus souvent en proie à une solitude démoralisante, tandis que Fabien Le Mouël endosse ces témoignages bouleversants qui dévoilent le mal-être et des tribulations vécus par les homosexuels ou des hommes autrement sensibles. L’action scénique favorise ainsi des effets de contraste qui relancent régulièrement l’intérêt des spectateurs tout en éprouvant subtilement leur sensibilité.
Qu’est-ce donc qu’être homme, dès lors qu’on n’est pas ou qu’on refuse délibérément d’être dans la norme ? de s’émanciper à l’instar de ces femmes qui luttent douloureusement pour avoir le droit d’être elles-mêmes ? Si on s’approche de cette prétendue norme, tant promue par des magazines et la publicité à travers la notion de virilité, ne s’agit-il pas plutôt d’un concept stérile qui enferme l’homme dans un cercle vicieux sans stimuler positivement son épanouissement personnel ? Et si celui-ci refusait ainsi de se marier, de ne pas tomber amoureux, sur le conseil de son grand-père ? s’il refusait d’être père parce que les enfants, ça coûte une blinde et qu’ils te lâchent le moment venu ? et s’il décidait lui-même que sa copine doit le quitter parce que le couple s’est étiolé et que leur passion émoussée n’engendre plus que de la fadeur et de l’ennui ? Or, le refus de ce modèle bourgeois fondé sur la transmission des biens matériels semble conduire à une impasse : à la solitude de cet homme qui est un produit de la société de consommation et qui ne parvient pas à se réaliser seul dans un quotidien assommant, celui dont la vie intérieure se réduit à contempler la vie d’extérieur d’autres hommes dans un parc du XIXe, de cet homme abandonné de Dieu qui n’a jamais rien fait pour lui. Comment, en outre, trouver un équilibre, ou comment se (re)construire à la suite d’un traumatisme vécu par exemple au collège ou dans le métro ? comment s’assumer quand on est « différent » ou quand la carrière de comédien bascule dans la médiocrité ou dans le kitsch ? Autant d’interrogations entremêlées les unes aux autres, autant de fragments pensés sous forme de saynètes relevées par des jeux de mots et de clichés piquant la curiosité, autant d’hommes en quête d’eux-mêmes auxquels le spectacle de Fabien Le Mouël donne la parole…
Fragments d’hommes est l’une de ces créations qui nous affectent vivement par une certaine légèreté apparente introduite aux contacts de multiples récits ou portraits percutants. Fabien Le Mouël a parfaitement réussi, en confiant la mise en scène de son texte à François Rimbau, à porter un témoignage fort qui nous montre sans illusions les fractures de l’homme du XXIe siècle confronté à des questions existentielles.
Peu après sa création au théâtre de la Jonquière, le spectacle est rapidement repris au Théâtre Le Funambule (>).