A La Folie Théâtre : L’Étranger

      Vincent Barraud s’est emparé du plus célèbre roman d’Albert Camus pour le porter sur scène dans une performance captivante. Il l’avait déjà adapté, il y a plus de vingt ans, pour un seul-en-scène visuel avant de le reprendre en 2019 à l’occasion du Festival d’Avignon OFF dans une création épurée qui laisse résonner le phrasé de Camus à travers une simplicité troublante. Repris en Avignon en 2021, cet Étranger de Vincent Barraud, reçu avec succès, est à l’affiche, au printemps 2022, à À La Folie Théâtre (>).

      L’Étranger de Camus fait partie de ces textes devenus classiques qui ne cessent d’interroger la condition humaine et le rapport à la société grâce à la portée universelle d’une expérience singulière transposée dans un récit fictif. Comme tant d’autres textes narratifs adaptés pour le théâtre, il pique lui aussi la curiosité des metteurs en scène et des comédiens. Si sa relative longueur conduit naturellement à faire des coupes, il semble en même temps inviter de lui-même à une création scénique à la manière de ces « monologues » tels que La Nuit juste avant les forêts de Lagarce conçue comme une longue réplique adressée implicitement à un lecteur/spectateur inscrit dans un tissu narratif par des indices tant soit peu ambigus qui renvoient à une situation d’énonciation située dans le présent de narration. Énonce sur scène dans une intimité troublante, le discours de Meursault apparaît, quant à lui, comme une confession improbable au regard de sa condition de condamné à mort qui attend dans sa cellule la mise à exécution de la peine capitale. La transposition scénique de ce discours métaphysique par Vincent Barraud questionne précisément ce rapport improbable avec les spectateurs venus ainsi assister à une profession de foi athée qui dénonce les artifices de la société bourgeoise.

 

      Le récit, comme son adaptation pour le théâtre, commence par ces phrases bouleversantes devenues célèbres : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Il se poursuit jusqu’à la révolte de Meursault contre l’aumônier venu le rejoindre dans sa cellule pour le réconforter ou bien tenter d’éveiller en lui un sentiment pour la religion. Si ce récit progresse, étape par étape, de façon linéaire, le narrateur se charge en même temps de restituer des propos d’autres personnages en créant des situations dialoguées : celles-ci étayent son argumentation en mettant à plat les interprétations de ses actes, avancées notamment lors du procès et faussées par les convictions moralisatrices de la société bourgeoise qui détient le pouvoir de mort sur sa vie. Cette polyphonie inscrite dans le récit de L’Étranger se prête d’emblée à une mise en voix nuancée qui infléchit la prétendue insensibilité de Meursault considéré comme un témoin impartial de son destin, comme celui qui se contente le plus souvent de rapporter les faits et propos tels quels sans se laisser aller à formuler des jugements moraux. Pour peu que la technique narrative adoptée par Camus oblige le lecteur à appréhender lui-même les faits racontés, le passage de ce récit à la scène amène naturellement le metteur en scène et le comédien à cette même démarche herméneutique, à ceci près que les enjeux esthétiques et philosophiques de ce passage à la scène sont ici d’autant plus considérables que le travail de mise en scène ne saurait les contourner pour se couler dans le processus d’objectivation poursuivi par Camus.

L’Étranger, par Vincent Barraud © Pascal Nottoli

      La scénographie campe le comédien dans un face-à-face brute avec les spectateurs désarçonnés par la proximité du personnage qui se livre peu à peu à eux dans sa solitude de condamné à mort. Une simple chaise et une grande bouteille d’eau en verre sont les seuls accessoires qui jonchent le vide existentiel de ce prisonnier sorti paradoxalement paradoxalement comme invité à faire son récit de vie. Si l’absence d’adresse directe voile cette entreprise ambiguë de tant de mystère que de sentiments de malaise, une lumière constante qui éclaire fortement le comédien tout au long de sa performance le met brutalement à nu comme lors d’un interrogatoire, comme si les spectateurs devaient in fine réévaluer la sentence tombée et l’état psychique de Meursault en proie à son ultime crispation métaphysique dont ils supposent qu’elle précède de peu son exécution : la bouteille dont il boit au reste çà et là sans la finir semble même fatalement traduire cet écoulement implacable du temps tant vers la fin du spectacle que vers le dénouement de son récit et sa mort prochaine.

      On décèle en même temps quelque chose de doux dans la voix de Vincent Barraud qui nous persuade inlassablement que Meursault a retrouvé l’apaisement après la visite de l’aumônier et qu’il attend désormais sa mort dans l’indifférence du monde extérieur. Le comédien ne laisse cependant pas de mimer ceux dont il rapporte les propos et d’imiter ainsi leur voix. Son Meursault paraît dès lors moins « taciturne » et « renfermé » que ne le dépeint le procureur, dans la mesure où ses mises en voix dramatiques d’autres personnages le conduisent par moments à sortir de sa bulle et à montrer l’émotion que ceux-ci lui inspirent. Si Vincent Barraud interprète la scène de la plage les yeux fermés et le bras droit tendu vers la salle, comme si Meursault la revivait une seconde fois, il restitue avec véhémence le discours du procureur ainsi que sa colère noire provoquée par l’aumônier. Son personnage s’empreint d’une certaine sensibilité délicate qui trahit moins le mépris de la bien-pensance de la société bourgeoise que l’aspiration à vivre la condition d’homme sans se sentir obligé de se couler dans des stéréotypes d’emprunt de bons sentiments.

      L’Étranger de Camus adapté par Vincent Barraud représente un remarquable travail de maturation vers une performance épurée, tout à fait convaincante, qui confronte le comédien non seulement à ses spectateurs, mais aussi et surtout à un personnage problématique en proie à un trouble existentiel. Vincent Barraud nous le rend ainsi vivant et doué d’une certaine sensibilité que lui refusent les hérauts de la société bourgeoise.